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Le sens d’une élection

22/03/2012 | par Marc Crépon | dans Politique | 3 commentaires

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Comme on pouvait s’y attendre à l’approche des élections, la voix de ceux qui lui contestent toute légitimité politique ne laisse pas de se faire entendre à nouveau. Mais qu’est-ce qui fait au juste le sens d’une élection ? A supposer qu’on s’attarde sur les différents processus électoraux de ces dernières année, (en Côte d’Ivoire, en Hongrie, en Tunisie et en Egypte, en Russie et au Sénégal), il convient déjà de distinguer trois cas de figure : Il y a d’abord celles qui ont souffert de graves irrégularités — et dont la contestation des résultats donne lieu au cycle infernal de la protestation et de la répression. Truquées, faussées, ces élections nous apprennent toujours deux choses : d’abord qu’aux yeux des systèmes autoritaires, le désir d’élections libres, dépourvues d’irrégularités est un désir subversif. Contrairement à ce qu’affirme le philosophe Alain Badiou, elles nous rappellent que ce désir peut-être au principe d’un mouvement d’émancipation et non, comme il le dit à propos des révolutions arabes de l’an passé, qu’elles ont pour seule vocation de l’étouffer et de l’enterrer. Ensuite, elles soulignent comme une évidence que les élections ont effectivement le pouvoir de changer les choses. Si leurs résultats sont truqués, si les médias sont contrôlés, manipulés, si les journalistes sont inquiétés, sinon pourchassés ou assassinés, quand ils dénoncent ces irrégularités, c’est que le pouvoir redoute ce qui pourrait advenir par le biais d’élections régulières. En d’autres termes, les élections, lorsqu’elles sont libres et qu’elles respectent le pluripartisme ne sont pas, par essence, un instrument de l’oppression, mais, par essence, celui de sa contestation.

Mais il existe aussi des élections dont la légitimité et la régularité ne sont pas remises en question et qui conduisent effectivement au pire. Il y a alors deux façons de les envisager. Soit on soutient qu’il aurait été préférable qu’elles n’aient pas lieu, sans avoir au demeurant le pouvoir de les empêcher et sans préciser non plus ce qui devrait s’y substituer, sinon peut-être une hypothétique Révolution — celle là même dont certains supposent qu’elle était en marche en Egypte et en Tunisie et dont les processus électoraux sont accusés d’avoir brisé l’élan. Soit on reconnaît que le pire pouvant arriver, toute abstention qui s’abstient de s’y opposer revient à le favoriser. Puisqu’il y a élection, dira-t-on alors, il faut voter, dès lors que tous les résultats ne se valent pas. Autant dire que cette alternative est elle-même parlante. Elle signifie que loin d’être mécanique, le vote relève d’un calcul, chaque fois que le pire est possible. C’est pourquoi le succès des populismes nationalistes et xénophobes en Europe n’est pas un argument contre le suffrage universel, mais en sa faveur. S’il est l’arme que leurs leaders utilisent pour parvenir au pouvoir, il doit être possible de la retourner contre eux. Il n’y a pas de fatalité à ce qu’il leur apporte la victoire — sauf à supposer que le vote du peuple (en quelque sens qu’on l’entende) est déjà captif. Mais pour supposer ainsi que tout est perdu d’avance et que par conséquent, le populisme est imparable, parce que rien ne saurait contrer la puissance des affects qu’il mobilise, il faut postuler une image très singulière de ce même « peuple » — l’image platonicienne d’un gros animal irrationnel, pour lequel il n’existe que deux alternatives : s’abandonner aux sirènes du populisme ou être dressé par la discipline implacable d’un mouvement révolutionnaire qui lui impose sa vérité.

Reste enfin un troisième cas de figure : celui d’élections, dont le résultat n’est pas contestable (parce qu’il ne s’est accompagné d’aucunes irrégularités — ni bourrage des urnes, ni truquage des chiffres, ni intimidation des électeurs ou des candidats) et dont l’issue ne génère aucune forme de violence particulière (ni bains de sang, ni arrestations arbitraires, ni élimination des opposants). Elle ne se traduit pas, dans les semaines qui suivent la victoire des uns et la défaite des autres, par une restriction brutale des droits et des libertés ni par l’incrimination brutale d’une partie de la population. Elle n’a pas pour effet d’imposer au peuple une « Doctrine » (avec un grand D), une « Idée » (avec un grand I), une « Vérité » (avec un grand V), à laquelle il serait tenu de soumettre son entendement et sa volonté. Deux traits, autrement-dit, la distinguent des cas de figure précédents : la régularité qui garantit seule la liberté du choix et l’absence de violence qui traduit, de part et d’autre, l’acceptation du résultat, en même temps qu’elle la rend possible.

Il y a bien des façons de reconnaître une légitimité au processus électoral. Aucune pourtant n’est plus convaincante que la violence qu’il est censé permettre d’éviter, lorsqu’il est respecté. Sans doute, le pire est toujours possible — et il arrive que des élections tournent mal. Nulle part, le premier et le second des cas de figure ne sont exclus (la fraude a priori et la brutalité a posteriori), mais les élections n’ont pas d’autre principe que d’être un pari sur l’absence de violence. Voilà leur essence : elles sont faites pour l’éviter. Et lorsque, partout dans le monde, il se trouve des hommes et des femmes pour les réclamer, dans la rue, au risque de leur vie, pour dénoncer les fraudes, la manipulation, la confiscation des résultats, c’est cet évitement qu’ils espèrent et c’est à la paix civile qu’ils aspirent — une « paix » qui, pour autant, ne signifie aucune compromission avec l’oppression, aucune résignation à l’injustice. Il est dommage que ceux qui invitent à se détourner des élections fassent mine de l’oublier.

 

Marc Crépon

Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, Marc Crépon, né en 1962, est directeur de recherches au CNRS. Il dirige actuellement le département de philosophie de l'Ecole Normale Supérieure. Il a publié récemment en 2008 La culture de la peur, I. Démocratie, identité, sécurité (éd Galilée), La guerre des civilisations (éd. Galilée, 2010) Le consentement meurtrier (éd du Cerf, 2012) et enfin Elections. De la démophobie (Hermann, 2012).

 

 

Commentaires

Un salutaire rappel du sens profond des élections démocratiques : « Et lorsque, partout dans le monde, il se trouve des hommes et des femmes pour les réclamer, dans la rue, au risque de leur vie, pour dénoncer les fraudes, la manipulation, la confiscation des résultats, c’est cet évitement qu’ils espèrent et c’est à la paix civile qu’ils aspirent — une « paix » qui, pour autant, ne signifie aucune compromission avec l’oppression, aucune résignation à l’injustice. »

Merci M. Crépon

Daniel Guillon-Legeay

par Guillon-Legeay Daniel - le 22 mars, 2015


Ayant , pendant des années , participé à la tenue d’un bureau de vote , je l’ai constaté : si  » les vieux  » mettent un point d’honneur à ne rater aucune élection ,  » les jeunes  » – disons les moins de 35 ans – sont nettement plus désinvoltes . Je ne sais pas si mon constat personnel correspond à un phénomène général . Mais si c’était le cas, il y aurait pas mal de questions à se poser , non ?

par Philippe Le Corroller - le 23 mars, 2015


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