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La question de la laïcité en 2012

6/04/2012 | par Jean-Claude Monod | dans Art & Société

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La laïcité est à la fois le nom d’un cadre juridique précis et le nom d’un principe, d’une idée dont l’extension n’est pas fixée une fois pour toutes. Le cadre est connu, parfois mal connu ou sciemment mal interprété : il est défini par les lois de 1905. Mais cette loi donne corps à des principes qui ont été formulés ou approchés au cours des siècles précédents, face aux guerres civiles confessionnelles et dans la poussée vers une nouvelle pensée du droit naturel, incluant le droit à la liberté de conscience et à la liberté religieuse. La loi de 1905 a été pensée par ses promoteurs même comme le prolongement d’un processus auquel avaient contribué de multiples initiatives historiques : les efforts des Encyclopédistes pour construire un savoir fondé sur ses exigences propres et délié de l’obligation de conformité à des Ecritures saintes,  ceux des rédacteurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui opéraient une disjonction entre citoyenneté et confession et reconnaissait à chacun le droit à pratiquer librement sa religion, ceux des juristes qui avaient construit un droit civil, notamment dans le domaine du mariage, détaché de toute nécessité d’allégeance à des croyances ou à des rites religieux déterminés, ceux des promoteurs de l’école républicaine enfin, qui avaient donné force institutionnelle à un enseignement refondé sur le principe de l’esprit critique, du doute et de la mise en suspens des appartenances confessionnelles.

 

Considéré comme processus, la laïcité a bien comporté des moments d’affirmation de soi sur un mode critique et polémique vis-à-vis de l’emprise des religions dans la vie sociale et politique, et plus spécifiquement de la religion qui était en position d’asseoir une telle hégémonie, l’Eglise catholique. Mais considéré comme dispositif juridique, la laïcité est et doit être essentiellement « neutre », ce qui signifie que l’Etat ne peut favoriser ni défavoriser aucun culte, aucune religion, et que la laïcité ne peut ni ne doit se montrer « négative » ni « positive » à l’égard d’une religion par rapport à une autre, ni en faveur ou en défaveur de la religion en général… ou de l’athéisme.

 

Il y a ainsi toujours eu une double face de la laïcité, un versant de critique de l’hégémonie religieuse-cléricale et un versant de neutralité étatique-républicaine. L’opposition à la laïcité d’une part toujours plus réduite du catholicisme prenait ombrage des deux dimensions à la fois : de la première parce que la pointe critique du « combat pour la laïcité » a été longtemps dirigée contre cette religion effectivement hégémonique dans l’espace national,  de la seconde parce que la « neutralité de l’Etat » rompait avec l’idée d’un Etat confessionnel ou d’un Etat accordant des privilèges publics à la « religion de la majorité des Français ». L’extrême-droite a longtemps été le vecteur de cette réaction à la laïcité, ainsi qu’une partie de la droite.

 

Les complications et les confusions de la situation actuelle de la laïcité, y compris dans la façon dont celle-ci est invoquée dans l’actuelle campagne présidentielle, tiennent à la superposition, à ce « champ de forces » initial, de nouvelles données. D’abord, la critique de l’hégémonie religieuse sur la vie sociale « totale » des individus vise tendanciellement moins, aujourd’hui, le catholicisme que l’islam. A cela il y a des raisons « objectives » : d’un côté, l’acceptation du cadre laïc par le Vatican, les effets de Vatican II et la relative perte d’influence du catholicisme dans l’ensemble de la vie sociale française, de l’autre, l’existence dans l’islam européen d’un courant à la fois très minoritaire et très offensif qui rejette et/ou cherche à « grignoter » le cadre laïc en le décrivant comme un cadre « impie ». Face à cette donne nouvelle, l’extrême-droite a réalisé une volte-face sur la laïcité : plutôt que de continuer à vouer aux gémonies ce cheval de Troie des francs-maçons, des Juifs et des Protestants (selon la présentation coutumière, de Maurras  à la branche intégriste du FN), le FN brandit aujourd’hui la laïcité comme étendard contre le péril de l’islamisation de la nation française. On n’a guère de peine à discerner derrière cette « défense » de la laïcité les mots d’ordre repeints à neuf de la « défense de l’Occident »… chrétien contre les «envahisseurs » sarrazins. Ce faisant, la dimension de neutralité, consubstantielle à la laïcité juridique, est laissée de côté, et l’esprit de la xénophobie maurrassienne peut continuer de souffler dans la hantise d’une « prise de pouvoir par les minorités et les métèques », plus tant juifs et protestants que musulmans. Malgré la volte face stratégique, il est donc excessif de considérer Marine Le Pen comme profondément « laïque » quand elle se montre seulement « anti-musulmane ». Il est vrai qu’en prônant, de son côté, une « laïcité positive » à l’égard des religions en général et du catholicisme en particulier, et en déclarant que l’instituteur ne serait jamais l’égal du curé ou du pasteur pour la transmission de certaines valeurs, le Président Sarkozy avait lui-même abandonné le principe de la neutralité laïque. Dans un premier temps, cet abandon s’était doublé d’une tentative d’organisation par le haut de l’islam de France ; mais en temps de campagne, la concurrence de Marine Le Pen met au rencard cette velléité napoléonienne d’organisation du culte pour une partition empruntée au FN sur une éventuelle prise de contrôle de la société française par la minorité musulmane, jusque dans nos assiettes. La volte-face, ici, a pris quelques jours, N. Sarkozy déclarant d’abord la polémique sur la viande halal, lancée par Marine Le Pen, « dénuée  de tout fondement », avant d’y voir une préoccupation majeure pour les Français.

 

Cependant, en craignant de paraître « cibler » l’islam et tomber à son tour dans un usage xénophobe de la laïcité, la gauche ne risque-t-elle pas d’abandonner à son tour une part de la laïcité comme dispositif juridique tout en désinvestissant le terrain de la critique de l’hégémonie religieuse ?

 

Le cadre juridique est une chose, les perceptions liées à l’évolution interne aux différentes religions ou à leur poids respectif dans tel ou tel pays, aux tensions entre sécularisation et affirmations théocratiques ou intégristes en sont une autre, qu’on ne peut cependant royalement ignorer comme si rien n’avait changé entre 1905 et aujourd’hui.

 

Ainsi, plusieurs faits d’ordre différents suscitent des interrogations qui peuvent relever du champ d’application de la laïcité mais qui le débordent également, soit parce qu’ils engagent une situation internationale et des questions de sécurité, soit parce que s’y greffent des angoisses xénophobes liées à l’origine maghrébine ou africaine de nombre des fidèles musulmans : l’importance numérique croissante de l’islam en France sur fond d’un déficit en termes de lieux de culte, le fait qu’en France cette religion dont la présence massive est plus récente  n’ait pas derrière soi les décennies qu’il a fallu au catholicisme pour trouver ses marques dans le cadre laïc sont deux dimensions du temps présent qui engagent une réflexion sur les conditions d’application de la laïcité aujourd’hui. Ainsi, l’absence d’un nombre suffisant de lieux de cultes, les prières dans les rues et les parkings sont des problèmes qui relèvent directement de la laïcité, laquelle « garantit le libre exercice du culte » tout en veillant à ce que ledit exercice ne cause pas de trouble à l’ordre public. C’est la laïcité comme cadre juridique qui est ici sollicitée et qui peut apporter des réponses sans que soit nécessaire de modifier son contenu historique.

 

En revanche, pour un ensemble de perceptions sociales et de questions hétérogènes et irréductibles les unes aux autres, il est difficile de dire si l’on a encore affaire à des phénomènes auxquels il est pertinent de répondre à travers l’affirmation ou la « défense de la laïcité ».

 

Ce qui suscite l’inquiétude, c’est tout à la fois l’impression d’une dynamique d’affirmation de soi de l’islam parfois sur un mode littéraliste (ou prétendu tel) et hostile aux perspectives libérales d’égalisation des conditions entre homme et femme, l’existence, dans le Proche et le Moyen Orient, de courants islamistes – eux-mêmes très divers – parfois en situation politiquement majoritaire, le rôle de pays se posant comme « Républiques islamiques » (Iran, Soudan) ou comme foyers de diffusion d’un islam intégriste (Arabie saoudite), enfin le développement d’un terrorisme se réclamant du djihad et d’une idéologie haineuse à l’encontre des « Juifs et de l’Occident croisé ». Prétendre que ces phénomènes ne concernent en rien la laïcité est, à l’évidence, une manière de fuir la réalité : d’une part, le rejet de la laïcité et plus généralement du « sécularisme » moderne est partie prenante de l’islamisme, d’autre part, la circulation des personnes , des idées et des motifs de propagande interdisent de penser que ces phénomènes n’ont pas d’effets transnationaux et donc également nationaux. Mais inversement, constituer ces phénomènes en prisme exclusif pour interpréter « l’islam au quotidien » en France est aussi erroné que dangereux, nourrissant une culture du soupçon et de l’hostilité à l’encontre de l’islam en général. La tâche des partis démocratiques, qui devraient être attachés à la fois à la  défense de la laïcité et au refus de la stigmatisation à relents xénophobes d’une minorité confessionnelle, est donc délicate, complexe, exigeante. Cette tâche ne peut suivre que le cap suivant : affirmer la laïcité sans rien concéder sur sa rigueur (concessions qui peuvent procéder de convictions sur le rôle indépassable des religions dans la vie sociale aussi bien que d’une mauvaise conscience post-coloniale ou d’un anti-racisme mal compris), mais sans la dévoyer, sans la redéfinir sur un mode « identitaire » anti-musulman (ce qui reviendrait en outre à la trahir en abandonnant son exigence axiale de neutralité). La gauche est sans doute tendanciellement guettée par le premier risque, la droite par le second. Mais à suivre la campagne des principaux candidats, il me semble que Jean-Luc Mélenchon, François Hollande et François Bayrou sont parvenus à tenir ce cap. En revanche, passé de la « laïcité positive » à la polémique artificielle sur la viande halal, Nicolas Sarkozy est tombé de Charybde en Scylla.

 

Jean-Claude Monod

Jean-Claude Monod est chercheur au CNRS (Archives Husserl) et enseigne à l’École Normale Supérieure (Ulm). Ses travaux portent principalement sur la philosophie allemande post-hégélienne et la philosophie politique, en particulier sur la question des rapports entre politique, religion et modernité. Il a publié notamment La Querelle de la sécularisation, de Hegel à Blumenberg (Vrin, 2002), Penser l’ennemi, affronter l’exception. Réflexions critiques sur l’actualité de Carl Schmitt (La Découverte, 2007), Hans Blumenberg (Belin, « Voix allemandes », 2007), Sécularisation et laïcité (PUF, 2007).