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L’épistémologie au procès

28/05/2012 | par Mathias Girel | dans Science & Techno | 1 commentaire

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Les sciences et leurs applications sont naturellement au coeur des choix démocratiques, qu’il s’agisse d’énergie, d’agroalimentaire, de décisions stratégiques en matière de recherche et d’innovation. On discute les sciences, on en dispute aussi. Pour autant, tout débat autour des sciences est-il un débat sur la science et au profit de la science ? Loin s’en faut.

On observe en effet actuellement, dans plusieurs Etats américains, une forme de guérilla juridique portant sur la définition de la science elle-même, dans des textes encadrant les programmes éducatifs. Par exemple, dans le Missouri, le projet de loi HB1227, à l’examen depuis janvier 2012, aurait pour effet de dicter un traitement égal de l’évolution et de l’Intelligent Design (ID). Dans ce cadre, il propose une ahurissante redéfinition de la notion de théorie scientifique elle-même : « une explication inférée à partir de phénomènes incomplètement compris, portant sur l’univers physique, et qui se fonde sur une connaissance limitée, dont les composantes sont des données, la logique et une philosophie reposant sur la foi [sic]. » On comprendrait mal une telle définition, qui vaudrait sans doute une mauvaise note à un élève de première année d’épistémologie, si on ne voyait pas qu’elle a pour but de réduire caricaturalement la théorie de l’évolution à ses présupposés matérialistes et d’inscrire l’Intelligent Design dans une certaine normalité, puisqu’à ce compte sa seule différence serait de reposer sur une autre « foi ». Symétriquement, le cadre évolutionniste sort bien affaibli – le créationnisme de l’ID bien renforcé – de la définition de  l’hypothèse, tout aussi étonnante : « une théorie scientifique reflétant une opinion scientifique minoritaire, qui peut ne peut pas être acceptée parce que c’est une idée nouvelle, qu’elle contient des arguments logiques fautifs, n’est pas soutenue par des données, repose sur des quantités importantes de données contradictoires, ou manque de popularité philosophique. » La théorie scientifique, du point de vue des législateurs et au mépris des usages reçus, n’est alors qu’une forme particulièrement risquée d’hypothèse. Mais le risque n’est pris que par l’évolution, car on devine que l’hypothèse de l’ID aurait tôt fait d’être reconnue comme théorie scientifique si elle n’était pas cantonnée dans une position « minoritaire » par « l’orthodoxie » darwinienne. Ce genre de tentative pourrait faire sourire, surtout avec le confort qu’apporte la distance, si elle ne se présentait pas dans de nombreuses juridictions. Pourquoi le législateur tente-t-il, sur plusieurs fronts, de fabriquer une telle épistémologie ?

Le déterminant le plus important tient à ce que la justice a eu à se prononcer sur le type de science qui est enseigné à l’école. Ce fut le cas à plusieurs reprises aux États-Unis, depuis le procès dit du « Singe » (1925) et dans tous ceux qui ont engagé l’évolution. Or, dans les procès récents, les disputes ont porté sur ce que les philosophes des sciences appellent des arguments de « démarcation », c’est-à-dire des arguments permettant de séparer les sciences des pseudo-sciences. Depuis le procès McLean vs Arkansas (1981-1982), les créationnistes puis les tenants de l’Intelligent Design ont été constamment condamnés, au nom d’arguments explicitement empruntés à Karl Popper (la théorie qu’ils proposent est-elle réfutable ?) ou à Carl Hempel (leur théorie présente-t-elle les grands traits de l’explication scientifique, en particulier de faire remonter les phénomènes à des lois ?). Bref, une certaine philosophie des sciences a décidé de sorts de justiciables devant des juridictions américaines. Le but des juges, dans cette série de procès, était à chaque fois le même : montrer que la matière que les opposants de l’évolution tentaient d’introduire en classe n’était pas de la science, mais avait en revanche tous les traits d’une pseudo-science, et … avait de ce fait toutes les chances d’être une forme déguisée de religion. Or, il était particulièrement important d’établir ce point, car si la société américaine est profondément religieuse, pour des raisons historiques réaffirmées par la Cour Suprême en 1947 et 1968, sa Constitution interdit que l’école publique soit instrumentalisée au profit d’une dénomination religieuse et au détriment d’autres. Il n’y a pas de religion établie aux États-Unis et de ce fait s’est constituée une forme de laïcité qui ne consiste pas tant dans l’absence de la religion de la vie publique que dans le fait qu’aucune ne doit être en situation de monopole sur les esprits. Bref, s’il y a eu, dans et autour du tribunal un débat sur la science, ce débat a eu lieu non pas pour des raisons strictement épistémologiques, mais en fonction d’un cadre constitutionnel et d’intérêts précis.

Le texte par lequel nous avons commencé est la tentative de revanche du créationnisme : puisqu’il a été condamné au nom d’arguments épistémologiques, le but est maintenant de faire changer la signification du mot « science » dans les textes de lois, pour éviter de nouvelles condamnations analogues.

De la sorte, on voit nettement que tout débat sur la science n’est pas forcément un débat scientifique et encore moins un débat en faveur de la science. Il semble, plus largement que ce type de stratégie soit lourd de trois types d’enseignements : il manifeste tout d’abord que la science reste, quoi qu’on en ait, encore une autorité, que l’on cherche à capter. Il montre ensuite qu’une résistance à ce type d’instrumentalisation est assez peu envisageable sans une maîtrise minimale de l’histoire des sciences, qui doit faire partie du bagage démocratique. Pour ces deux raisons, qui sont tout aussi valides des deux côtés de l’Atlantique, il serait naïf de croire que nous serions, de ce point de vue là, mieux protégés que nos voisins américains face à des instrumentalisations analogues, dussent-elles se présenter dans d’autres champs.

 

Mathias Girel

Agrégé et docteur en philosophie, Mathias Girel est maître de conférences à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, dont il est également ancien élève. Il y dirige le Centre Cavaillès, ainsi que le Centre d’archives en Philosophie, Histoire et Edition des Sciences (CAPHES). Spécialiste de philosophie américaine, et en particulier du courant pragmatique, il est l’auteur de Science et territoires de l’ignorance (éd. Quae, 2017) et bientôt de L’Esprit en acte (éd. Vrin, 2021). Il a également publié l’édition française de Golden Holocaust de Robert Proctor (éd. Les Equateurs, 2014).