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Dialogue, invention grecque ?

22/06/2012 | par Elizabeth Antébi | dans Monde | 2 commentaires

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« Mon mot préféré dans la langue française ? Un mot d’origine grecque – dialogue« , répondait l’écrivain Vassili Alexakis dans un dialogue sur Canal Académie. Le dialogue est-il pour autant une invention grecque ?

L’affirmer serait peut-être présomptueux. Mais est–il si indifférent de constater que théâtre, démocratie, philosophie et … monnaie sont nés en Grèce à peu près au même moment ?

L’interrogation d’un monde qui vous est étranger, une certaine manière de se mettre à la place d’autrui, et même de l’ennemi vaincu comme le firent Eschyle dans Les Perses (473 av. J-C) ou Euripide dans Les Troyennes ne sont-ils pas le propre de l’apport des Grecs à l’Occident et même au monde ? Ainsi que la manière de donner la parole aux citoyens et d’instaurer des lois pour protéger le faible, auxquelles  tous peuvent faire appel de façon contradictoire ?

Le théâtre est en effet né du culte de Dionysos et des dithyrambes chantés pour célébrer les héros grecs. Au VIème siècle av. J-C, rapporte la tradition, l’acteur Thespis inventa le protagoniste ou premier acteur, qui parle tandis que le choeur chante. Nous sommes alors entre monologue et dialogue. Tout se précipite, Eschyle inventant le deutéragoniste (donc un dialogue à deux, ponctué par le choeur) et Sophocle le tritagoniste – avec le « troisième oeil » qui permet d’exprimer une opinion plus nuancée. Le premier concours de tragédie avait été instauré par Pisistrate (538 av. J-C) : les dialogues prennent  vite une tournure politique, et celle d’une discussion fort originale dans le monde antique entre l’homme et les dieux : Antigone en est bien entendu le point culminant.

Au cours du même VIème siècle av. J-C à Athènes, à la suite des lois de Dracon contre le meurtre (620) – lois « draconiennes » -, un dénommé, Solon (archonte de -594 à -593) enclenche une véritable réforme constitutionnelle conduisant à la démocratie.  Il crée en particulier le tribunal populaire de l’Héliée où tout un chacun peut en appeler à la loi. En 508, Clisthène crée au sens propre la démo-cratie : un citoyen athénien ne se définit plus par rapport à sa richesse, mais selon son « dème » – circonscription administrative ou commune.

Ce VIème siècle voit enfin  l’essor de la philosophie (amour de la sagesse)  avec les pré-socratiques Héraclite, Parménide ou  Pythagore, dialoguant avec un cosmos qui les éblouit , suivis au Vè siècle par  la « maïeutique » (art d’accoucher les esprits)  socratique et les dialogues de Platon.

Sans oublier, toujours à la même époque les voyages et « reportages » d’Hérodote et la création d’une monnaie commune permettant le commerce – donc une certaine forme de dialogue avec ce qui vous est inconnu.

Soucieux de l’immédiat, sommes-nous en train de perdre cet héritage précieux et si fragile ? L’irruption du moi « haïssable » selon Blaise Pascal, des émotions régulatrices de la pensée moderne, ne nous tirent-ils pas à nouveau vers le monologue, fût-il « du vagin » comme le proclame une pièce de théâtre à succès (Eve Ensler 1996) ? Ou vers le dithyrambe des pouvoirs établis, avec des mots tout faits comme « respect » et « tolérance » enclenchant des réactions aussi automatiques que non réfléchies ? L’injure, la mise à l’index ne se substituent-elles pas à l’écoute et à la réflexion, à la mise en cause de soi-même pour mieux progresser ?

Ne serait-il pas temps de privilégier une  forme de dialogue intérieur qui s’oppose au soliloque ?

 

Elizabeth Antébi

Docteur en histoire des sciences religieuses (EPHE), universitaire, journaliste, Elizabeth Antébi a publié une dizaine de livres et a réalisé plusieurs téléfilms. Fondatrice du Festival Européen Latin Grec qui en est en mars 2015 à sa 10ème édition (www.festival-latin-grec.eu), elle a enseigné le latin au Lycée Français de Düsseldorf, où elle vit et tient une chronique hebdomadaire, "Le Génie de la Langue", dans le Petit Journal.com. Vous pouvez retrouver plus de détails sur son blog personnel http://associationfortunajuvat.wordpress.fr.

 

 

Commentaires

Elizabeth Antébi s’interroge: « L’irruption du moi « haïssable » selon Blaise Pascal, des émotions régulatrices de la pensée moderne, ne nous tirent-ils pas à nouveau vers le monologue, fût-il « du vagin » comme le proclame une pièce de théâtre à succès (Eve Ensler 1996) ? »

Même si j’apprécie l’intention générale de votre texte, ce passage précis me semble manquer de finesse (alors que vous invoquez Pascal) et aller à l’encontre de votre discours. D’abord il n’y a pas un mais des monologues dans cette pièce, de nombreuses voix, interrompues, entrecoupées, qui assemblées devant le spectateur, peuvent justement aboutir à un discours plus nuancé, malgré ses défauts, malgré ses maladresses (ne serait-ce que dans le titre, par manque de mots adéquats), par des polygonistes. De plus, la plupart des femmes virtuelles que nous fait entendre la pièce, sont des personnes niées dans leur corps, dans leur identité, par la société, leurs proches, leurs propres préjugés et qui prennent la parole, non pas de façon strictement égoïste, non pas pour conquérir une célébrité passagère, mais comme une libération partielle qui peut en entraîner d’autres, chez elles et chez les spectateurs. En dépit des réserves que j’ai sur leur contenu, je considère donc que les « Monologues du Vagin » sont une invitation à la discussion et au débat, et j’ai pu constater leur effet sur des audiences variées.

par Antoine Québéret - le 19 janvier, 2013


Vous n’avez pas tort sur l’esprit de finesse, dont acte. Peut-être que le propos lui-même et cette réduction de l’être au petit bout de la lorgnette me laissent sans voix.

par Elizabeth Antébi - le 10 février, 2013



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