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Croire à la fin du monde, c’est ne plus y croire

21/12/2012 | par Alexis Feertchak | dans Art & Société

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Le 30 octobre 1938 à 20h, Orson Welles créa le désordre en pleine fête d’Halloween. Dans une émission radiophonique sur CBS, reprenant le scénario de La guerre des mondes de son homonyme H. G. Wells, l’auteur de Citizen Kane annonça à toute l’Amérique que l’armée des martiens avait envahi le New Jersey. Entrecoupée d’intermèdes musicaux ennuyeux, l’émission enchaîna les « bulletins spéciaux » pour faire le point sur l’avancée des martiens et le type d’armes qu’ils utilisaient. Sans que personne n’ait pu le prédire, la fin du monde tombée de Mars approchait à grands pas. A une époque où déjà deux tiers des Américains écoutaient la radio, la panique succéda immédiatement aux annonces de Welles. Les habitants du New Jersey appelèrent CBS pour confirmer les informations, précisant qu’ils avaient effectivement aperçu autour d’eux des hommes verts à la figure menaçante. Le génie d’Orson Welles était né, bien qu’il ait dû payer un million de dollars d’indemnités aux auditeurs qui se cassèrent la jambe dans le désordre martien. Le jour de la fête des morts, Orson Welles fit s’écrouler l’ordre religieusement établi de la fête d’Halloween.

Imaginons maintenant que les radios et télévisons du monde entier fassent de même aujourd’hui, le jour même où les humains ont décidé de jouer à se faire peur en annonçant la fin du monde. Nul doute que la panique qui succéderait à ces annonces serait au moins équivalente à celle engendrée par le désordre martien de Welles.

Il ne faudrait surtout pas voir le même phénomène dans la farce de Welles et les prédications supposées du calendrier maya. C’est même tout l’inverse ! Prenons pour cela une métaphore.

Vous marchez seul dans la rue et, avant d’arriver à un carrefour, vous formulez la prophétie suivante : « A l’angle de la rue, je rencontrerai untel de mes amis ». Bien sûr, en franchissant le carrefour, votre ami en question n’apparaît pas. La probabilité était quasiment nulle ! Mais vous avez joué en faisant comme si le hasard au sens religieux de destin supplantait le hasard comme aléa formalisable par des probabilités. Vous avez fait comme si le destin plaçait votre ami au carrefour que vous aviez vous-même fixé. En même temps, après avoir constaté que votre ami ne s’y trouvait pas, vous vous dites : « Je le savais, c’était impossible ». Cette certitude que vous aviez de ne pas le trouver ne vous a pas empêché de jouer avec cette même impossibilité ! Il serait faux en revanche de dire que la prophétie n’aurait pu avoir d’impact. En effet, si maintenant, tout en ayant fait cette prophétie « Dans dix mètres, je rencontrerai untel », vous le rencontriez effectivement – ce qui est après tout improbable, mais pas impossible – alors vous seriez probablement plus étonné de le rencontrer que si vous n’aviez pas fait cette prophétie, alors même que cette prophétie annonçait cette rencontre. La conclusion est simple : dans certains cas de prophétie, y compris et surtout dans le cas de prophétie de malheur, « croire, c’est ne plus croire » pour reprendre la formule de Jean-Paul Sartre : croire, c’est repousser tel événement funeste en tant que possibilité future en en faisant paradoxalement un événement fixé par le destin pour tel jour et à telle heure. C’est déjà ce qu’exprimait Dostoïevski dans Les Possédés : « Si Stavroguine croit, il ne croit pas qu’il croit. S’il ne croit pas, il ne croit pas qu’il ne croit pas ».

Cette métaphore illustre parfaitement la duplicité complice qui anime la logique du 21 décembre 2012 : en jouant à nous faire peur, nous repoussons la possibilité même de la fin du monde. Les catastrophistes, en croyant à la fin du monde, jamais n’y ont aussi peu cru. Croire, c’est ne plus croire. Si en revanche une catastrophe nucléaire arrivait aujourd’hui, nous serions plus étonnés de celle-ci que si elle arrivait un jour comme un autre.

C’est le propre du religieux de jouer ainsi avec le destin de la fin du monde. Les religions ont toujours participé à cette mise en scène régulière et rituelle de la fin. Mais ne nous y trompons pas, le prophète de malheur et les cérémonies rituelles qui l’accompagnent, sont en réalité une négation de ce qu’ils professent. La question suivante se pose cependant : comment croire quelque chose en sachant que cela se révélera faux ? Comment être dupe de notre propre duperie ? Le psychologue social américain Léon Festinger dans son ouvrage When Prophecy fails (1956) a cherché à comprendre comment des individus réagissent suite à la réfutation d’une croyance à laquelle ils adhéraient fortement. Pour cela, il a suivi le parcours d’un groupe d’ufologistes persuadés de l’imminence de la fin du monde. Continuer de croire, grâce à une rationalisation, à une prophétie qui a échoué permet de réduire la dissonance cognitive qui s’installe dès lors que la réalité contredit la croyance : les prophètes de la fin du monde confondent le temps et la montre. Ils confondent autrement dit la fin du monde et l’annonce de la fin du monde. C’est en quelque sorte l’annonce de la fin du monde qui, précédant cette dernière, l’engendre. Ils se donnent ainsi un pouvoir causal sur l’événement qu’ils annoncent. Y compris le pouvoir causal de réfutation de leur prédiction. C’est parce qu’ils l’ont annoncée que la catastrophe ne se produisit pas ! Le groupe d’ufologistes précisa que le Dieu de la Terre a finalement décidé d’épargner la planète de la destruction. Le cataclysme a été annulé car « le petit groupe, assis toute la nuit, avait répandu tant de lumière que Dieu a sauvé le monde de la destruction ».

Cette forme de prophétie de malheur dont la forme rituelle rappelle les religions archaïques nous paraît appartenir à un folklore dont nous acceptons les règles par jeu. Si nous n’appartenons plus ou peu à cette forme de catastrophisme, il est important de voir que nous pratiquons au jour le jour une autre forme de catastrophisme, celui auquel s’est initié Orson Welles.

Le jeu d’Orson Welles est tout le contraire du jeu Maya ! Là où le religieux repousse la catastrophe en la mettant en scène (comme) pour de vrai pour mieux l’éviter, le cinéaste, en prenant par surprise son auditoire, crée la panique. La différence tient en un point essentiel : là où les rituels de la fin du monde annoncent le jour et l’heure, Orson Welles fait le contraire en annonçant la catastrophe en même temps qu’elle se déroule. En réalité, c’est bien sûr parce qu’il l’annonça que l’on crut qu’elle se réalisait. Le catastrophisme de Welles pourrait porter le nom de spéculation, en son sens étymologique de « miroir » (speculum en latin), notion indissociable de la panique. Un tel catastrophisme fonctionne par autoréalisation : c’est parce que l’on croit que tel événement se produira qu’il se réalise, par un jeu de miroir ou de domino. C’est la rumeur qui enfle dans la foule et qui amène des auditeurs crédules à confondre des enfants déguisés en citrouille avec des envahisseurs martiens. C’est la rumeur d’une baisse du CAC 40 qui fait effectivement baisser le CAC 40. Ce catastrophisme des agents financiers a fait l’objet en 2012 d’un très beau livre du philosophe Jean-Pierre Dupuy que l’on connaissait jusqu’ici pour son concept de catastrophisme éclairé : entre le prophète de malheur et le financier qui ne voit pas venir la catastrophe, le catastrophiste n’est pas celui auquel on pense !

Ce que le 21 décembre 2012 cache derrière le folklore de Bugarach, c’est que de la fin du monde, nous ne connaissons ni l’heure ni le jour, ce que l’Evangile de Saint-Marc avait noté avec pertinence. Croire aujourd’hui à sa fin en ce 21 décembre, c’est repousser la réalité d’une menace qui est fort nouvelle pour nos civilisations : par son développement exponentiel, l’humanité se met en péril. Et c’est justement parce que nous ne savons pas quand viendra le danger que le péril est aujourd’hui très grand. Jorge Luis Borges, le grand poète métaphysicien annonçait déjà : « L’avenir est inéluctable, mais il peut ne pas avoir lieu, Dieu veille aux intervalles ».

 

Alexis Feertchak

Journaliste, Alexis Feertchak est chef de service au Figaro, chroniqueur pour le magazine Conflits et rédacteur en chef du journal iPhilo, qu'il a fondé en 2012. Diplômé de Sciences Po Paris et licencié en philosophie de l'Université Paris-Sorbonne après un double cursus, il a été pigiste pour Philosophie Magazine et a collaboré pour l'Institut Diderot, think tank de prospective. Suivre sur Twitter : @Feertchak

 

 

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