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Qui sont nos ennemis au Mali ?

30/01/2013 | par Alexis Feertchak | dans Monde | 3 commentaires

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Il est toujours difficile de parler de la guerre tant cette réalité paraît loin de nos sociétés occidentales, surtout européennes. Comme le disait Luc Ferry dans iPhilo il y a quelques semaines, l’idée de donner sa vie pour son pays n’est plus à l’ordre du jour.

L’opération au Mali, si brève et si éloignée de nous, ne contredit pas cette réalité.

Si les Français dans leur grande majorité font front pour soutenir nos soldats, gauche et droite confondues, nous avons bien du mal à imaginer la tête que peuvent avoir nos ennemis. Suivant les termes employés par la presse et par la communication du Ministère de la Défense, notre imaginaire fait varier leur figure. Le touareg nous paraît enraciné dans la terre malienne, drapé dans un foulard ; il en faudrait de peu pour l’imaginer sur un dromadaire. Le terroriste nous paraît bien plus dangereux et nous imaginons en arrière-plan la figure de Ben Laden, la seule que nous connaissions vraiment. Nous l’imaginons aussi bien caché à Tombouctou que retranché dans un complexe gazier d’Algérie. Le rebelle fait lui penser aux blugbusters américains, aux mercenaires armés de kalachnikov, aux diamants et à la coke mélangée à de la poudre de balle. In fine, nous sommes un peu perdus pour donner un portrait-robot de notre ennemi. Il apparaît pourtant essentiel que les opinions publiques européennes, lors d’opérations extérieures, puissent en avoir une idée précise de sorte à comprendre également les finalités de celles-là.

Or, ce qui nous trouble déjà, c’est l’échelle du combat. Celui-ci s’inscrit-il dans la guerre lancée contre le terrorisme mondial, comme un prolongement de l’Afghanistan ? Ou plutôt dans le prolongement des guerres de décolonisation lorsque les anciens colonisateurs ont tracé en Afrique des frontières absurdes, en tirant avec une règle des grands traits sur une carte ? Ce qui est sûr en tout cas, c’est bien que nous oscillons sans cesse entre l’échelle locale et l’échelle globale, perdant du même coup le sens donné à cette lutte armée qui engage de nombreux acteurs entre d’une part les Touaregs, eux-mêmes très divers, qui souhaitent l’indépendance du Nord Mali et dont certaines fractions fricottent avec l’islamisme, et les djihadistes, avec en leur sein les représentants d’Al-Qaïda, l’AQMI, et dont les combattants ne viennent pas seulement du Mali, mais également de Libye.

Il est toujours difficile d’en appeler à Carl Schmitt tant son intelligence exacerbe le dégoût ressenti pour son engagement nazi, qu’il ne regretta jamais. Et pourtant. Pensons à son célèbre texte sur la théorie du partisan, ce combattant irrégulier qui prend le jus in bello à contre-pied pour gagner à l’usure contre un adversaire qui le dépasse largement. Le partisan éradique les différences conceptuelles que l’art de la guerre a posées : les différences entre le combattant et le civil ou entre le champ de bataille et l’arrière-front sont abolies. Pensons aussi à la distinction que fait Carl Schmitt entre le partisan tellurique et le partisan révolutionnaire : quand le premier se bat à l’échelle locale pour protéger sa terre, le second se bat à l’échelle mondiale pour renverser l’ensemble interétatique tout entier. Ce que l’opération au Mali montre très bien, tout autant que l’Afghanistan ces dix dernières années, c’est le double statut de nos ennemis, qui sont à la fois telluriques et révolutionnaires. D’autant que les islamistes sont mondialisés : ils sont imprégnés de la culture révolutionnaire occidentale. Clausewitz montrait bien cette montée aux extrêmes vers une absolutisation de la guerre : « la guerre est un caméléon ». Elle peut prendre en l’espace d’un instant, parfois en même temps, la figure d’une « petite guerre » ou celle d’un conflit généralisé.

Concernant le Nord Mali, il ne faut pas oublier que la guerre n’a pas éclaté subitement il y a quelques semaines, mais que le conflit s’enracine dans une histoire particulière depuis quelques années. L’anthropologue britannique Jeremy Keenan (SOAS University London) a eu des mots très durs sur la politique occidentale vis-à-vis de ce qu’il a appelé le second front du terrorisme dans un article de 2006 de la revue Foreign Policy : « Ironiquement, l’objectif de combattre les terroristes sur un territoire qui n’en comptait aucun pourrait au bout du compte produire les activités et les mouvements que le gouvernement américain avait initialement l’intention d’éradiquer ». Sillonnant le Sahara depuis 1964, Jeremy Keenan est une personnalité internationalement réputée pour sa connaissance du désert et de ses tribus targuies (touaregs en arabe). En 2008, alors que le mandat de George W. Bush arrivait à sa fin, il notait dans la revue d’intelligence Menas, dont il rédigeait les analyses consacrées au Sahara : « Rares sont les endroits au monde qui ont été autant sujets à désinformation que le nord du Mali et sa frontière avec l’Algérie. Il est vrai que c’est le point focal de l’administration Bush en ce qui concerne sa fabrication d’un second front saharien dans sa soi-disant guerre contre le terrorisme ». La thèse de Keenan est simple : les Américains depuis 2003 ont obéi à une prophétie auto-réalisatrice, en installant Al-Qaïda là où l’organisation terroriste n’était initialement pas, en faisant entrer certaines tribus touaregs, dont la lutte avec le gouvernement malien date de la décolonisation, dans le champ du djihad islamique. Et d’ajouter non sans ironie, « pour un chercheur, c’est très intéressant : jamais le Sahara n’a été aussi fréquenté ».

Le glissement d’une guerre tellurique vers une guerre révolutionnaire apparaît clairement dans la prophétie auto-réalisatrice de George W. Bush. En qualifiant de « conflit global » une zone locale de conflit, l’ancien président américain a participé à la montée aux extrêmes au Nord-Mali. Parfois, dire, c’est faire pour reprendre l’expression de John Austin sur la performativité du langage. L’intervention actuelle de la France est une nouvelle illustration de ce second front de la guerre contre le terrorisme. Toute la question est maintenant de savoir si l’opération française a finalement seulement consisté à expulser les terroristes venus récemment au Nord-Mali, pour endiguer la faute originelle de Bush, ou si elle entretient au contraire cette prophétie auto-réalisatrice de la globalisation de conflits locaux. Il est certainement trop tôt pour le dire.

A lire sur ce sujet : KEENAN, Jeremy, The Dark Sahara, America’s War on Terror in Africa, éd. Pluto, 2009. 

 

Alexis Feertchak

Journaliste, Alexis Feertchak est chef de service au Figaro, chroniqueur pour le magazine Conflits et rédacteur en chef du journal iPhilo, qu'il a fondé en 2012. Diplômé de Sciences Po Paris et licencié en philosophie de l'Université Paris-Sorbonne après un double cursus, il a été pigiste pour Philosophie Magazine et a collaboré pour l'Institut Diderot, think tank de prospective. Suivre sur Twitter : @Feertchak

 

 

Commentaires

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