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La repentance : tous perdants

10/03/2013 | par Philippe Granarolo | dans Politique | 4 commentaires

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Qu’est-ce que la « repentance » 1 ? Incontestablement la forme laïcisée du mea culpa chrétien. La repentance enfonce ses racines dans un remords collectif, dans une culpabilité sautant d’une génération à l’autre. Que le repentant n’ait pas commis lui-même les fautes pour lesquelles il  se frappe la poitrine cesse de nous étonner sitôt que l’on prend en compte cette origine. Qu’est-ce en effet que le péché originel, sinon la culpabilité que la désobéissance d’Adam et d’Eve a fait peser sur tous leurs descendants punis jusqu’à la fin des temps pour l’acte qu’ont commis leurs très lointains ancêtres. La repentance ? Quelque chose de très religieux, donc.

 

Du remords individuel à la repentance collective

Réfléchir sur la repentance exige qu’on se penche en premier lieu sur le remords individuel, qui seul permet de mieux cerner la constellation idéelle à laquelle elle appartient.

Valeur et limite du remords individuel

Un philosophe classique peut nous servir de guide : il s’agit de René Descartes. Dans l’un des plus beaux passages de son  Discours de la méthode,  Descartes prend la ferme décision de se « délivrer de tous les repentirs et les remords qui ont coutume d’agiter les consciences de ces esprits  faibles et chancelants […] » 2.

Résumons l’argumentation cartésienne. Le philosophe nous compare à des voyageurs perdus dans la forêt, qui doivent décider de marcher dans une direction sans avoir la moindre certitude concernant leur point d’arrivée. Lorsque j’enseignais la philosophie à Bastia dans les années 1970, j’avais choisi d’actualiser l’image cartésienne. « Supposez », disais-je à mes étudiants d’Hypokhâgne, « que vous soyez invités à prendre l’apéritif chez un ami habitant la région de Corte, et que vous soyez en route vers son village où vous ne vous êtes encore jamais rendus. A un moment du parcours, vous vous trouvez devant une bifurcation : une petite route monte sur votre gauche, une autre sur votre droite. Les panneaux indicateurs ont été tagués et sont illisibles. Il vous faut choisir (je rappelle qu’à l’époque n’existait pas de GPS). Au bout de 10 km d’une route sinueuse, vous parvenez à un village et découvrez que vous vous êtes trompés. Vous le reprocher a-t-il un sens ? Aucun, bien entendu. C’est précisément parce que vous êtes arrivés à ce village au bout de la mauvaise route que vous savez à présent qu’il fallait prendre l’autre direction. Rien ne vous permettait de le savoir auparavant. ». Et j’ajoutais : « Vous ignorez ce qui aurait pu advenir si tout à l’heure vous aviez pris l’autre route, celle que vous savez à présent être la bonne. Qui vous dit qu’au détour d’un virage, vous n’auriez pas rencontré une vache au milieu de la route, vous obligeant à donner un brutal coup de volant qui vous aurait précipité dans le ravin ? Autrement dit, c’est peut-être grâce à votre « erreur » que vous êtes encore en vie ! ».

Nous n’aurions donc jamais à nous reprocher nos actes en ressassant vainement le passé. C’est en direction de l’avenir qu’il nous faut regarder, ce qui, cela va de soi, ne nous interdit nullement de tirer les leçons de nos actes chaque fois que cela est possible.

Aberration du remords collectif  

Mais si le remords est douteux et le plus souvent stérile sur le plan individuel, il est aberrant sur le plan collectif. En faisant repentance pour des actes que nous n’avons pas commis, nous replongeons allègrement dans les archaïsmes de la responsabilité collective. Nous nous retrouvons des millénaires en arrière de nous, à l’époque où le rédacteur du premier code juridique dont nous ayons gardé la trace, le babylonien Hammurabi, écrivait : « Si la maison construite par le maçon s’effondre et tue le fils du propriétaire, on tuera le fils du maçon ».

Il est surprenant de remarquer que c’est au nom de la morale que l’on voudrait nous ramener à la triste époque de la responsabilité collective. Responsabilité collective à laquelle nous avons depuis longtemps renoncé précisément du fait d’un certain progrès moral. Ce à quoi il conviendrait d’ajouter que si je suis responsable des crimes qu’a commis mon grand-père bien avant ma naissance, il n’y a pas la moindre raison de penser que je ne suis pas  responsable des crimes commis par mes trisaïeux, mes quadrisaïeux, et ainsi de suite jusqu’à l’origine des temps. Adam et Eve sont de retour !

 

La repentance est inévitablement hémiplégique

On ne refait pas l’histoire. Traite des noirs en Afrique, rafle du vel’ d’hiv’,  colonisation de l’Algérie : comment évaluer après coup ces épisodes de  notre histoire ? En évitant de réactiver des souffrances,  prenons l’exemple de la colonisation de l’Algérie. S’il ne s’agit pas  de louer les « bienfaits de la colonisation », il ne saurait davantage être question de faire repentance. Car où placer le curseur ? Si les Français du 19ème  siècle se sont lancés dans la conquête de l’Algérie, c’est entre autres raisons pour mettre un terme aux actions de brigandage des pirates d’Alger qui régnaient sur la Méditerranée, dénommée alors « lac musulman ». Ces pirates pratiquaient le commerce des hommes, et vendaient en particulier les femmes et les enfants dont ils s’emparaient. Or les ancêtres de ces pirates d’Alger avaient été eux aussi des colonisateurs, puisque chacun sait que des invasions militaires arabes avaient conquis les uns après les autres tous les territoires du Maghreb entre le 7ème et le 8ème siècle, convertissant par la force à l’Islam des populations en majorité chrétiennes. Puis, au 16ème siècle, les colonisateurs arabes devinrent à leur tour les vassaux des Turcs, jusqu’à l’invasion française qui débuta en 1830. En devenant maîtresse de l’Algérie et en chassant les Ottomans de cette terre, la France a « libéré » les populations dominées par le colonisateur turc.

On excusera le caractère bien trop elliptique de ces rappels. Ils ont simplement pour but de démontrer que s’il doit y avoir repentance, toute la planète doit se frapper la poitrine. Nul n’est innocent sur la scène violente de l’histoire. Et ce qui heurte le plus l’intellect dans les appels à la repentance, c’est son manichéisme, la relation à sens unique qu’elle prétend instaurer entre les uns et les autres.

 

L’idéologie de la repentance

Quand j’étais enfant, les westerns que j’allais voir dans mon cinéma de quartier mettaient en scène de méchants et perfides Indiens contre lesquels se battaient de bons et courageux cow-boys. Caricature choquante, cela va sans dire. Tout s’inversa à partir de Little Big Man d’Arthur Penn en 1970. Depuis lors, nos réalisateurs représentent d’innocents Indiens, pacifiques et vivant en harmonie avec la nature, aux prises avec d’horribles blancs motivés par le seul appât du gain et dépourvus de toute moralité. Caricature inverse de la première.

Commencèrent alors à couler les larmes de l’ex-dominant, commença à se répandre le « sanglot de l’homme blanc » (titre du bel ouvrage de Pascal Brückner sorti en 1983)3. Les mauvais devinrent les bons, les bons furent réputés mauvais. Le sous-titre du livre de Brückner, « Tiers-Monde, culpabilité, haine de soi », mérite toute notre attention. Dans cette caricature qui a inversé les termes de celle dont s’était rendu coupable le dominant, il y a bien comme une « haine de soi », comme une forme de surcompensation dont les psychologues savent qu’elle est toujours révélée par le côté excessif du jugement ou du comportement.

Au jeu de la repentance, il n’y a que des  perdants. Perdant, l’ex-dominant, qui succombe à la haine de soi et renie en bloc le passé de son peuple, oubliant que comme tout passé il a ses côtés obscurs mais aussi ses moments glorieux. Et perdant, l’ancien dominé, que l’on enracine dans la position de victime, courant ainsi le risque de transformer la repentance en une justification  de ses propres cruautés. Un fait récent nous le démontre. Au premier jour de son récent voyage en Algérie, le Président Hollande s’était engagé à ne pratiquer « ni repentance, ni excuses », ce qui était fort louable. Mais dès le second jour, devant le parlement algérien, il a tenu à évoquer les « souffrances de la colonisation » et à s’émouvoir publiquement des massacres commis par l’armée française à Sétif, le 8 mai 1945, plongeant dans la souffrance toute la communauté pied-noir de France qui n’a pas oublié les sauvages exécutions perpétrées par le FLN le 5 juillet 1962 à Oran, trois mois et demi après le cessez-le-feu.

La repentance est toujours dissymétrique, inévitablement hémiplégique, elle ne peut que cultiver un  manichéisme primitif indigne de notre civilisation

 

Plutôt que la repentance, la réconciliation

A coté de la repentance, d’autre États ont pris un chemin différent pour compenser les erreurs du passé : je veux parler de la réconciliation. Facteur de paix, la réconciliation a pour ambition de conduire les anciens protagonistes à relire l’histoire sous le regard d’une conscience éclairée. Tournée vers l’avenir, elle exprime une volonté de relier les hommes dans une communauté unie.

On l’a vue en œuvre en Afrique du Sud, à la fin de l’apartheid.  On l’a vue en œuvre au Maroc, lorsque Mohammed VI a mis en place en 2004 un organisme dénommé Équité et réconciliation dont le but était de rassembler les Marocains après les excès commis sous le règne de son père Hassan II. En Espagne et en Pologne, des démarches semblables ont été tentées pour ne pas exclure la partie de la population qui avait été complice des exactions des gouvernements précédents.

Ma conclusion est qu’il est urgent de mettre un terme à cette mode (car c’en est une) de la repentance qui, je le répète, nuit à tous, aussi bien aux ex-dominants qu’aux ex-dominés. La repentance est une forme de nihilisme, voire de masochisme stupide et stérile. Souhaitons que nos politiques en prennent rapidement conscience.

 

-1- On pourra écouter en podcast l’émission que j’ai récemment consacrée à la repentance sur les ondes de RCF Méditerranée. Elle est disponible sur mon site internet, à l’adresse suivante : http://www.granarolo.fr/medias/audios.html
-2- Il s’agit de la seconde maxime de la « morale provisoire » que bâtit René Descartes dans la troisième partie du Discours de la Méthode, en 1637 (multiples éditions).
-3- Pascal Brückner, Le sanglot de l’homme blanc, Paris, Le Seuil, collection « L’histoire immédiate », 1983.

 

Philippe Granarolo

Docteur d'Etat ès Lettres et agrégé en philosophie, Philippe Granarolo est professeur honoraire de Khâgne au lycée Dumont d'Urville de Toulon et membre de l'Académie du Var. Spécialiste de Nietzsche, il est l'auteur de plusieurs ouvrages, notamment Nietzsche : cinq scénarios pour le futur (Les Belles Lettres, 2014) . Nous vous conseillons son site internet : http://www.granarolo.fr/. Suivre surTwitter : @PGranarolo

 

 

Commentaires

Bravo pour cet excellent papier sur la mode, stérile, de la repentance. Permettez-moi peut-être un ajout : une bonne connaissance de l’ Histoire me paraît indispensable si l’on veut se conduire en citoyen adulte et responsable. Pour que Auschwitz ne revienne jamais, pas plus que tous les totalitarismes, il me semble essentiel que chacun, quel que soit son niveau socio-culturel, ait intégré les concepts de  » banalité du mal  » ou de « crime de bureau « , si bien analysés par Hannah Arendt notamment. Il est également vital que chacun soit imprégné de la culture du débat, qui constitue la grande force des démocraties. L’ Histoire est malheureusement devenue le parent pauvre des matières enseignées dans le secondaire par l’Education Nationale. Quant à la Philosophie, elle n’est, pour l’instant, qu’au programme de la Terminale. Enfin l’Histoire de la pensée, et notamment celle des religions, n’est qu’à peine abordée. Peut-être Vincent Peillon, qui semble avoir vraiment l’ambition de réformer en profondeur l’Education Nationale, devrait-il se pencher sur ces questions.

par Philippe Le Corroller - le 11 mars, 2013


Réification manichéenne du passé, la repentance est également réification de l’identité, dont les contours doivent se faire épouser individualité et nationalité.
A une lecture simpliste de l’histoire, que Philippe Granarolo décrit si bien, s’ajoute ainsi une lecture de l’individu dans l’histoire où identité et nation, identité et origine sociale, identité et couleur de peau, forment les limites et l’horizon du devenir.

Nous sommes, bien sûr, plus que cela ; nous pouvons être, bien sûr, plus que cela. Cette apparente ambivalence, celle de se faire absolument singulier, de devenir cet individu que nous sommes, et de se faire absolument universel, par la reconnaissance d’autrui comme alter ego fait de nous, comme des noirs africains, les héritiers de l’esclavagisme, fait des algériens comme de nous-mêmes, les acteurs du colonialisme. Tous les mêmes ou tous étrangers à cela, par la force d’être chacun les mêmes en étant chacun soi-même.

par Delahaye Nicolas - le 11 mars, 2013


Il y a moins une mode de la repentance qu’une mode de la critique de la repentance. Le simple mot de « repentance » est équivalent à « critique de la repentance » et non à une « repentance » qui serait un concept uniquement chrétien.

Une origine pourrait être la notion nietzschéenne de « ressentiment » par l’intermédiaire du livre de Schéler, « L’homme du ressentiment » qu’il faut lire pour en voir la bêtise. Pour les paresseux, j’en ai fait la critique : http://www.exergue.com/h/2008-10/tt/reference-scheler.html

Cette idée de critique de la repentance est bien du Nietzschéisme de bazar, sur le mode nazi dans le pire des cas (dont Scheler avait semé les graines qu’il n’a heureusement pour lui pas vues germer), qui sert d’excuse sournoise à certains, animés d’intentions malsaines, et à des gogos qui se laissent avoir par leurs beaux discours.

par Jacques Bolo - le 13 mars, 2013


Très intéressant !
La civilisation chretienne qui s’autodétruit, en somme, par « excès (ou plutôt détournement) de christianisme ».
Y a-t-il une explication sensée à cela, ou n’est-ce que, finalement, encore un effet des neurones-miroirs des hommes???

par Albert - le 11 avril, 2013



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