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Aperçu sur les limites de l’information (1)

15/03/2013 | par Guy Durandin (†) | dans Philo Contemporaine | 8 commentaires

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Cet article de Guy Durandin, psychologue social spécialiste de la question de l’information, a été écrit en 1994 et publié pour la première fois dans la  revue « Neuro-Psy » en mars 1995. Nous avons choisi de le reproduire tel quel avec l’aimable autorisation de son auteur. C’est en cela un document historique et non un article d’actualité, puisqu’il date d’avant la révolution de l’internet et que l’on parlait encore peu d’ « autoroutes » de l’information. Il est cependant intéressant de noter que les principales limites dans le traitement de l’information exposées ici par Guy Durandin n’ont guère changé, et, au-delà, qu’elles éclairent en creux l’information telle que traitée et diffusée aujourd’hui. Cet article sera reproduit en quatre parties, dont voici déjà la première. Les trois suivantes seront publiées dans les trois prochains jours (partie 2 & partie 3 & partie 4).  

 

Il s’est produit dans ces derniers siècles un accroissement fantastique des connaissances, et des moyens de diffusion de celles-ci. En 1290, la bibliothèque de la Sorbonne comptait 1017 livres. Une cinquantaine d’années plus tard, elle n’en aura encore que 1720.  Mais elle en compte aujourd’hui plus de trois millions. Aux livres et bibliothèques se sont ajoutés les journaux et périodiques de diverses sortes, puis les émissions radiophoniques et télévisées. Actuellement; 80% des Français regardent la télévision trois heures par jour, au moins. De nouvelles techniques se développent encore : satellites, câble et numérisation permettent de transmettre rapidement et  à grande distance toutes sortes de signes, auditifs comme visuels. On construit, ou s’apprête ainsi à construire, des « autoroutes » de l’information.

Non seulement les connaissances et leur diffusion se sont accrues, mais les moyens de traiter l’information se sont perfectionnées : l’informatique permet de stocker, et de croiser entre elles un très grand nombre de données, et cela contribue au progrès de la pensée elle-même. Leibnitz disait que les philosophes ont généralement raison en ce qu’ils affirment, et tort en ce qu’ils nient. Cette maxime s’applique particulièrement au problème de la causalité : trop souvent, en effet, on s’est obstiné à découvrir la véritable cause d’un phénomène, comme si elle devait être unique. Freud, par exemple, raisonnait encore, au début de ce siècle, en termes dichotomiques, soutenant contre Le Bon, que les phénomènes de foules  s’expliquaient, non par le nombre, mais par des processus inconscients. S’il vivait aujourd’hui,  nous parions fort que, intelligent comme il l’était, et connaissant désormais la possibilité de traiter une multiplicité de variables et de relations, il s’exprimerait  d’une manière plus nuancée, et s’affranchirait du mode de pensée réducteur  par  lequel on s’efforçait jadis de dominer la complexité du réel.

Nous n’insisterons pas sur ces progrès, qui sont amplement connus, et  pour ainsi dire célébrés. Mais nous attirerons  l’attention sur les limites de l’information (parties 1 & 2), puis sur certains effets inattendus qui résultent des techniques actuelles (partie 3), et nous signalerons en troisième lieu des pratiques qui constituent, selon nous, un mésusage des moyens  d’information (partie 4).

 

Les limites générales de l’information

Nous envisagerons d’abord les limites d’ordre général, et pour ainsi dire permanentes. Nous en signalerons cinq principales :

Les limites de l’esprit humain

Rien n’assure, dit Jerry Fodor, psychologue, que l’esprit humain soit capable de résoudre tous les problèmes qu’il se pose (1). Et pour nous aider à accepter cette pénible idée, il fait remarquer que nous ne nous attendons pas à ce que les araignées puissent comprendre de hautes théories scientifiques comme les nôtres. Pourquoi donc notre propre esprit serait-il exempt de contraintes endogènes ? Nous citerions volontiers, pour illustrer ce point, le problème du temps et de l’espace : comment concevoir les débuts du temps, et les limites de l’espace ? Qu’y  avait-il avant les débuts ? Qu’y a-t-il au delà des espaces perceptibles ou calculables ? Ni les philosophes ni les physiciens ne sont encore capables, à notre connaissance, de répondre à de telles questions.

Le désir de savoir

Il est parfois intense, animé, comme pensait Freud, par le désir de retrouver un bon objet, (2) et il devient par moments presque autonome, l’esprit prenant alors plaisir, comme le dit Piaget, à son propre fonctionnement (3). Mais ce désir est labile : tant qu’on s’intéresse à une chose, on est capable de pousser fort loin la recherche et l’effort mental, et l’on se trouve presque obsédé par le chaînon qui manque. Mais lorsqu’on a cessé, pour une raison ou pour une autre, de s’intéresser au problème considéré, l’effort lui-même cesse tout naturellement. Et  pendant  ce temps, les faits continuent à se produire,  en se passant fort bien de notre inquiétude. C’est dire que la tâche des journalistes n’est pas facile : ils essayent d’intéresser leurs lecteurs à certains problèmes, mais ne sont pas sûrs de retenir longtemps leur attention.

Le refus de savoir

En principe, nous avons intérêt à connaître la réalité, afin d’agir efficacement. Telle est la conduite « rationnelle ». Mais lorsque nous pressentons un événement pénible, nous tendons à refuser de le connaître, de peur d’en être détruit. Cela tient à la nature même de la connaissance, qui a consisté, à l’origine, en contacts avec les choses. Lorsque la peur intervient, la connaissance est revécue comme un contact, et confondue avec l’objet dangereux lui-même (4). Il résulte de là, sur le plan pratique, que les informations relatives à la prévention des accidents sont difficiles à faire passer. Le public tend à les ignorer et à minimiser le danger.

Les effets de la connaissance

La connaissance est généralement considérée comme bénéfique, parce qu’elle donne des moyens d’action. Mais la diffusion de la connaissance peut avoir des effets  fâcheux, en déclenchant une panique lors d’un événement grave, ou en répandant de mauvais exemples. Lorsque l’Ephésien Erostrate mit le feu au temple d’Artémis, en 365 av. J.C., non seulement il fut condamné au supplice, mais on interdit à quiconque de prononcer son nom. (Mais les médias, aujourd’hui, s’arrachent les interviews de délinquants et de terroristes, pour des raisons soit commerciales, soit idéologiques). Ajoutons que les applications de la science échappent en grande partie aux savants : Freud a étudié les phénomènes inconscients afin de découvrir les causes de troubles mentaux; et d’aider les patients à s’en libérer, mais propagandistes et publicitaires ont utilisé ces découvertes  pour assujettir le public à leurs fins. Les recherches en physique ont permis, entre autres choses, la création de l’arme atomique. Et celles en biologie moléculaire peuvent engendrer non seulement des mesures de sauvegarde et de guérison, mais d’inquiétantes manipulations génétiques, qui remettent en cause la notion même d’être humain.

Le problème du partage de la connaissance

Selon une thèse optimiste, l’information, contrairement aux biens matériels, est une chose que l’on peut partager sans s’appauvrir. Cette thèse est en partie justifiée : en effet si je partage un pain avec mon voisin, il ne m’en restera qu’une partie, tandis que si je lui communique une connaissance, mon propre savoir ne sera pas diminué pour autant. Mais le problème est de savoir si la connaissance considérée est susceptible d’applications pratiques ou non. Si oui, elle constitue elle-même une richesse, et le premier qui la détient tend alors à la conserver pour lui. Au 13° siècle, les verriers de Venise interdisaient à leurs membres, sous peine de mort, de quitter la ville, de peur qu’ils ne dévoilent les secrets de la fabrication. Le partage de l’information ne va donc pas de soi. A preuve l’existence, de nos jours, de nombreuses « Lettres confidentielles » qui sont proposées, moyennant un prix d’abonnement fort élevé, aux dirigeants du monde politique et économique, pour leur permettre d’être informés avant les autres, et de les devancer dans leurs décisions. Le précepte militaire « Voir sans être vu » n’est pas près de tomber en désuétude.

1. Théry G., Les autoroutes de l’information. Rapport au Premier Ministre, La documentation Française, 1994
2. Fodor J.A., La modularité de l’esprit humain. Essai sur la psychologie des facultés, Ed. de Minuit, 1983-1986.
3. Freud S. Die Verneinung, in Imago,XI, 1925 (Trad. française : La négation, in  Revue française de Psychanalyse, VII, N° 2, 1934).
4. Piaget J., Biologie et connaissance, Gallimard, 1967.

 

Guy Durandin (†)

Guy Durandin (†) est un psychologue social français né en 1918 et mort en 2015. Docteur ès Lettres et agrégé en philosophie, il fut Professeur de Psychologie sociale à l’Université Paris Descartes. Avant sa carrière universitaire, il avait enseigné la philosophie dans les lycées de Rennes et d’Orléans. Spécialiste de l'information, de la désinformation, de la propagande, de la publicité et du mensonge, il est l’auteur notamment de : Les fondements du mensonge (Flammarion, 1972) ; Les mensonges en propagande et en publicité (PUF, 1982) ; L’information, la désinformation et la réalité (PUF, 1993) ; Le philosophe devant l’information. In Encyclopédie philosophique universelle (PUF, 1998).

 

 

Commentaires

Concernant le problème du partage de la connaissance, il peut nous arriver d’envier les verriers de Venise, pour leur capacité à protéger leurs secrets de fabrication ! Désormais, lorsque nous décrochons, par exemple, la construction d’une usine nucléaire à l’étranger, le client exige un accord de transfert de technologie. Nous sommes donc astreints à innover sans cesse, la compétition mondiale nous contraignant à trouver une issue par le haut. D’où la nécessité, pour la société française, de garder toujours son avance en matière de recherche…et d’écoles d’ingénieurs. Et de ne pas faire fuir ses élites entrepreneuriales, d’aujourd’hui et de demain, histoire de ne pas injurier l’avenir. C’est d’abord à cette aune que nous devrions, me semble-t-il, juger notre classe politique.
Concernant le désir de savoir, il est peut-être possible d’être plus confiant sur sa pérennité que l’auteur. Si j’ai bien compris Freud, l’envie de savoir est l’une des voies que nous trouvons pour sublimer les pulsions de notre libido. Cela ne devrait pas s’interrompre de si tôt, non ?

par Philippe Le Corroller - le 15 mars, 2013


Nous ne voulons pas répondre à la place de Guy Durandin, mais cependant, votre analyse est probable !
Vous avez tout à fait raison sur la question du partage de l’information à l’endroit de l’industrie.

par L'équipe d'iPhilo - le 15 mars, 2013


[…] diffusée aujourd’hui. Cet article sera reproduit en quatre parties, dont voici la deuxième. La première est déjà en ligne ; les deux suivantes seront publiées demain et après-demain (partie 3 & […]

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