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Mondialisation et régionalisation des flux migratoires

4/04/2013 | par Catherine Wihtol de Wenden | dans Monde | 4 commentaires

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En ce début du vingt et unième siècle, les migrations internationales ont pris un essor sans précédent. Mais, à la différence du passé, ce ne sont plus les Européens qui ont émigré de par le monde, l’Europe étant au contraire devenue l’une des premières destinations migratoires, en proie à un déclin démographique, mais la planète entière qui est en mouvement, notamment les sud. De nouvelles destinations se sont fait jour, comme les pays du Golfe, le continent africain, certains pays asiatiques, tandis que des pays de départ sont devenus des pays d’accueil et de transit, comme l’Europe du sud, puis le Mexique, la Turquie et les pays du Maghreb. Ces migrations se sont mondialisées depuis trente ans, et ont triplé depuis le milieu des années 1970 : 77 millions en 1975, 120 millions en 1999, 150 millions au début des années 2000, près de 240 millions aujourd’hui. Ce processus va se poursuivre car les facteurs de la mobilité ne sont pas près d’avoir disparu : écarts entre les niveaux de développement humain (qui combinent l’espérance de vie, le niveau d’éducation et le niveau de vie) le long des grandes lignes de fracture du monde, crises politiques et environnementales, productrices de réfugiés et de déplacés, baisse du coût des transports, généralisation de la délivrance des passeports y compris dans les pays d’où il était hier difficile de sortir, absence d’espoir dans les pays pauvres et mal gouvernés, rôle des media, prise de conscience que l’on peut changer le cours de sa vie par la migration internationale.

Cette lente mutation s’est effectuée en vingt ans, tandis que les migrations se sont globalisées, les mêmes causes (urbanisation et métropolisation du monde, pression démographique, chômage, information, transnationalisation des réseaux migratoires) produisant partout les mêmes effets (entrée en mobilité de populations hier sédentaires, bien que les plus pauvres ne soient pas encore partis). Certains lieux sont particulièrement investis par les nouveaux flux, comme les îles de la méditerranée, les îles caraïbes, certains frontières aussi (en Thrace, entre la Grèce et la Turquie) car elles distinguent le monde de la libre circulation de celui des frontières fermées au plus grand nombre. De nouveaux pays, comme les pays émergents, les « BRICS » (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud) attirent. Dans le même temps, d’immenses migrations internes ont cours : il y autant de migrants chinois à l’intérieur de la Chine que de migrants internationaux à l’échelle mondiale, autour de 240 millions.

Presque toutes les régions du monde sont concernées par les migrations, internes et internationales. Si les catégories de migrants et de pays sont devenues plus floues en se mondialisant, la mondialisation des migrations s’accompagne aussi et paradoxalement d’une régionalisation des flux migratoires. A l’échelle mondiale, les migrations s’organisent géographiquement en systèmes migratoires complexes autour d’une même région où des complémentarités se construisent entre zones de départ et d’accueil. Celles-ci correspondent à des proximités géographiques, à des liens historiques, linguistiques et culturels, à des réseaux transnationaux construits par les migrants, à la rencontre de facteurs d’appel (« pull ») et de départ (« push ») de main d’œuvre qui forment un espace formel ou informel de circulation, accompagné ou non de facilités institutionnelles de passage. Malgré l’existence de diverses formes de regroupements informels (« couples migratoires » où l’essentiel des migrants vient d’un même pays pour aller dans un seul autre pays, comme entre l’Algérie et la France, migrations diasporiques où un même groupe construit des liens avec plusieurs pays d’accueil, comme les Italiens, les Marocains ou les Turcs, ou encore saupoudrage de migrations mondialisées dans de nombreux pays comme les Indiens – 30 millions – et les Chinois – 50 millions – dans le monde), la régionalisation l’emporte dans la logique des flux. Ainsi dans une région du monde donnée, il y a plus de migrants venant d’une même région que d’autres régions du monde.

Cette régionalisation des flux migratoires se combine avec de nouvelles migrations transversales intercontinentales. Les plus récentes sont les migrations chinoises en Afrique : le Maghreb, l’Afrique sub-saharienne, riches en matières premières (pétrole, minéraux, pêche, bois) et demandeurs d’infrastructures (téléphone, internet, bâtiment et travaux publics) reçoivent une migration chinoise d’affaires et de main d’œuvre temporaire qui se fournit en ressources de la mer et du sous-sol. Les migrations nord-sud forment de leur côté de nouvelles situations migratoires : le « Britishland » en France en est un exemple, avec les Britanniques venus s’installer dans sa partie ouest (Normandie, Bretagne, Aquitaine). Ces migrations de retraités plus ou moins aisés sont aussi présentes en Espagne (Allemands, Anglais), au sud du Portugal (Anglais), en Grèce, au Maroc, en Tunisie et au Sénégal (Français). On trouve le même phénomène aux Caraïbes pour les Américains et les Canadiens. La Bulgarie, depuis son entrée dans l’Union européenne en 2004, cherche aussi à jouer cette carte. Ces migrations sont le prolongement du tourisme international, où les avantages comparatifs du coût de la vie, de la qualité des services et du climat plaident en faveur des pays ensoleillés. D’autres migrations intercontinentales, de mineurs non accompagnés ou de jeunes à la recherche d’emploi ou d’asile viennent compléter ce paysage de plus en plus fragmenté : Afghans désireux de passer en Angleterre, prostituées d’Europe de l’est et des Balkans, avec une importante prise de risques.

Beaucoup de systèmes migratoires régionaux formés par la logique des flux entre pays de départ et d’arrivée sont entravés dans leur logique par les politiques de contrôles aux frontières. Ainsi, l’Europe fonctionne en synergie migratoire par rapport à la rive sud de la méditerranée, pour des raisons géographiques mais aussi historiques, culturelles, économiques et démographiques, les Etats-Unis par rapport au Mexique, la Turquie et la Russie par rapport à leurs voisins. Des zones de fracture du monde se dessinent ainsi, qui sont à la fois des zones d’intense migration et de contrôles très dissuasifs. Avant d’aborder l’Europe, dans sa relation avec ses voisins du sud méditerranéen,  nous évoquerons d’autres lignes de fracture : Etats-Unis/Mexique,  l’Australie et ses voisins, la Russie et le monde russe; d’autres, non traités ici, sont aussi des cas d’école comme le Japon dans son environnement sud-est asiatique.

La régionalisation des flux migratoires dans un contexte de mondialisation de ceux-ci est le résultat , non seulement d’une émergence des sud comme pôle d’attraction pour les nouvelles mobilités, mais aussi de l’élargissement des catégories de migrants, car si les plus pauvres ne sont pas encore partis, les migrants ne sont plus des analphabètes pris en charge comme main d’œuvre par les pays du nord, comme jadis dans le cas des travailleurs immigrés, ni une élite de réfugiés ou d’intellectuels éduqués venus pour faire des études ou des affaires, mais  le fruit du vaste mouvement d’urbanisation de la planète qui met en mouvement des catégories de migrants, forcés et volontaires, de plus en plus nombreuses. Comme les plus pauvres vont moins loin dans leur odyssée migratoire que les plus déterminés et les plus nantis et comme de nouveaux pôles se sont dessinés ailleurs qu’au nord, on tend vers une régionalisation plus poussée des flux avec parfois des phénomènes de concurrence entre différentes régions et systèmes migratoires : tel est le cas des migrants d’Asie centrale, pris entre le monde russe et le monde turc comme pôles d’attraction ou des migrants du Maghreb, attirés par l’Europe et les pays du golfe, selon les liens qu’ils ont tissés.

 

Catherine Wihtol de Wenden

Catherine Wihtol de Wenden est une politologue et sociologue française, directrice de recherches au CNRS (CERI) et docteur en sciences politiques (Sciences Po Paris). Spécialiste des migrations internationales, elle a été consultante auprès de l'OCDE, du Conseil de l'Europe, de la Commission européenne et du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Nous vous conseillons son dernier ouvrage La question migratoire au XXIe siècle. Migrants, réfugiés et relations internationales (Presses de Sciences Po, 2010).