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Tönnies, prophète du règne de l’Opinion publique

28/04/2013 | par Robert Redeker | dans Philo Contemporaine | 2 commentaires

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Il est des livres d’un éclatant génie qui attendent près d’un siècle avant d’obtenir une traduction française. Tel est le sort de la Critique de l’Opinion publique, dont l’auteur, Ferdinand Tönnies (1855-1936) est connu de tout étudiant en sciences politiques et en philosophie, qui parut en Allemagne en 1922. Les éditions Gallimard viennent de réparer ce sidérant oubli en publiant cette œuvre dans une traduction de Pierre Osmo.

 

Il s’agit d’une critique, au sens philosophique du mot, non au sens ordinaire. Sur le patron de la Critique de la Raison Pure de Kant, une critique est une activité intellectuelle qui travaille à fonder, à établir des concepts, à tracer des territoires, à attribuer des légitimités. C’est précisément ce à ce labeur philosophique que s’applique Tönnies. Sa méthode s’avère aussi originale que féconde : l’activité fondatrice, la philosophie, ne se sépare pas radicalement de la science dont elle prépare le terrain et dont elle assure les fondations, la sociologie. Du coup, cet ouvrage est à la fois un grand livre de philosophie et un grand livre de sociologie, les deux disciplines s’interpénétrant. Ainsi, dans la première partie, l’auteur s’adonne à un extraordinaire travail de conceptualisation, dont on ne rencontre que peu d’équivalents dans l’histoire de la pensée, Leibniz figurant l’un de ceux-ci. Si la philosophie, comme l’estimait Gilles Deleuze, réside dans la création de concepts, alors Tönnies trouve sa place parmi les plus purs philosophes qui soient.

Tönnies fournit un nouveau concept d’opinion, fort éloigné de ce qu’en disaient Platon et Aristote qui opposaient l’opinion à la pensée et au savoir. L’opinion se distingue de la foi, de la croyance ; elle est une idée prenant la forme du vouloir. Mise en commun, s’agrégeant à d’autres, l’opinion devient vouloir social, opinion publique.  Il est essentiel de différencier la minuscule et la majuscule : l’opinion publique et l’Opinion publique. L’opinion publique se ramène à « une totalité extérieure d’opinions diverses contradictoires qui se font entendre ». Elle est donc kaléidoscopique, voire cacophonique. L’Opinion publique, pour sa part, est « force et puissance à l’œuvre comme unité ». Loin d’être extérieure, de circonstance, son unité est intérieure, organique. Cette définition n’est pas sans rappeler la volonté générale chez Rousseau, étrangère à la somme des volontés particulières. Dans l’opinion publique, chacun des énonciateurs est sujet, quand dans l’Opinion publique le sujet c’est la totalité. Autrement dit l’Opinion publique transcende la pluralité des sujets qui la forment en devenant sujet unique elle-même. Sujet, l’Opinion publique est à la fois volonté et jugement.

« L’avenir de l’Opinion publique est l’avenir de la civilisation. Il ne fait aucun doute que le pouvoir de l’Opinion publique ne cesse de croître et continuera de croître » affirme Tönnies. Le pouvoir de cette opinion augmente quand celui de la religion diminue. Son expansion est liée à la désagrégation du christianisme qui ne subsiste plus que sous sa forme de cadavre en décomposition, autrement dit d’un moralisme vague qui « appelle à l’amour du prochain, à, la bénignité, au dévouement ». Tönnies diagnostique dans ce repli de la société sur la morale chrétienne le camouflage de « l’abandon de la foi chrétienne ». C’est une façon d’interpréter la mort de Dieu, conceptualisée par Nietzsche. Néanmoins, cette Opinion publique peut devenir elle-même une religiosité, la religion universelle du genre humain. Le christianisme s’y supprimerait en s’y accomplissant. Ce serait la religion de l’Esprit-Saint, l’Opinion publique fonctionnant alors comme le nouveau Paraclet. L’Opinion publique, dans ce cas de figure, est destinée à devenir « la conscience sociale », soit exactement ce que fut la religion des millénaires durant.

 

L’Opinion publique, et c’est pour l’auteur l’ouverture d’un horizon de progrès, réussit à prendre le pas sur les gouvernants, les décideurs, les institutions. Elle approfondit la civilisation en prenant le pouvoir. Ce très grand livre, aride par sa matière philosophique et luxuriant par sa matière sociologique, composé (son écriture débuta avant 1914) alors que l’Europe commençait à sombrer dans la barbarie, est pourtant un livre de lucidité et d’optimisme. L’Opinion publique est le bel avenir de l’homme.

A lire : Ferdinand Tönnies, Critique de l’Opinion publique, Gallimard, 2012, 763 pages, 36,90€.

 

Robert Redeker

Robert Redeker est un philosophe et écrivain français né en 1954. Agrégé en philosophie, il est chercheur au CNRS. Il est membre du comité de rédaction de la revue Les Temps modernes et de la revue Des lois et des hommes. Parmi ses ouvrages, nous vous conseillons Egobody : La fabrique de l'homme nouveau aux éditions Fayard (2010) et L'Emprise sportive aux éditions François Bourin (2012). Suivre sur Twitter : @epicurelucrece

 

 

Commentaires

[…] Il est des livres d’un éclatant génie qui attendent près d’un siècle avant d’obtenir une traduction française.  […]

par Tönnies, prophète du règne d... - le 1 mai, 2013


Comment échapper aux deux dangers qui guettent la démocratie d’opinion : la dictature de la majorité, d’un côté , le culte de l’homme providentiel , de l’autre ?

par Philippe Le Corroller - le 11 juin, 2014



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