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La beauté est-elle féminine ?

21/06/2013 | par Philippe Granarolo | dans Art & Société | 4 commentaires

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« Car c’est l’exercice de ces organes [d’attaque et de  défense] et des facultés intellectuelles correspondantes qui entretient la laideur et rend plus laid encore. C’est pourquoi le vieux babouin est plus laid que le jeune, et la jeune femelle du babouin ressemble le plus à l’homme : et donc elle est plus belle. – Que l’on en tire une conclusion sur l’origine de la beauté des femmes » 2    (Friedrich Nietzsche)

Faut-il voir dans cette comparaison entre la femme et la jeune femelle du babouin un indice supplémentaire de la prétendue misogynie  nietzschéenne ? Ou notre philosophe manifeste-t-il une fois de plus un remarquable flair ? Nos connaissances biologiques et paléontologiques, infiniment supérieures à celles dont disposait le penseur allemand du XIXe siècle, nous contraignent-elles à corriger sérieusement le diagnostic nietzschéen ?

 

La beauté a-t-elle un genre ?

En langue française, le mot « beauté » est du genre féminin. Il en est de même dans presque toutes les langues européennes (« beauty » en anglais, « Schönheit » en allemand, « bellezza » en italien, « belleza » en espagnol, etc.). Mais le genre grammatical est-il un argument suffisant pour féminiser une notion ? Les féministes se sont insurgées contre le phallocentrisme de nos grammaires, depuis cette pionnière que fut en France Luce Irigaray, auteure d’un texte majeur publié en 1985  Parler n’est jamais neutre 3, jusqu’au discours contemporain beaucoup plus radical de l’américaine Judith Butler, dont le livre Gender trouble publié en 1990, et traduit en français sous le titre Trouble dans le genre / Pour un féminisme de la subversion 4, remet en cause dans la totalité de ses dimensions l’idée même d’une naturalité du genre.

Même si l’argumentaire de la féministe américaine est parfois convaincant, même si ses analyses renouvellent en profondeur le discours féministe, faut-il la suivre dans sa totale dénaturalisation du genre ? Peut-on écarter de façon aussi péremptoire la nature, oubliant ainsi que si nous sommes des êtres sociaux, nous sommes aussi le fruit d’une longue évolution animale ? Écarter cette certitude de nos théories, n’est-ce pas sombrer dans un artificialisme aussi contestable que le naturalisme avec lequel nous avons heureusement su prendre nos distances ?

 

La beauté dans le monde animal et dans l’humanité archaïque

Nietzsche a sans doute raison quand il enracine dans l’histoire de la civilisation le caractère féminin de la beauté. Libérée par une très archaïque division du travail des fonctions d’ « attaque et de défense », la femme a échappé toujours davantage à la pression sélective qui pesait sur le groupe masculin. Mais il faut néanmoins nuancer les affirmations nietzschéennes à la lumière à la fois de la biologie et de l’ethnologie.

Si l’on se penche sur le monde animal, on constatera une incontestable masculinité de la beauté dans l’immense majorité des espèces vivantes. Si l’on s’appuie sur le critère indiscutablement objectif de la nécessité biologique, si l’on appelle belles ces parties du corps qui n’apportent aucun avantage sur le plan de la survie, ces ornements qui relèvent d’une véritable gratuité par rapport à la pression darwinienne du « struggle for life », tout nous amène à affirmer que c’est chez les mâles que se manifeste très majoritairement une recherche esthétique absente dans le sexe féminin. Les femelles ont tout intérêt à passer le plus inaperçues possible durant les périodes d’incubation en particulier. Les mâles, objectera-t-on, seraient-ils, eux, indifférents aux dangers qu’entraîne une parure éclatante ? Sans doute pas. Mais deux raisons peuvent être invoquées, compatibles l’une et l’autre avec le schéma darwinien. La première est que les parures du mâle sont un facteur de séduction, et que la nécessité de l’emporter dans la lutte pour la reproduction rend secondaire le poids du danger ainsi encouru. La seconde est que les femelles dépensent la plus grande part de leur énergie dans les tâches de la maternité, tandis que les mâles, libérés de cette fonction, peuvent dépenser une part de leur énergie dans ce qu’il n’est pas excessif d’appeler une dimension « esthétique ».

Les mâles ne se contentent pas de modifier esthétiquement leur corps, ils « produisent » également des manifestations de type esthétique essentielles dans leur entreprise de séduction. Qu’on pense aux chants des oiseaux en période nuptiale, aux parades des mâles dans de très nombreuses espèces, à la roue effectuée par le paon, et à quantité de manifestations analogues.

Ainsi, que ce soit au niveau du corps et de ses ornements, ou à celui des comportements, on peut affirmer que la beauté serait plutôt masculine avant que l’homme n’apparaisse. Et même avec l’humain, cette masculinité de la beauté tend un moment à se perpétuer. Dans l’immense majorité des tribus archaïques, ce sont les hommes qui enjolivent leurs corps, qui les parent des plus beaux atours, qui rivalisent d’inventions esthétiques dont les travaux ethnographiques nous offrent un fabuleux inventaire : maquillage des guerriers dans la plupart des ethnies, tatouage des Indiens d’Amérique, bijoux des hommes  aztèques ou incas. L’effort pour embellir son corps, le rendre plus visible, l’arracher à la monotonie naturelle, cet effort est incontestablement masculin. L’on peut bien sûr recourir ici à nouveau à l’explication utilisée à propos des animaux : ployant sous le poids des maternités, les femmes des groupes archaïques n’ont plus guère de force à investir sur le plan de la beauté, ce sont les hommes qui disposent de ce surcroît d’énergie qui peut être dépensé en création esthétique.

 

La beauté, apanage féminin

Avec l’essor de la civilisation, c’est dans les deux directions esthétiques de la parure et de la transformation du corps que les femmes  vont s’arroger un quasi monopole. En développant une inventivité sans pareille sur le plan des artifices de séduction (bijoux, maquillage, vêtement, etc.), et, de façon plus subtile et moins maîtrisée, en travaillant inconsciemment à améliorer continûment la beauté plastique de leur corps. Ont-elles été en ces domaines le jouet de la puissance masculine, ainsi que le supposent la plupart de nos féministes ? Ce n’est pas impossible. Mais ne pourrait-on, sans porter atteinte à l’égalité des sexes en droit et en dignité, supposer chez la femme un culte spécifique de la beauté qui renvoie, sinon à une essence en effet contestable, du moins à une identité qu’il serait imprudent de nier ?

Contrairement aux femelles animales contraintes d’assurer leur propre défense (défense rendue particulièrement problématique au moment des naissances) et condamnées à dépenser leur force vitale dans cette unique direction, la femme, dès les premières sociétés organisées, ne voit plus peser sur elle seule ce fardeau. Suivant une division remontant à des dizaines de milliers d’années, ce sont les hommes qui prennent en charge les fonctions agressives (chasse, guerre, protection de la horde). Nous pouvons donc, à partir d’un certain stade de développement de nos sociétés, redonner toute sa validité à l’intuition nietzschéenne qui nous a servi de point de départ. Loin de toute misogynie, la formule du paragraphe 25 d’Aurore suggère au contraire que la femme est beaucoup plus civilisée que l’homme. La laideur masculine, la grossièreté des traits du visage et de la morphologie masculine, sont les indices de ce qu’il reste de primitif chez l’homme, elles sont les résidus de la vie sauvage et de ses terribles nécessités. Mise à l’abri de ces contraintes, la femme a pu consacrer ses forces à la séduction en déployant une inventivité esthétique inouïe dont seuls les préjugés de l’ethnocentrisme nous masquent parfois la prodigieuse créativité. Pendant que la femme s’embellissait en affinant son corps et en le parant de mille feux, l’homme, on le comprend, ne pouvait que valoriser les activités agressives et « laides » auxquelles il consacrait ses forces afin de se masquer à lui-même son infériorité et sa primitivité.

Loin d’être domestiquée par la ruse phallocrate, la femme n’a-t-elle pas au contraire triomphé depuis des millénaires en se livrant au culte du beau tandis que l’homme, se persuadant avec mauvaise foi de sa prétendue supériorité, n’avait de cesse que de quitter le champ de bataille pour se laisser attirer à son tour dans le cercle esthétique de la civilisation par tout l’artifice de séduction que la femme manipule avec génie ? On ne s’étonnera plus de ce que le même Friedrich Nietzsche, après avoir affirmé le caractère féminin de toute esthétique, ait pu écrire quelques années plus tard que « la femme parfaite est un type d’humanité supérieur à l’homme parfait » 5. On aurait aimé sans doute qu’il franchisse un pas supplémentaire et qu’il finisse par affirmer que le Surhomme serait féminin. Seule l’indiscutable phallocratie de son siècle l’en a empêché.

 

Le genre à venir de la beauté

En poursuivant la lecture d’Aurore, on trouvera au cinquième et dernier livre de l’ouvrage de 1880, précisément au paragraphe 515, les réflexions suivantes qui prolongent incontestablement notre panorama : « Pourquoi la beauté s’accroît-elle avec la civilisation ? Parce que, chez les civilisés, les trois motifs de laideur se font de plus en plus rares : premièrement, les affections, dans leurs explosions les plus violentes ; deuxièmement les efforts physiques de nature excessive ; troisièmement la nécessité de provoquer la peur par son aspect  […] » 6. Creusons et actualisons l’interrogation nietzschéenne : si la civilisation, par son essor, a substitué toujours plus nettement la beauté à l’ancienne laideur qui représentait une arme essentielle dans le combat pour la survie, si cette substitution s’est effectuée essentiellement dans la moitié féminine de l’espèce humaine, la partie masculine ne pouvant abandonner aussi radicalement la laideur, instrument de combat incontournable, si enfin un raffinement croissant de la civilisation est envisageable, qu’en sera-t-il de l’opposition du masculin et du féminin dans un avenir plus ou moins lointain ?

Tout nous oblige à supposer son progressif effacement, ce qui nous ferait rejoindre par un biais inattendu une part des hypothèses de Judith Butler quant à l’avenir du « genre ». La division masculin/féminin, que ce soit sous la forme animale d’une beauté masculine et d’une laideur plutôt féminine, ou sous la forme humaine et beaucoup plus récente dans le temps d’une beauté féminine et d’une laideur masculine, perdra insensiblement de sa pertinence. Une féminisation de l’homme, c’est-à-dire un embellissement de son corps et un souci croissant pour la parure, semble alors inéluctable. Quant à la femme, si elle s’est, dans les premiers temps de ses combats féministes, masculinisée, tout nous porte à croire qu’elle ne voit plus aujourd’hui dans sa préoccupation pour la beauté un signe de soumission. La beauté, définitivement libérée des contraintes de la survie animale, pourrait bien à l’avenir devenir androgyne. En ce cas Platon, dans le plus somptueux de tous ses dialogues, Le Banquet,  nous aurait livré non pas un mythe d’origine mais un récit d’anticipation.

[1]  Ce texte est la version abrégée d’une conférence prononcée le 30 mai dernier à Clermont de l’Oise, dans le cadre d’un colloque national intitulé « De la beauté » organisé par l’association « Arts et thérapie ».
[2]  Friedrich Nietzsche, Aurore, § 25, Œuvres philosophiques complètes, tome IV, Paris, Éditions Gallimard, 1970, p. 34-35.
[3]  Luce Irigaray, Parler n’est jamais neutre, Paris, Éditions de Minuit, 1985.
[4] Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, Éditions La Découverte, 2005.
[5]  Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, chapitre VII, § 377, Œuvres philosophiques complètes, tome II, volume 1, Paris, Éditions Gallimard, 1968, p. 222.
[6]  Friedrich Nietzsche, Aurore, chapitre VII, § 515, op. cit., p. 262.

 

 

Philippe Granarolo

Docteur d'Etat ès Lettres et agrégé en philosophie, Philippe Granarolo est professeur honoraire de Khâgne au lycée Dumont d'Urville de Toulon et membre de l'Académie du Var. Spécialiste de Nietzsche, il est l'auteur de plusieurs ouvrages, notamment Nietzsche : cinq scénarios pour le futur (Les Belles Lettres, 2014) . Nous vous conseillons son site internet : http://www.granarolo.fr/. Suivre surTwitter : @PGranarolo

 

 

Commentaires

Le rapprochement (inespéré) entre Nietzsche, Darwin et Butler est finement amené ! Belle démonstration philosophique !

par A. Terletzski - le 21 juin, 2013


Conclusion: régression à l’androgyne platonicien ou avènement de l’androïde asexué ?
Je pense que le second est plus probable.

par Patrick ghrenassia - le 22 juin, 2013


Beauty!?? Un mot féminin ????? Oh lala …… Mais il n’y a pas de genre en anglais !!!!!!!

par Houda - le 27 juin, 2013


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