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Musique et interprétation (2) : vers une approche herméneutique

19/07/2013 | par Bernard Petit | dans Art & Société | 2 commentaires

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Selon Charles Pierce, « il n’est pas en notre pouvoir de penser sans les signes ». Les opérations de compréhension et d’interprétation ne se réduisent pas à associer aux signes des correspondances purement mentales ou pratiques (sens ou signifié), elles consistent aussi à traduire tel message de telle langue en un autre message énoncé dans une autre langue, un autre registre ou un autre contexte.  La compréhension réussie est une interprétation correcte, vérifiable empiriquement par tous les moyens disponibles dont les communicants veulent faire usage, ce qu’ils cessent quand ils s’estiment tous satisfaits.  Toute interprétation transforme donc un message X en un message Y tenu pour équivalent, et le transmet d’un interprétant A à un interprétant B, chacun s’estimant satisfait par ses vérifications.   

         On peut alors distinguer trois types ou phases d’interprétation :

 – la composition : le compositeur interprète ses intentions musicales en signes du langage musical, soit écrits, soit oraux, de stabilité satisfaisante ;
 – la réalisation ou exécution : l’exécutant interprète les signes musicaux en séquences sonores, gestes vocaux et instrumentaux ;
 – l’audition : l’auditeur interprète les séquences sonores et gestuelles des exécutants en images émotionnelles et dynamiques.

    La condition la plus compréhensive de la musicalité serait de ne pas exclure ce qui est acoustique dans le phénomène musical, autrement dit le son et ses paramètres physiques: intensité, hauteur, durée, timbre. Une approche formaliste tend à cette exclusion, comme l’illustre la position de Dufour (p.29, etc.). Remarquant d’abord que la reconnaissance d’une œuvre passe surtout par ses aspects mélodico-rythmiques, il ajoute que « le timbre n’est nullement une caractéristique essentielle de la structure sonore ». En effet, si l’on considère la notation musicale, une partition n’indique clairement que les durées , les hauteurs et les intensités des notes ; les nuances verbales (allegro,piano,etc.) et la nomenclature instrumentale, indices qualitatifs d’interprétation, ne décrivent aucunes nuances de timbres ou de sonorités: si l’on n’a pas un piano ou une guitare sous la main, ou bien le souvenir précis de leurs possibilités, le langage musical ne peut prescrire quelles sortes de timbres on doit utiliser pour jouer telle partition. Se référant à Jerrold Levinson[1], Dufour lui oppose  des arguments formalistes (p.31) qui semblent assimiler la musique à sa forme transcriptible, qui n’est qu’une partie de sa réalité. Ainsi, le fait que J-S. Bach ait écrit Le Clavier bien tempéré sans référence à aucun type instrumental précis (orgue, clavecin, pianoforte…) ne signifie pas qu’il n’ait pensé à aucun clavecin ou aucun timbre dans le « chant intérieur » de son inspiration. De même, on peut accorder à certains, comme Glenn Gould, que Bach n’a probablement pas écrit L’Art de la fugue spécifiquement pour les claviers, mais cela n’implique pas que le souci du timbre ou de la couleur sonore ait été toujours indifférent au compositeur baroque. On peut aussi penser qu’il a ménagé ainsi de plus grandes possibilités d’interprétation de ses partitions en les ouvrant à la pluralité instrumentale, ce qui est bien un indice de potentiel supérieur à une partition analogue destinée à une seule catégorie d’instruments.

    Bien d’autres exemples semblent parler plus nettement dans le même sens. Le fait que Liszt ait pu transcrire « correctement » des pages symphoniques pour le piano seul ne prouve pas que les compositeurs ne pensaient pas à des familles de timbres dans leurs intentions premières (par exemple, Wagner pour l’Ouverture de Tannhäuser). Dans le jazz, le travail sur les timbres, sur la recherche de la signature sonore de l’instrumentiste et sur l’arrangement orchestral, est au moins aussi important que le travail sur l’harmonie et le rythme : que serait la musique d’Ellington sans ses « couleurs  jungle », ou celle de Monk sans ses sonorités de piano « déglingué » ? … Dans la musique indienne, que serait celle de Ravi Shankar, sans les sonorités du sitar ? … Dans le rock, imagine-t-on la musique de Jimmy Hendrix sans les distorsions sonores de sa guitare Stratocaster ? …

    On pourrait certes répliquer que ces aspects sont essentiels pour l’interprétation réelle des œuvres, mais non pour leur composition formelle. Quand Liszt transcrit une ouverture symphonique de Wagner au piano, il interprète deux fois Wagner : par l’arrangement qui réduit le nombre des voix-instruments (transcription), et par la transformation des timbres de l’orchestre symphonique. L’interprétation particulière à chaque concert ne fait que découler de cette réorchestration, ou double interprétation, de la partition d’origine. Lorsque Martial Solal interprète  « Caravan » d’Ellington, il arrange le thème pour piano seul, le fait varier et improvise sur sa base harmonique. Ce que l’analyse fait apparaître dans ces exemples d’interprétation, ce sont trois variétés de ce type, irréductibles à la composition (1) et à l’exécution fidèle (2) : la transcription, l’arrangement et la variation/improvisation.  Cette objection à l’exclusion du timbre des propriétés formelles ne nous parait donc pas décisive, car on ne peut pas dire que la structure de l’œuvre reste intacte dans ces modifications supposées limitées aux timbres, qu’il s’agisse d’un concert unique, d’un enregistrement ou d’une transcription notée sur partition (que la phonographie permet aujourd’hui pour toute improvisation enregistrable). Si l’on admet avec Nelson Goodman[2] que l’identité d’une oeuvre musicale n’est que formelle et nominale, et ne consiste que dans sa notation (qu’elle soit écrite, orale ou mentale), le changement d’une note implique l’élaboration d’au moins une deuxième version de l’œuvre, qui devient alors multiple dans son régime même d’immanence structurelle. Ainsi, l’ouverture de Tannhäuser au piano est presque autant l’œuvre de Liszt que de Wagner : c’est la version de « Wagner-Liszt pour piano solo ».  Si  l’on refuse le fait que changer une note suffise à changer une œuvre, Goodman peut en conclure qu’il n’y a plus de critère d’identification des œuvres, et que la seule intuition subjective n’empêcherait jamais, par exemple, que la  3e symphonie de Beethoven  devienne progressivement la chansonnette Three little mouses (Trois petites souris) , en remplaçant chaque note une après l’autre , ce qui aurait des conséquences catastrophiques: impossible alors de concevoir l’identité d’une œuvre musicale et d’expliquer sa reconnaissance, l’interprétation incorrecte autant que le délit de plagiat deviendraient impossibles, et adieu les droits d’auteurs !…

      Néanmoins, sans aller jusqu’à cette extrémité (d’ailleurs contraire à l’expérience ordinaire), l’interprétation réalisante ne peut être réduite à ajouter une dimension annexe et facultative à l’œuvre musicale : la partition n’est qu’une partie de l’œuvre, son identité formelle (écrite) n’est qu’une partie de son « identité » historique réelle. La composition formelle est élaborée dans le but d’être interprétée dans ses trois phases ou types, et réalisée dans un continuum acoustique et spatiotemporel; elle est une structure intentionnelle dans toutes les dimensions de son objectivité : symbolique, acoustique et sociale. En ce sens, la pluralité des interprétations possibles n’est pas qu’une suite d’accidents aléatoires, mais une série historique qui actualise et exprime la puissance immanente de la structure de l’œuvre composée. Ces interprétations particulières ne sont pas les péripéties historiques de la matérialisation d’une forme qui resterait parallèlement éternellement intacte. Si certains compositeurs semblent avoir pensé le contraire, soutenant une sorte de néo-platonisme musical, c’est avec une certaine mauvaise foi et le rêve un peu délirant de maîtriser totalement la postérité de leurs œuvres : « surtout, que l’on ne touche pas à ma partition !… » (ce qui ne les empêche pas de la retoucher parfois eux-mêmes, et parfois longtemps après la publication de la première version !…). Mais comme le rappelle un peu sèchement Antonin Artaud dans une lettre adressée à un auteur de théâtre mécontent, fondamentalement et par nécessité, « l’interprète a tous les droits », légalement ou non, puisque c’est toujours la catégorie des interprètes qui réalise chaque occurrence de l’œuvre dans chaque performance virtuellement unique, puisque le compositeur passera avec le temps, et puisque l’existence de chaque œuvre ne reposera que sur son histoire et celle des facultés des générations d’interprètes.

     Il est donc improbable, comme le montrait déjà Levinson, que les compositeurs de « musique pure » aient toujours tenu pour négligeable l’instrumentarium et les familles de timbres de leur époque. Et si cela est arrivé, cela peut très bien ne concerner que certains types de partitions, non généralisables pour la relation fondamentale entre le schéma compositionnel de l’œuvre et ses différents niveaux d’interprétations sonores. S’il est donc vrai que la musique est l’art du temps, elle est d’abord l’art des sons réalisables dans le temps, nécessairement et prioritairement, un art des expériences sonores interprétables plusieurs fois dans un continuum spatiotemporel précis. La musique réelle actualise ses puissances formelles dans des faits acoustiques produits par les corps et les instruments des musiciens, perçus par les oreilles et les cerveaux des auditeurs, dans des espaces voulus et préparés par les multiples phases de l’interprétation.


(Lire la partie 1 du 18 juillet ; la partie 3 sera publiée le 20 juillet)

[1]
L’art, la musique et l’histoire (1998, Ed.de l’Eclat)
[2] Langages de l’art, (1990, J. Chambon, Ch.3)

 

Bernard Petit

Bernard Petit est professeur de philosophie depuis une vingtaine d'année en lycée. Il termine actuellement une thèse de doctorat en Philosophie esthétique et Sciences des arts à l'Université Aix-Marseille.

 

 

Commentaires

[…] suivre : la deuxième et la troisième partie seront publiées les 19 et 20 […]

par Musique et interprétation (1) : vers une approche morphogénétique | iPhilo - le 19 juillet, 2013


Bonjour ,

Puis-je avoir accès au troisième volet de cette approche svp ?
(musique et interprétation…)

Merci

Marie-Noëlle

par COULON - le 25 septembre, 2016



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