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Le temps long de l’action collective

5/09/2013 | par Jérôme Grondeux | dans Politique | 3 commentaires

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Comme toutes les expériences humaines, la politique est structurée par le temps, et les désillusions qu’elle provoque sont liées à cela. En finir avec la politique enchantée pour faire ses noces avec le réel et sortir de notre dépression collective présuppose d’en prendre conscience.

Pour chacun d’entre nous, le rapport à la  politique est ancré dans une temporalité individuelle. Nos désirs de changement, d’amélioration, nos ambitions personnelles même, tout cela se heurte au contraste entre l’écoulement rapide de nos années et les pesanteurs infinies du collectif.

Hippolyte Taine, dans un grand classique du libéralisme conservateur, Les Origines de la France contemporaine, qu’il écrivit dans les débuts de la Troisième République, avait décrit cela dans un texte si saisissant qu’il a été choisi comme sujet du baccalauréat en 1997 :

«  Tant qu’un homme ne s’intéresse qu’à soi, à sa fortune, à son avancement, à son succès personnel propre, il s’intéresse à bien peu de chose: tout cela est de médiocre importance et de courte durée, comme lui-même. À côté de cette barque qu’il conduit avec tant de soin, il y en a des milliers et des millions d’autres, de structure pareille et de taille à peu près égale: aucune d’elles ne vaut beaucoup, et la sienne ne vaut pas davantage. De quelque façon qu’il l’approvisionne et la manœuvre, elle restera toujours ce qu’elle est, étroite et fragile; il a beau la pavoiser, la décorer, la pousser aux premiers rangs: en trois pas, il en fait le tour. C’est en vain qu’il la répare et la ménage; au bout de quelques années, elle fait eau; un peu plus tôt, un peu plus tard, elle s’effondre, elle va s’engloutir, et avec elle périra tout le travail qu’elle a coûté. Est-il raisonnable de tant travailler pour elle, et un si mince objet vaut-il la peine d’un si grand effort? … Heureusement, pour mieux placer son effort, l’homme a d’autres objets plus vastes et plus solides, une famille, une commune, une Église, une patrie, toutes les associations dont il est ou devient membre, toutes les entreprises collectives de science, d’éducation, de bienfaisance, d’utilité locale ou générale, la plupart pourvues d’un statut légal et constituées en corps ou même en personnes civiles, aussi bien définies et protégées que lui, mais plus précieuses et plus viables, car elles servent beaucoup d’hommes et durent indéfiniment; même quelques-unes ont une histoire séculaire, et la longueur de leur passé présage la longueur de leur avenir. Dans l’innombrable flottille des esquifs qui sombrent incessamment, et incessamment sont remplacés par d’autres, elles subsistent comme des vaisseaux de haut bord: sur ces gros bâtiments, chaque homme de la flottille monte de temps en temps pour y travailler, et cette fois l’œuvre qu’il produit n’est pas caduque, éphémère, comme l’ouvrage qu’il fait chez lui; elle surnagera après qu’il aura disparu, lui et son esquif; elle est entrée dans une œuvre commune et totale qui se défend par sa masse. »

La citation est longue, mais avouez qu’elle en vaut la peine. Par la suite, Taine décrit l’État comme une sorte de vaisseau amiral, mais ce n’est pas ce qui nous intéresse ici. Je ne crois pas qu’on ait jamais mieux écrit sur l’engagement, sur ce qu’il nécessite de patience, et, pour employer un vieux mot,  d’humilité.

Certes, peu de lecteurs sont disposés à écouter les leçons d’Hippolyte Taine. Comme tous les libéraux conservateurs en France, il a été rapidement récupéré par la droite dure, et son hostilité positiviste et rationaliste envers la démocratie, règne pour lui des masses irrationnelles, l’a marginalisé politiquement.  Il ressentait lui-même douloureusement son isolement politique à la fin de sa vie. Pourtant, je me demande s’il n’a pas écrit là un des textes qui pourraient nous aider à définir le centre, ou au moins la modération en politique.

La modération politique procède d’un rapport au temps, et de la quête d’en équilibre entre les initiatives des femmes et des hommes qui montent à bord des grands bateaux et le souci de la préservation de ceux-ci. Comment les travailleurs des grands bateaux accueillent-ils la jeunesse qui prend pied sur le pont ? Comment parviennent-ils à leur faire comprendre comment fonctionne ce grand bateau tout en étant capable d’accueillir leurs nouvelles initiatives ? Quand acceptent-ils de retourner dans leur barque, quitte à donner de loin quelques conseils ?

Les immobilistes borneront leur ambition à la constitution d’un équipage docile et routinier, ne changeant jamais de cap ; les révolutionnaires chercheront à couler les grands bateaux, ne gardant que le vaisseau amiral  du militantisme supposé attirer toutes les barques. Les occupants des petites barques monteront à bord ou le suivront. Il saura bien  les mener au port, puisque l’Histoire n’est qu’une croisière. Mais pour tous ceux qui ne sont pas révolutionnaires, il n’y a pas vraiment de port, ou alors celui-ci n’est pas de ce monde.

Les libéraux, quant à eux, sont partagés depuis l’origine entre ceux qui pensent qu’il faut multiplier les grands bateaux pour respecter l’autonomie des petits, et ceux qui pensent qu’il faut les supprimer, et que les courants marins suffiront à assurer la coexistence fructueuse des petits bateaux.

Les centristes seraient alors des libéraux soucieux du lien social. Des gens  pour qui cet échange incessant entre les grands et petits bateaux est le cœur dynamique de l’Histoire. D’où un goût prononcé pour les institutions, malgré tous leurs défauts, car elles articulent le temps court des individus et le temps long des structures collectives.

Finalement, Taine nous aide à saisir la crise idéologique des modérés en politique qui vient de ce qu’ils ont à promouvoir une politique de la durée, de la progressivité, dans une société de communication dominée par les attentes immédiates. Leur cause n’est pas forcément perdue, mais elle est difficile.  Taine notait déjà que chacun était tenté de ne s’occuper que de sa petite barque, de s’enfermer dans sa temporalité personnelle – et cela ne s’est certainement pas arrangé depuis la Troisième République. Comprendre que les grands bateaux ne dépendent pas que de nous, que nous n’avons sur leur destinée qu’une action limitée, c’est promouvoir finalement une conception non-consumériste de l’engagement.

 

Jérôme Grondeux

Jérôme Grondeux est un historien français, spécialiste d'histoire des idées et de l'histoire du XIXe siècle. Agrégé et docteur en histoire, il est maître de conférences à l'Université Paris-Sorbonne et enseigne à Sciences Po Paris et à l'Institut Catholique de Paris. Dernier ouvrage paru chez Payot en 2012 : Socialisme, la fin d'une histoire ?. Nous vous conseillons son excellent blog Commentaires Politiques. Suivre sur Twitter : @JrmeGrondeux

 

 

Commentaires

Les centristes seraient  » des libéraux soucieux du lien social  » ? Belle définition, ma foi ! Surtout quand vous leur attribuez  » un goût prononcé pour les institutions, malgré tous leurs défauts, car elles articulent le temps court des individus et le temps long des structures collectives « . Mais alors, n’y-at-il pas en France, à gauche comme à droite…pas mal de centristes qui s’ignorent ? Tandis que le pays s’enflamme sur le thème  » Syrie : y aller ou pas « , n’est-il pas significatif que se soit également engagé un débat sur la question  » Vote au Parlement ou pas » ? Car on a vu alors, à gauche bien sûr, mais aussi à droite, nombre de responsables défendre fermement le respect de la Constitution, afin de ne pas affaiblir la fonction présidentielle elle-même. Et se manifester , en somme, une complicité réjouissante entre tous ceux qui se sentent légalistes dans l’âme. Et ne sont pas prêts à faire joujou avec les institutions, au nom d’une conception bien partisane et opportuniste de la  » démocratie « .

par Philippe Le Corroller - le 5 septembre, 2013


Si j’ai bien compris votre point, l’accélération du temps politique (qui va donc contre le « temps long collectif ») pourrait-il expliquer, en Europe par exemple, la montée des populismes (modérés par définition) et aussi le raz de bol vis-à-vis de nos gouvernants, qui sont tous issus, en moyenne, de partis modérés ?

par A. Terletzski - le 7 septembre, 2013


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par Le Bien commun et Le temps long de l’acti... - le 13 décembre, 2013



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