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Être stoïcien : une solution à la crise ?

3/10/2013 | par Francis Métivier | dans Philo Contemporaine | 8 commentaires

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Lier le temps long de la philosophie et le temps court de l’actualité, c’est une idée que nous aimons bien sur iPhilo. Le philosophe Francis Métivier, qui vient de publier Zapping Philo, Petites leçons de philosophie tirées de l’actualité aux éditions Le Passeur, nous fait profiter de son art en la matière, avec stoïcisme.

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Nombre de spécialistes de la philosophie antique s’accordent pour dire que le stoïcisme est né à Athènes, avec Zénon de Cition, à une époque de crise majeure dont la cause est la perte de l’autonomie de la Cité. L’hégémonie macédonienne remet en cause le modèle de liberté que le citoyen athénien portait jusque-là. Cette perte de liberté entraîne une crise multiforme, politique, sociale, morale, culturelle, existentielle aussi, probablement. Le syndrome de la crise laisse apparaître ses signes : on ne compte que sur soi-même pour s’en sortir (montée de l’individualisme), on interprète lâchement les lois (développement de la délinquance), on se méfie des autres et en particulier des politiques, on doute, on revient à d’anciennes valeurs (la nature, contre cette culture qui, décidément, ne marche pas). En tout état de cause, la crise est vécue comme une humiliation individuelle.

Alors… la crise athénienne et l’apparition du stoïcisme : concordance fortuite ou relation de cause à effets ? De plus, la doctrine stoïcienne est-elle à la crise athénienne ce que nos philosophies actuelles, qui s’expriment pour l’essentiel sur la question du bonheur, sont à la crise actuelle ?

Mais l’actuelle philosophie du bonheur semble, du moins eu égard à la démarche stoïcien, faire fausse route. D’abord, parce que l’interrogation première des stoïciens ne porte pas sur le bonheur mais sur la liberté. Interrogation que nous méprisons. Ensuite parce que l’actuelle philosophie du bonheur transige et marchande avec son objet. Faute de l’atteindre, l’actuelle philosophie rabaisse le niveau de la transaction : faute de donner les clés du bonheur, elle essaie de trouver les portes – fermées – du bien-être. Et par tous les moyens : confusion avec la psychologie, petites recettes et petites leçons (comme si être heureux n’étant qu’une question de méthode et chose facile, à la portée de tous), raisonnement du type « qui peut le plus peut le moins » : si une personne handicapée peut être heureuse, une personne normale, à plus forte raison, peut l’être aussi.

La crise actuelle est marquée par des signes analogues à ceux de la crise antique, et notamment la difficulté d’être financièrement dépendant des autres pays. La Grèce en première ligne. L’originalité de la première pensée stoïcienne tient dans la tendance, non pas à affronter la crise, à vouloir la résoudre coûte que coûte en la vainquant en vue d’un retour à la normale, pas même à la contourner, mais à l’oublier, avec l’arme de l’indifférence. Au fond, la crise n’est que l’effet d’un attachement à la matière, la conséquence de cette manie sociale qui consiste à répondre forcément aux sollicitations du monde extérieur, à céder à la tentation et au plaisir matérialiste.

Dans l’esprit du stoïcisme, ce courant, qui est surtout une pratique, constitue un courant de contestation. Du moins un anticonformisme flagrant. Retenons du stoïcismes trois idées princeps : « Subis et abstiens-toi », l’indifférence au monde extérieur et à ce qui ne dépend pas de nous, le destin. Appliquées à la crise d’aujourd’hui, ces trois idées devraient se traduire ainsi : supporte la pauvreté, supporte les circonstances extérieures, il est vain de vouloir sortir du malheur, en sortir n’est pas de ta responsabilité mais de celle des dieux, n’aide pas ton prochain, ne porte pas secours à ton semblable (quelle importance, de toute façon, si lui-même applique ces principes ?…), contente-toi de ne pas souffrir en n’allant pas vers les déceptions, n’entreprend rien qui pourrait te porter préjudice, soit indifférent à ton environnement, ne t’attache à rien, ni à personne, n’achète pas de maison, ne bouge plus, et si tu persistes à vouloir jouer un rôle dans la société, n’accorde aucune importance à ce qui s’y passe, ne te révolte pas, ne te mets pas en colère, n’exhibe pas tes sentiments, ta jalousie, ta frustration, sois froid, ne montre pas du doigt les exactions de ceux qui possèdent un pouvoir humain. Laisse… laisse…

Le stoïcisme, c’est aussi l’affirmation de la nature et de la raison contre la civilisation et la passion. Qu’est-ce qu’une crise ? C’est le résultat possible de la passion que nous mettons en œuvre pour obtenir coûte que coûte des récompenses, des biens, des honneurs. Certes, « Rien de grand ne s’est réalisé dans le monde sans passion », déclarera Hegel. Oui, mais rien de petit, de catastrophique, non plus. Bon, bien entendu, le culte de la nature, des dieux et de la raison n’est pas plus prudent et pas moins néfaste que le pari souvent aveugle, dogmatique et passionné de la culture.

Alors… pouvons-nous être stoïciens dans la crise ? Être stoïcien, c’est-à-dire être totalement indifférent à cette crise, constitue-t-il, à l’heure actuelle, une attitude convenable ? Et d’ailleurs, les vrais stoïciens durant la crise antique étaient-ils nombreux ? L’impassibilité était-elle sinon une vue de l’esprit de quelques-uns du moins une attitude patiente en attendant que les maux passent eux-mêmes ?

Zénon a, en effet, développé le concept de kathekon, qui désigne l’action convenable, appropriée, adaptée. Mais adaptée à quoi ? À la nature, à ses principes immuables, et non aux circonstances, toujours variables, de la société. Nous souffrons parce que nous manquons de constance, de régularité. Sachons à quoi nous en tenir. C’est peut-être cela, qu’il faut retenir du stoïcisme, en temps de crise. C’est à nous de nous adapter au réel, et non au réel de s’adapter à nous. Descartes, dans son hommage aux stoïciens, l’avait bien compris : « changer mes désirs que l’ordre du monde ».

Être dépendant de l’autre, non. De la nature, oui. De toute façon, dépendant de la nature, nous le sommes et il n’est pas déshonorant de se ranger derrière ce qui est plus grand, plus fort que nous. Sans véritablement affirmer le concept d’égalité entre les hommes, le stoïcisme pense qu’un homme n’a pas à se plier aux vœux d’un autre homme, fût-il esclave, et qu’une société n’a pas à se plier aux vœux d’une autre société. Ou alors, il faut subir et s’abstenir de se révolter.

Dès lors, la nature, un nouveau modèle ? Mais la grande différence entre l’époque antique et la nôtre tient dans le type de rapport que nous entretenons à la nature : pour, l’Ancien, c’est à la nature de protéger l’homme, pour le contemporain – après deux siècles de dégâts industriels – c’est désormais à l’homme de devoir protéger la nature. La nature comme modèle, oui, comme modèle sain, il faudrait déjà la restaurer… Et pour préserver la nature, il faut, paradoxalement, une culture, une science, une technique, une politique, des politiciens… c’est dire si nous ne sommes pas sortis de la crise… La crise a pris la forme d’un cercle vicieux. C’est un problème à mourir de rire… D’ailleurs,  Zénon avait un disciple, Chrysippe. On dit que Chrysippe est mort de rire.

Être stoïcien en période de crise ?… Au fond, la question a de quoi faire de nous non des stoïciens mais des sceptiques.

 

Francis Métivier

Docteur en philosophie, Francis Métivier enseigne la philosophie au lycée Duplessis-Mornay de Saumur, ainsi que l'esthétique et l'éthique à l'Université de Tours. En tant que chanteur et guitariste, il présente depuis, seul ou en power trio, la performance du Rock'n philo live, interprétations philosophiques de morceaux rock repris sur scène. Auteur de nombreux essais, il a notamment publié : Liberté inconditionnelle (éd. Flammarion, 2016) et Rock'n philo (rééd. Flammarion, 2 volumes, 2016). Vous pouvez aussi retrouver son site personnel : www.francismetivier.com.

 

 

Commentaires

L’ennui, avec le scepticisme, c’est qu’il peut nous incliner à penser  » A quoi bon ? « , à nous inciter au pessimisme. Or, c’est Alain, me semble-t-il, qui le dit le mieux :  » Le pessimiste se condamne à n’être que spectateur « . Donc si nous voulons être acteurs de nos vies, ne vaut-il pas mieux opter délibérément, et une bonne fois pour toutes, pour un optimisme lucide ? Pas dupes, certes, mais pas désarmés pour autant. Bien sûr, les  » coachs  » qui surfent , aujourd’hui, sur le thème  » Une crise n’est qu’une occasion de rebondir « , nous font volontiers sourire. Mais n’expriment-ils pas, après tout, une vérité éternelle : les sociétés ont toujours affronté des  » crises  » ?  » Nous autres, civilisations, savons aujourd’hui que nous sommes mortelles  » ? Certes ! Mais justement, n’est-ce pas une chance que de le savoir ? Etre stoïcien, aujourd’hui , n’est-ce pas se doter de doubles-vitrages pour économiser l’énergie, plutôt que de geindre sur les Fukushima potentiels ? Et réclamer de nos décideurs politiques qu’ils affrontent la trivialité du réel, plutôt que de se cacher derrière le mortifère  » Principe de précaution  » ?

par Philippe Le Corroller - le 3 octobre, 2013


Pour un docteur en philosophie, c’est une vision bien réductrice de ce qu’est le stoïcisme. Les « trois idées princeps » retenues et leur application à notre situation actuelle ne sont qu’une caricature …

Le stoïcisme n’est pas l’école de l’indifférence ou de l’impassibilité, mais celle du discernement et de l’humilité. Pour reprendre Marc-Aurèle : il faut avoir la force d’accepter ce que l’on ne peut changer, le courage de changer ce que l’on peut et la sagesse de discerner l’un de l’autre.

par Marc - le 9 janvier, 2014


Interprétation non seulement décevante du stoïcisme, mais totalement erronée… Ce n’est pas du tout ce qu’ils disent et certainement pas les conclusions qu’on peut tirer de leur pensée! Je dois développer la vertu, sans penser que j’aurai un impact décisif sur ce qui ne dépend pas de moi est très certainement plus prêt de ce qu’ils veulent dire. On est bien loin de l’apathie ici décrite.

par Frédérick Bruneault - le 12 décembre, 2014


La lecture de cet article me laisse perplexe… Ce stoïcisme décrit est bien loin des textes que j’ai pu lire d’Épictète, de Marc Aurèle, Sénèque et Pierre Hadot.
Le stoïcisme ce n’est pas subir la vie et s’abstenir, ce n’est pas laissé faire. Au contraire, il s’agit de jouer le rôle qui nous est donné de la façon la plus conforme possible à la Raison universelle, de faire la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous, c’est ne pas ajouter de jugement de valeur sur les représentations (c’est cela l’indifférence stoïcienne), c’est agir avec les hommes en accord avec la Raison commune…
Je rejoins le commentaire précédent, le stoïcisme ce n’est pas l’apathie décrite ici.

par thomas - le 25 novembre, 2015


Je suis étonné que l’auteur de cet article soit docteur en philosophie. Le stoïcien ne doit donc pas aider son prochain ni secourir son semblable, éviter les souffrances ? Le stoïcisme ne dit-il pas pourtant que l’homme est un animal sociable, qu’il doit participer à la vie politique et agir, en tout, pour le bien commun ? De plus, comment le stoïcien désirerait-il « éviter les souffrances » alors qu’elles sont pour lui indifférentes ? Il les éviterait s’il les considérait comme un mal, or ce n’est pas le cas. C’est l’épicurien qui fuit la vie politique et la souffrance, qu’il considère comme un mal, contrairement au stoïcien, et c’est d’ailleurs ce qui fait la spécificité du stoïcisme par rapport à l’épicurisme, de même que cet article n’aborde pas une seule fois la « vertu » qui est pourtant le « seul bien » aux yeux du stoïcien. Et la vertu ne consiste pas à « ne pas aider son prochain », bien au contraire.

par Aurélien - le 24 mai, 2018


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