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Les catastrophes possibles et irréelles (1) : ne pas croire ce que l’on sait

30/11/2013 | par Bruno Jarrosson | dans Philo Contemporaine | 6 commentaires

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« Mettre une gifle à une voyante et lui dire : «  Et celle-là, tu l’as vu venir ?  » »
Gracchus Cassar

 

Le flirt avec le fantôme

La stratégie n’est qu’un flirt avec le fantôme de l’avenir. Il s’agit toujours de structurer l’avenir.

Mais comme l’a fait remarquer saint Augustin, il n’y a pas d’avenir, il y a seulement un présent de l’avenir, une pensée de l’avenir dans le présent. L’avenir n’est pas connu, il est seulement imaginé. Aucune stratégie ne s’exempte de cette limite. Elle flirte avec un fantôme qu’elle prétend réel.

Nous ne savons pas ce que sera l’avenir. Mais dans la décision stratégique nous faisons comme si nous le savions.

Le fantôme n’est bel et bien qu’un fantôme. Idéal ou inquiétant, en tout cas bien différent du réel. L’avenir sera différent de ce que nous avons espéré ou craint. Peut-être en deçà de nos espérances, peut-être moins perfide que nos craintes. L’angoisse s’excite dans l’imaginaire, le réel est sa thérapie.

Nous ne savons pas ce que sera l’avenir mais dans la décision stratégique, nous agissons comme si nous le savions. L’imposture n’est pas loin. Nous n’agissons pas avec du savoir mais avec des croyances.

Est-ce la même chose de savoir et de croire ? Telle est la question que nous pose le flirt avec le fantôme.

Croire et savoir

La philosophie définit la connaissance comme une croyance vraie et justifiée. Savoir, c’est croire qu’une chose est justifiée. Si je sais que les saisons sont dues à l’inclinaison de l’axe de rotation de la Terre par rapport au plan de l’écliptique, c’est que j’ai de bonnes raisons de le croire. Je crois donc nécessairement que les saisons sont dues à l’inclinaison de l’axe de rotation de la Terre par rapport au plan de l’écliptique. Cette vision de la connaissance remonte, semble-t-il, à Platon qui dans ses dialogues tente de justifier ses croyances. Plus particulièrement, le Théétète et le Ménon établissent cette idée que le philosophe peut cheminer vers le savoir vrai s’il se soucie de la justification, de la charge de la preuve.

Dès lors, l’objet même de la philosophie est d’établir cette identité entre savoir et croire. Le philosophe est celui qui ne croit qu’en ce qu’il sait. C’est en cela qu’il est sorti de la caverne. Si nous regardons ce point à l’aune de la panne de l’intelligence stratégique, nous pouvons poser la question suivante : les opinions publiques croient-elles éviter la catastrophe climatique ?

Nous nous trouvons là devant un rapport étrange entre croyance et savoir. Un savoir est une croyance vraie justifiée, avons-nous dit. Mais dans la question posée ci-dessus, une évidence saute aux yeux : les croyances n’apparaissent pas du tout justifiées, du moins après coup.

Les opinions publiques savent que le réchauffement climatique va continuer et que les conséquences fâcheuses vont augmenter. Or elles agissent comme si ce n’était pas le cas.

Dans cet exemple, les acteurs agissent avec des croyances fondées sur des savoirs non justifiés. La situation est même pire, les acteurs agissent avec des croyances dont l’inverse est justifié. Dans ce cas, croire c’est admettre l’inverse de ce que l’on sait. Non seulement le lien entre savoir et croyance est coupé, il est même inversé.

Il y aurait de la panne de l’intelligence stratégique dans l’air que cela ne m’étonnerait qu’à moitié.

Nous agissons avec des croyances

Contrairement au savoir, la croyance engage l’action. Le savoir peut rester spéculatif, libre de toute attache, pur des atteintes de la réalité. Par contre, l’action engage une certaine forme de croyance sur le réel.

Je prends ma voiture parce que je crois qu’elle ne va pas tomber en panne, j’organise ce voyage parce que je crois que je serai encore en vie l’année prochaine. En fait je n’en sais rien, mais j’agis comme si je le croyais. Parce qu’il n’y a pas moyen de faire autrement. Agir c’est croire sans forcément savoir.

Dans ce cas, il faut distinguer l’action banale, quotidienne, présente et l’action stratégique qui porte sur le lointain. Si je me prépare à dîner, je n’ai pas besoin de croire à des choses incertaines. Il me suffit de savoir la recette, de l’appliquer. Et tout se passe bien. Peu d’incertitude, pas d’échéance au-delà du quotidien.

Par contre, l’action stratégique, qui engage un avenir plus lointain de façon incertaine contient un acte de foi au-delà du savoir. Nous agissons comme si nous croyons que l’action va réussir alors que nous ne le savons pas. C’est en ce sens que la croyance semble se distinguer du savoir en ce qu’elle la dépasse.

Résumons : pour le philosophe qui examine son savoir, il y a nécessaire identité entre le savoir et la croyance. Savoir, c’est rendre ses croyances vraies et justifiées. Pour l’homme d’action, agir, c’est croire, y compris au-delà de ce qu’il sait. L’action présuppose la croyance mais pas le savoir. En ce sens, quand il y a action, l’identité entre croyance et savoir est rompue.

Il manque en fait dans ce raisonnement une exploration plus détaillée entre l’action et la croyance.

Le lien entre action et croyance : la rationalisation

Le lien entre action et croyance a été exploré par des spécialistes de la psychologie sociale, en particulier Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois[1]. Ces deux auteurs ont conçu de multiples expériences sur le lien entre croyance et action. Ces expériences conduisent toutes aux mêmes résultats.

Que nous dit la tradition rationaliste qui a d’ailleurs été utilisée au paragraphe précédent ? Que la croyance est le fondement logique et rationnel de la décision. C’est parce que je crois que ma stratégie va réussir que je la déploie dans l’action. Chaque fois que nous argumentons pour changer la croyance de quelqu’un, nous espérons en fait que par utilisation de ce postulat de rationalité, la personne va changer son action. La communication se fonde sur ce postulat.

Ce schéma qui va de la croyance à la décision est logique. Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois montrent aussi qu’il est souvent faux. Les expériences mettent en évidence un schéma inverse, celui de la rationalisation. L’action est la cause des croyances et non l’inverse.

Un fumeur va-t-il arrêter de fumer parce qu’on lui explique que c’est mauvais pour la santé de fumer ? Si le postulat de rationalité fonctionne, cette stratégie va réussir à tous les coups. Or elle ne réussit presque jamais. Par contre, il arrive fréquemment qu’un fumeur explique que ce n’est pas si mauvais que cela de fumer. Dans ce cas, le postulat de rationalisation fonctionne, le fumeur déduit sa croyance de son acte.

Le fait de fumer tout en sachant que cela est mauvais pour la santé produit dans l’esprit ce que l’on appelle une dissonance cognitive, une incohérence entre ce que l’on fait et ce que l’on croit. Il y a deux façons de faire disparaître cette dissonance cognitive, soit en changeant ce que l’on fait – postulat de rationalité – soit en changeant ce que l’on croit – postulat de rationalisation. Or si je suis attaché à mon action comme le fumeur à sa cigarette, il est plus facile, moins coûteux, de changer ce que je crois que ce que je fais. Il est plus facile de minimiser en paroles les risques de la cigarette sur la santé que d’arrêter de fumer. Une autre forme de rationalisation consiste à répéter que je vais arrêter bientôt.

Cet exemple du fumeur qui répète qu’il va bientôt arrêter de fumer sans jamais le faire nous montre la faiblesse du postulat de rationalité. Expliquer à un fumeur que c’est mauvais pour la santé de fumer dans le but de le faire arrêter de fumer, c’est présupposer que le fumeur fume pour améliorer sa santé. Ce qui n’a aucune chance d’être vrai. Le fumeur fume parce qu’il a terriblement envie de fumer, telle est la cause de son acte. S’attaquer à la croyance ne change rien à la cause réelle pour laquelle il fume.

Le schéma qui postule qu’une croyance est la cause d’un acte est faux et simpliste. Il y a généralement plusieurs causes à un acte et la croyance n’est qu’une cause parmi d’autres. Le postulat de rationalité ne peut donc pas être vérifié dans sa généralité. Par contre, la croyance et l’action ont partie liée en ce sens qu’il faut éviter la dissonance cognitive. Il faut raconter que l’on croit à la pertinence de ses actes et le racontant, on finit par y croire.

Le schéma apparaît alors être le suivant :

  • Des causes circonstancielles conduisent à un acte,
  • Cet acte doit être cohérent par rapport aux croyances affichées,
  • Les croyances évoluent pour se conformer à l’acte.

La cause de la croyance n’est plus l’observation ou la réflexion mais bel et bien l’action. La croyance est désormais prête à se dissocier du savoir. Car parallèlement à ce schéma, l’acteur continue à savoir certaines choses. Même s’il explique que ce n’est pas si grave, le fumeur sait quelque part – comme on dit – que ce n’est pas bon pour sa santé de fumer.

Dans une situation douteuse, on peut donc agir comme si l’on croyait quelque chose tout en sachant que notre croyance est fragile ou fausse. Cet éclairage nous permet de reprendre les questions posées plus haut sur les croyances des acteurs.

Les opinions publiques croient-elles éviter la catastrophe climatique ?

Il n’y a plus d’arguments sérieux pour nier le réchauffement climatique dû à l’activité humaine. Il n’y a pas non plus d’argument sérieux pour réfuter les projections inquiétantes : élévation de la température de 2 à 5 °C dans la seconde moitié du xxie siècle. Cela nous le savons, mais pouvons-nous nous permettre de le croire ? Quand on commence à lister ce que cela devrait changer dans notre façon de vivre, on est vite tenté de refermer la boîte à croyances et de penser à autre chose.

On sait beaucoup et on croit peu.

Risque et solution, le principe de David Fleming

L’essayiste écologiste David Fleming (1940 – 2010) affirme que la propension d’une communauté à reconnaître l’existence d’un risque serait déterminée par l’idée qu’elle se fait de l’existence d’une solution. Cette affirmation serait une conséquence du principe de rationalisation que nous avons évoqué plus haut. Si je n’entrevois pas de solution à un problème, je ne peux pas agir pour mettre en œuvre une solution. Si je ne peux pas agir, je ne structure pas de croyance, je vais donc avoir tendance à ne pas croire au problème tout en sachant que le problème existe.

On trouve dans Les Pensées de Pascal la phrase suivante, à la fois triste et réjouissante : « Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser. » De nombreuses œuvres littéraires ont montré que l’idée de la mort peut rendre la vie pénible. C’est donc une idée qu’il vaut peut-être mieux savoir écarter pour vivre sereinement. Nous savons que nous mourrons mais y croyons-nous vraiment ? Jean-Paul Sartre, dans L’Être et le Néant[2] explique pourquoi l’être ne peut pas penser le néant de son être quand penser est la seule façon d’être.

« Ainsi, nous devons conclure, contre Heidegger, que loin que la mort soit ma possibilité propre, elle est un fait contingent qui, en tant que tel, m’échappe par principe et ressortit originellement à ma facticité. Je ne saurais ni découvrir ma mort, ni l’attendre ni prendre une attitude envers elle, car elle est ce qui se révèle comme l’indécouvrable, ce qui désarme toutes les attentes, ce qui se glisse dans toutes les attitudes et particulièrement dans celles qu’on pendrait vis-à-vis d’elle, pour les transformer en conduites extériorisées et figées dont le sens est pour toujours confié à d’autres qu’à nous-mêmes. La mort est un pur fait, comme la naissance ; elle vient à nous du dehors et elle nous transforme du dehors. »

Jean Paul Sartre, L’être et le néant, p. 630-631

Sartre montre que sur ce sujet qui conditionne l’être, savoir et croyance sont dans une incompatibilité logique. Pascal quant à lui indique qu’il s’agit de « se rendre heureux ». L’idée de bonheur est à l’origine du phénomène de rationalisation. Nous vivons plus heureux si nous pouvons penser que nos décisions passées ont été pertinentes. Nous avons besoin de penser que ce que nous avons fait a du sens. À l’inverse, penser que ce que nous avons fait n’avait pas de sens et que nous nous sommes trompés est une idée douloureuse. Le regard que nous jetons sur notre passé et sur nos décisions n’est donc pas neutre. Il engage le bonheur présent.

Le savoir engage la connaissance, la croyance engage le bonheur.

Ce rapport nécessaire au bonheur permet de comprendre le principe de David Fleming qui a inventé l’antibiotique de l’âme. Qu’y a-t-il de plus déprimant que d’envisager un risque sans solution ? Ceci est aussi impensable que la mort pour Sartre. Moins j’aperçois de solution moins je peux me permettre, au nom de la quête du bonheur, de croire au risque. Tandis que Hitler réarmait l’Allemagne, éructait ses menaces et occupait la Rhénanie, les Français dansaient sur l’air sympathique et joyeux de Tout va très bien madame la Marquise. Les paroles de cette chanson sont en soi un hymne au principe de David Fleming.

Stratégie de l’autruche finalement assez courante, je ferme mon esprit à des pensées désagréables. Les problèmes disparaissent de mon horizon à défaut de disparaître de la réalité. Comme le fumeur qui croit qu’il ne se ruine pas la santé puisqu’il ne pense jamais qu’il se ruine la santé.

Mais hélas, l’absence de certitude n’est pas certitude de l’absence.

[1] Robert-Vincent Joule, Jean-Léon Beauvois : Petit Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, PUG, 1987, La soumission librement consentie, PUG, 1998.
[2] Jean-Paul Sartre : L’être et le néant, Éditions Gallimard, 1943.

 

Bruno Jarrosson

Ingénieur Supélec, conseiller en stratégie, Bruno Jarrosson enseigne la philosophie des sciences à Supélec et la théorie des organisations à l'Université Paris-Sorbonne. Co-fondateur et président de l’association "Humanités et entreprise", il est l'auteur de nombreux ouvrages, notamment Invitation à une philosophie du management (1991) ; Pourquoi c'est si dur de changer (2007) ; Les secrets du temps (2012) et dernièrement De Sun Tzu à Steve Jobs, une histoire de la stratégie (2016). Suivre sur Twitter : @BrunoJarrosson

 

 

Commentaires

Excellent article, bravo M. Jarrosson ! Comme d’habitude d’ailleurs …

par Pierre Simon - le 30 novembre, 2013


Agis, avec cette maxime que l’essence de toute Chose est amour !

par Seyhan - le 1 décembre, 2013


Difficile de ne pas partager votre effarement concernant l’aveuglement des opinions publiques devant les conséquences prévisibles du réchauffement climatique. Mais la raison essentielle ne réside-t-elle pas dans le fait que nos sociétés souffrent aujourd’hui d’une terrible absence de courage politique ? Ingénieur, vous le savez mieux que moi : la principale cause de réchauffement climatique, c’est la production de dioxyde de carbone (CO2) par les usines fonctionnant au charbon. Sans parler des voitures diesel, certes moins productrices de CO2 que celles à essence, mais rejetant en revanche des oxydes d’azote ( NOX) , qui participent également à ce réchauffement, avec, en prime, des particules cancérigènes. Or qui osera dire aux Allemands que leur abandon du nucléaire et leur choix d’une électricité provenant à 45 % du charbon ( contre 3 % en France ) est une aberration écologique, dont pâtissent non seulement leur population mais également leurs partenaires les plus proches ? Qui osera dire aux écologistes français qu’ils mènent un combat d’arrière-garde contre le nucléaire et ont perdu ce qui leur restait de crédibilité en acceptant que le gouvernement renonce à taxer le diesel ? Je vous suis, lorsque vous écrivez  » L’idéologie conditionne la lecture des faits « . Bien sûr, enfant du 20ème siècle, je me méfie comme de la peste des idéologies, qui nous ont fait subir les horreurs des totalitarismes . Mais, concernant le réchauffement climatique , je me surprends à regretter…qu’un peu d’idéologie écologiste sérieuse ( basée sur un vrai savoir et non sur la seule croyance ) n’imprègne pas plus les opinions, en Europe en général, et en France en particulier ! Et oui, je me pose la question : le principal problème de nos sociétés, aujourd’hui, n’est-il pas une terrible absence de courage politique ?

par Philippe Le Corroller - le 1 décembre, 2013


[…] la première partie de l’article de Bruno Jarrosson, sur notre impossibilité à croire la catastrophe […]

par Les catastrophes possibles et irréelles (2) : les deux corps du décideur | iPhilo - le 2 décembre, 2013


Article intéressant, mais je m’étonne de l’absence de toute référence à Gunther Anders, qui avait beaucoup écrit sur cette fracture entre le croire et le savoir… De même; la lecture du Catastrophisme éclairé de Dupuy me semble incontournable sur cette question.
Enfin, une dernière chose : cet article semble postuler que la catastrophe écologique est dans un avenir incertain, ou tout du moins qu’elle est « devant » nous… Or, nous y sommes depuis plusieurs années. C’est maintenant, c’est en train de se passer et nous réagissons encore comme dans l’attente d’un cataclysme à venir, pérorant sur les attitudes à tenir face à cette épée de Damoclès. Mais hélas, nous y sommes déjà et, telle la grenouille qui s’acclimate à l’eau trop chaude, nous sommes devenus incapable de penser la catastrophe comme « en train d’avoir lieu ».

Merci quand même pour ce bel article !

par Louise - le 2 décembre, 2013


Variabilité climatique:
« Il n’y a plus d’arguments sérieux pour nier le réchauffement climatique dû à l’activité humaine ».
Croyance ou vérité rationnelle que la part de l’activité humaine est prépondérante sur l’effet de serre ?

« Il n’y a pas non plus d’argument sérieux pour réfuter les projections inquiétantes : élévation de la température de 2 à 5 °C dans la seconde moitié du XXIe siècle ».
Oui c’est plausible mais ce n’est pas certain, c’est une projection de codes de calcul numériques qui contiennent de nombreuses hypothèses de données d’entrée: à valider (au sens de la notion de réfutabilité de Karl Popper).
Ce qui n’empêche pas pour chacun de faire en sorte de préserver les ressources de la planète pour les générations futures.

Ingénieur pragmatique sceptique.

par Bertheau - le 8 janvier, 2024



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