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Roland Barthes chez le coiffeur : comment démêler l’identité politique de Iulia Timoshenko ?

8/03/2014 | par Maïa Hruska | dans Monde | 3 commentaires

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22 février 2014. A Kiev, Iulia Timoshenko rayonne comme un martyr à Maïdan. Fraîchement libérée d’une prison que l’on imagine spartiate, elle apparaît aux yeux du monde entier soigneusement coiffée, arborant son emblématique natte blonde. A Paris, où il est plus de minuit, le journaliste de garde s’interroge à voix haute : Timoshenko serait-elle passée chez le coiffeur avant de s’adresser au peuple ? Sur le même plateau, sa collègue lui rétorque doctement que « si c’était un homme, nous ne nous attarderions pas sur sa coupe de cheveux ». Comme si le discours de la Dame de Kiev était un discours désincarné, porté par un simple cerveau sur pattes, un vulgaire cogito cartésien ! Comme si son physique occultait son intellect ! En taxant son collègue de sexisme parce qu’il avait osé commenter l’esthétique de Iulia Timoshenko, la journaliste s’est faite la porte-parole de ce féminisme mainstream qui s’acharne à mépriser la féminité travaillée de celles qui investissent la sphère publique. La femme étant un sujet neutre, universel et égal en droits, sa singularité en tant que femme n’aurait aucune place dans le débat politique. Soit. Mais éclipser l’apparence de l’opposante à Ianoukovitch et au Kremlin, et réduire sa coiffure à une bête histoire de barrettes et de cosmétiques, c’est ignorer la métamorphose politique d’une oligarque repentie, devenue, en quelques années, la plus puissante dirigeante d’Europe de l’Est.

Or, nul besoin d’être coiffeur pour s’apercevoir qu’une simple mèche de cheveu peut revêtir une dimension éminemment politique, sociale, sacrificielle ou sexuelle en fonction de ce que l’on en fait : des ados aux cheveux gras passant par « la révolte des cheveux longs » en Argentine, l’humiliation des « tondues de la Libération », ou encore les coupes « à la garçonne » pendant les Années Folles, la chevelure féminine permet de sculpter tout un ensemble de superstitions, d’interdictions ou de revendications liées, le plus souvent, au désir sexuel masculin. Hitchcock le résuma ainsi : « pour une femme, relever ses cheveux sur la nuque, en chignon, revient à enlever sa petite culotte ». Longtemps signe de soumission aux conventions, le cheveu est devenu, pour la femme occidentale, l’expression de sa singularité à l’heure où l’assignation « genrée » des rôles s’estompe de plus en plus. Et Timoshenko l’a bien compris. Alliant un physique divin à un véritable génie politique, elle a fait de ses cheveux un puissant outil de communication politique et donc, de séduction.

Le correspondant du New York Times à Kiev relatait récemment sa première rencontre avec Timoshenko, lors d’une conférence de presse en février 2002. A la question « votre tresse est-elle un postiche ? », Iulia Timoshenko répondit courtoisement : « tout ce que vous voyez est authentique. Mes ongles, mes cheveux, ma peau. D’ailleurs, pour couper court à ces rumeurs, permettez-moi de vous le prouver ». Dans un silence quasi-religieux, elle inclina la tête et retira une par une les épingles qui retenaient sa couronne, avant de laisser retomber son épaisse chevelure blonde sur ses épaules, en guise de Raiponce [1]. Notre journaliste parisien a raison de s’attarder sur les péripéties capillaires de Timoshenko : celles-ci n’occultent point son discours, au contraire, elles le servent et renforcent le statut d’égérie que les médias internationaux lui ont conféré.

Avant d’investir la scène politique ukrainienne, Timoshenko est une oligarque brune et clinquante, qui fait fortune grâce aux démantèlements simultanés de l’URSS et de son appareil industriel. Dans les années 1990, elle prend le contrôle de la compagnie de distribution d’hydrocarbures et signe de formidables contrats avec le géant russe Gazprom. Oligarque fringuée à l’occidentale, elle incarne le consumérisme sexy des années post-soviétiques. Quelques années, une couverture de Playboy, et un bon gros scandale de corruption plus tard, elle fonde un parti à son nom, obtient un groupe au Parlement, et, dans la foulée, change catégoriquement son apparence. Exit la femme d’affaires énigmatique aux airs de Mia Wallace : place à la « mère courage », gardienne de la nation ukrainienne et parée d’une couronne tressée en épi de blé.

Les accusations de populisme ne tardent pas à pleuvoir, et pour cause : celle que l’on surnommait la “Princesse de gaz” se réinvente du jour au lendemain en Berehynia, déesse-mère des anciens Slaves que les nationalistes et les romantiques s’étaient appropriée dans leur résistance au soviétisme. Ses robes bouffantes, brodées de perles fines, évoquent Sainte Olga, première princesse ukrainienne canonisée au Xe siècle et vénérée dans toute l’Europe orientale. Son halo de blondeur lumineuse, lui, rappelle l’iconographie orthodoxe, marqueur d’identité, alors que sa torsade ressuscite l’imagerie populaire des ouvrières paysannes. Pour l’élection présidentielle de 2010, Timoshenko lance une campagne aux couleurs blanche et rouge, jonglant, une fois de plus, avec les épithètes de la sainteté et de la vertu. Qu’elle s’exprime en divinité matriarcale au pied du monument qui siège au centre de Maidan n’a donc rien d’anodin. Après un déboulonnage en règle de la statue de Lénine dans les années 1990, l’espace laissé vacant fut aménagé avec une immense colonne, en haut de laquelle siège une statue qui n’est autre que … la déesse Berehynia. Pour Timoshenko, Maïdan est bien plus qu’une estrade : c’est un trône !

Défaite par Ianoukovitch en 2010, elle sera harcelée, puis jetée en prison pour corruption. Les mauvaises langues diront que l’emprisonnement faisait partie d’un plan, lequel consistait à nourrir l’image d’une Jeanne d’Arc, l’image d’un corps en lutte, ou, comme l’écrit si joliment l’essayiste ukrainien Vadym Skurativksy, l’image d’ « un tank slave dans une poupée slave ».

Maïdan

Catapultons cinq minutes le sémiologue Roland Barthes à Kiev. Outre ce qui témoigne ostentatoirement de l’allure et de la présence réelles de Iulia Timoshenko, que nous révèle son attirail de Berehynia ? Dans la terminologie barthésienne, la coiffure, les robes, la blondeur sont des « signes » qui, portés harmonieusement, représentent un « système de connotation ». Au delà de leur simple présence devant la foule, ces signes comportent une autre réalité, une réalité falsifiée, « qui nous installe vis-à-vis d’elle dans la position de récepteurs passifs des leurres qu’elle nous tend, ce qui est proprement intolérable ». Roland Barthes s’emporta à de multiples reprises contre l’usurpation de « mythes » au nom de postulats idéologiques. Prenant pour exemple les grotesques perruques « romaines » dont Hollywood avait affublé ses comédiens dans un long-métrage sur Jules César, il établit une « morale du signe » assez compliquée, qui se résume ainsi : imiter un mythe, oui, mais pas n’importe comment, et, si possible, sans prendre le spectateur pour un imbécile, merci.

Un mythe, explique-t-il dans Mythologies (1957) est un « contenu concret, vivant, narratif (…) lequel suppose un savoir, un passé, une mémoire ». Lorsque Timoshenko s’approprie les signes métonymiques de la Berehynia pour renaître en politique, elle prétend que sa contiguïté avec le mythe a toujours existé, qu’elle est naturelle. Ainsi, Timoshenko fait croire qu’il ne s’agit pas d’une vulgaire imitation, mais bel et bien d’une réappropriation de celle qu’elle a toujours été. « Le signe a beau demeurer à la surface, il ne renoncent pas pour autant à se faire passer pour une profondeur. (…) En se donnant pour spontané (ce qui est triché), il se déclare à la fois intentionnel et irrépressible, artificiel et naturel, produit et trouvé ».

Le mythe, alors, bascule dans une toute autre « chaine sémiologique » : le mythe est évacué de toute sa vraisemblance : il n’est plus ni concret, ni narratif, ni vivant, mais un ornement idéologique. Ainsi, dans la psychologie barthésienne, les signes extérieurs renvoyés par Timoshenko révèlent, derrière le paraître, l’inverse des valeurs mythiques qu’elle prétend incarner. Condensé de manière plus digeste : chassez le naturel à grands coups de ciseau, il reviendra au galop.

Le 22 février au soir, les chaînes de télévision diffusent le discours scandé par Iulia Timoshenko à Maïdan, au pied du monument dédié à la Berehynia. Devant sa télévision, Roland Barthes n’entrevoit qu’une mystification, symptôme d’une alarmante imposture.


[1] En référence au conte populaire allemand, « Raiponce », retranscrit par les frères Grimm en 1812. Raiponce est le nom d’une jeune fille, emprisonnée en haut d’une tour sans escalier ni porte, rien qu’une petite fenêtre. Elle ne peut recevoir la visite de son Prince qu’en lançant sa très longue tresse blonde par la fenêtre à laquelle il se suspend pour la rejoindre.

 

Maïa Hruska

Diplômée de l'Université de Cambridge et du King's College de Londres, passée également par Sciences Po Paris, Maïa Hruska travaille au sein de la maison d'édition Wylie à Londres. Elle a collaboré au quotidien L'Opinion lors de son lancement. Suivre sur Twitter : @MaiaHruska

 

 

Commentaires

Très juste édito, mais alors, qui a raison ? Barthes, la féministe ou Timochenko en jouant de ses charmes ?

par L. Adler - le 8 mars, 2014


Succulent papier ! L’avouerais-je ? Je regarde toujours Najat Vallaud-Belkacem avec plaisir, alors que sa constance dans la langue de bois me fait hurler de rire…ou de rage, c’est selon . Mais si nous n’étions que des créatures de raison , des citoyens responsables, organisés et propres sur eux , ça se saurait . C’est comme ça : la démocratie passe aussi par des jolis minois et des chevelures flamboyantes . Raison de plus pour être circonspect .

par Philippe Le Corroller - le 8 mars, 2014


Jolie plume et juste apologue. Ah le sourire de Ségolène que chantait Muray (Philippe) comme le chat de Cheshire ! Mais aussi pour les hommes l’écharpe rouge ou blanche, le chapeau de Tonton, le Tigre de Poutine ou bien son torse nu !

par Elizabeth Antébi - le 16 avril, 2015



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