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Nietzsche : le premier des futurologues

24/03/2014 | par Philippe Granarolo | dans Philo Contemporaine | 16 commentaires

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Le philosophe Philippe Granarolo a consacré trente-cinq ans de sa vie aux études nietzschéennes. Auteur d’une thèse de doctorat d’Etat ès Lettres sur le philosophe allemand, soutenue en 1991 et consacré au « futur dans l’oeuvre de Nietzsche », il n’avait publié de celle-ci que la troisième partie ( L’individu éternel. L’expérience nietzschéenne de l’éternité, éd. Vrin, 1993) et n’a ensuite laissé entrevoir sa lecture de Nietzsche que par le biais d’articles et d’opuscules. Avec le volume publié aujourd’hui par Les Belles Lettres, dans la collection « Encre Marine », Nietzsche : cinq scénarios pour le futur, il comble cette lacune et met à la portée du public cultivé son approche originale du philosophe allemand.

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J’ai eu le grand privilège d’appartenir à la première génération ayant eu à sa disposition l’intégralité du corpus nietzschéen, ce qui rend possible une rigueur dans les analyses à laquelle ne pouvaient prétendre les commentateurs des générations précédentes. Grâce à l’admirable travail philologique de l’équipe internationale dirigée par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, qui a eu accès à l’ensemble des archives, travail qui a abouti, depuis 1967, à la publication de la grande édition historique et critique publiée chez Walter de Gruyter, les lecteurs allemands, italiens et français (l’œuvre ayant été publiée simultanément ou presque dans les trois langues) ont désormais à leur disposition un texte définitif distinguant les œuvres dont le philosophe avait assuré la publication et la totalité des fragments présentés dans l’ordre chronologique où lui-même les avait rédigés dans ses cahiers. La valeur scientifique de mon travail repose donc sur cette édition critique sans laquelle serait demeuré simples hypothèses ce que je pense avoir établi de la façon la plus formelle. Mon étude est l’une des premières études françaises à s’appuyer sur l’édition critique de l’œuvre nietzschéenne, toutes mes citations y faisant référence. Aucune étude sérieuse ne devrait plus jamais faire référence à La volonté de puissance, dont on ne peut que déplorer les récentes rééditions. Ma chance, mais également mon honneur, ont été de n’avoir jamais fait référence dans tous mes travaux à l’œuvre factice composée par la sœur de Nietzsche.

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Nietzsche cinq scenarios pour le futur

 

Une philosophie de l’avenir

Ma lecture de Nietzsche n’a pas la prétention de renouveler radicalement l’interprétation de la pensée nietzschéenne. Mais elle a pour ambition d’être l’une des premières à mettre en évidence son extrême rigueur tout en prenant en compte la totalité du corpus laissé par l’auteur du Zarathoustra. Un dilemme a divisé les plus avisés de mes prédécesseurs : soit privilégier l’unité de la philosophie nietzschéenne avec pour prix à payer l’occultation de certains  textes  ou  la  mise  entre  parenthèses de multiples traits de cette philosophie ; soit prendre en compte la quasi-totalité de l’œuvre en concédant les contradictions et les retournements d’une pensée acceptée comme irrémédiablement plurielle. Ma très longue fréquentation de l’œuvre nietzschéenne  m’a peu à peu imposé une issue, et une seule, permettant d’échapper à ce dilemme : de La Naissance de la Tragédie à Ecce Homo, tous les textes nietzschéens, sans exception, doivent être lus comme des textes consacrés à l’avenir de l’homme et de la civilisation. Aborder la philosophie de Nietzsche comme une philosophie de l’avenir, ce n’est pas seulement lui restituer sa dominante, c’est redonner son unité à un itinéraire dont les étapes successives ne sont pas les phases contradictoires d’une pensée éclatée, mais autant d’ouvertures sur l’avenir liées les unes aux autres et qui s’engendrent dans un processus ne laissant pas la moindre place à la gratuité. Selon moi, Nietzsche est moins un prophète que le premier des futurologues. Les cinq scénarios mis en exergue dans mon essai offrent au corpus nietzschéen un nouveau visage que les futurs interprètes du philosophe  auront sans doute à prendre en compte.

Conjuguer les talents de la pythie grecque et de l’haruspice romain

Nietzsche, spécialiste de l’Antiquité, ressuscite les figures de la pythie et de l’haruspice et s’approprie leurs pouvoirs pour éclairer les mutations à venir. Dès les années bâloises, le contexte politique et culturel dans lequel il évolue lui donne la certitude qu’il vit un moment décisif de l’histoire. Mais cette époque qu’il perçoit d’abord, prisonnier des sortilèges wagnériens, comme moment révolutionnaire interne à l’Allemagne, son génie lui révèle très tôt qu’elle marque un carrefour dans le parcours millénaire de la civilisation. De novembre 1871, date à laquelle il écrit à son ami Gersdorff que « ce n’est plus qu’à titre de combattants que nous conservons le droit d’exister aujourd’hui, à titre de pionniers d’un  saeculum à venir », jusqu’aux formules  ironiquement  mégalomaniaques d’Ecce Homo par le biais desquelles il s’identifie à un fatum qui « brise l’histoire de l’humanité en deux tronçons », tous les écrits nietzschéens sont portés par la conviction que l’humanité vit un moment crucial de son évolution. On nous rétorquera qu’une telle intuition est d’une extrême banalité, et que toutes les civilisations de l’histoire ont partagé, à un moment ou à un autre de leur développement, ce sentiment d’un grand tournant. Mais, outre que la banalité d’une intuition ne suffit pas à en éradiquer la validité, Nietzsche a mis toutes ses ressources intellectuelles au service de la démonstration de son intuition fondamentale.

Les cinq scénarios d’une futurologie

Les cinq scénarios (on m’autorisera ce vocabulaire cher aux futurologues) que j’ai pu distinguer au sein de la prospective nietzschéenne ne sont pas des visions successives et hétérogènes de l’avenir, ils sont le fruit d’un travail continu, l’aboutissement des efforts conjugués d’un haruspice aux méthodes rationnelles et d’une pythie aux facultés surprenantes. Le passé le plus lointain et l’avenir le plus éloigné ont toujours été saisis conjointement par Nietzsche. La fascination pour la Grèce présocratique engendre en premier lieu le rêve d’une renaissance prochaine de la civilisation ; la généalogie de la morale et de la religion autorise ensuite la prophétie du règne des « esprits libres » ; les enseignements de la « nuit  des  temps »  cosmologique  et biologique laissent entrevoir la dégénérescence et peut-être la proche disparition de l’espèce humaine ; la mise à jour de l’archaïque invention du monde rend concevable, chez un être libéré des anciennes croyances et apte à assimiler le savoir scientifique, une nouvelle coloration de la réalité, la scène du Surhumain ; enfin, la généalogie du christianisme et la recherche désespérée d’une origine forte alimentent les inquiétantes annonces du prophète de la « grande politique ».

Le plus actuel des penseurs des deux derniers siècles

Premier penseur à avoir compris que l’enfermement dans un espace temporel réduit était le « péché originel des philosophes », Nietzsche a recouvré l’innocence intellectuelle en situant l’ensemble de ses analyses au sein du  temps long  du cosmos et de la vie. Mettant sans cesse en conjonction l’archaïque qui survit en nous et l’avenir lointain dont nous portons déjà le filigrane, il a jeté sur le présent un regard si perçant qu’un peu plus d’un siècle après lui aucune analyse approfondie de notre époque n’a pu être conduite qui ne soit la répétition, ou du moins qui ne s’inscrive dans le prolongement direct, de son herméneutique.

Pour aller plus loin : lire de P. Granarolo Nietzsche : cinq scénarios pour le futur, coll. « L’encre marine », éd. les Belles Lettres, 2014.

 

Philippe Granarolo

Docteur d'Etat ès Lettres et agrégé en philosophie, Philippe Granarolo est professeur honoraire de Khâgne au lycée Dumont d'Urville de Toulon et membre de l'Académie du Var. Spécialiste de Nietzsche, il est l'auteur de plusieurs ouvrages, notamment Nietzsche : cinq scénarios pour le futur (Les Belles Lettres, 2014) . Nous vous conseillons son site internet : http://www.granarolo.fr/. Suivre surTwitter : @PGranarolo

 

 

Commentaires

Y’aurait-il un bug ?

par Seyhan - le 24 mars, 2014


@Seyhan. Je ne crois pas. Y-a-t-il un problème d’affichage ?

par L'équipe d'iPhilo - le 24 mars, 2014


Pas d’affichage du texte

par Dupre - le 24 mars, 2014


@iphilo : aucun problème sur l’affichage. J’ai rédigé un long « commentaire », qui n’est pas passé 🙂 … J’imagine que ce n’est pas grave puisque mon deuxième post est passé. Mais je n’aurais pas le courage de renouveler le même texte, 🙂
Par contre le commentaire de « Dupre » se résume à  » Pas d’affichage de texte »
A votre service, dans l’éventualité.
Je me fais une joie de partager votre existence.

par Seyhan - le 25 mars, 2014


Fragments posthumes, W I 1, printemps 1884 : [112] : La France en tête pour la culture, signe de la décadence de l’Europe. La Russie doit devenir maîtresse de l’Europe et de l’Asie – elle doit coloniser et gagner la Chine et l’Inde. L’Europe comme la Grèce sous la domination de Rome.
Comprendre l’Europe donc comme centre de culture […] à un niveau supérieur il y a déjà une dépendance mutuelle qui continue. […] Tout tend vers une synthèse du passé européen se réalisant dans des TYPES d’esprit de très haut niveau.
Mais si l’Europe tombe aux mains de la populace, alors c’en est fini de la culture européenne !

W I 6a, juin-juillet 1885 : [9] : l’argent à lui seul obligera l’Europe, tôt ou tard, à se fondre en une seule masse.

par Claude Courouve - le 31 mars, 2014


Fragments posthumes, N II 3, fin 1876 – été 1877 : [43] : Le socialisme se fonde sur la résolution de poser les hommes égaux et d’être juste envers chacun : c’est la suprême moralité.

Mp XIV 1b, 1876-1877 : [16] : la navigation aérienne sera favorable au socialisme
[25] : On reproche au socialisme de ne pas tenir compte de l’inégalité de fait entre les hommes ; toutefois ce n’est pas là un reproche, mais bien une caractéristique, car le socialisme décide de négliger cette inégalité et de traiter les hommes en égaux […] c’est dans cette décision de passer outre que réside sa force exaltante.

Mp XIV 1 d, automne 1877 : [1] : Socialisme :
Améliorer la condition des couches les plus basses revient à améliorer leur capacité de souffrance ; le grand homme et la grande œuvre ne s’épanouissent que dans la liberté.
Les socialistes ont pour la plupart le tempérament sombre, débile, songe-creux, fielleux.

Humain, trop humain (1878, 1886), V, § 235 : les socialistes aspirent à créer un état de bien-être pour le plus grand nombre possible. Si le foyer permanent de ce bien-être, l’État parfait, était réellement atteint, ce bien-être même détruirait le terrain sur lequel se développent la grande intelligence et, d’une manière générale, la forte individualité.

par Claude Courouve - le 31 mars, 2014


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