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Russie et Occident : les vieux concepts de la Guerre froide ne fonctionnent plus

5/06/2014 | par Alexandre Terletzski | dans Monde | 2 commentaires

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Dans l’interprétation donnée à la crise ukrainienne, les Occidentaux ont tendance à user de concepts étrangement démodés. Sous des terminologies reprises de la Guerre froide, le récit de cette crise voit s’opposer la Russie de Vladimir Poutine et le géant américain, comme si le nouveau Tsar souhaitait redessiner un monde dual dont les deux pôles seraient Washington et Moscou. Et entre ces deux points, se trouve l’Europe ! Dans cette vision bipolaire des relations internationales du début du 21e siècle, l’Europe serait encore le centre d’une zone de friction entre les deux moteurs principaux de la marche du monde. Confortée en un sens par les événements en Ukraine, l’Europe, pourtant consciente de son nanisme politique, se considèrerait encore un peu comme le centre du globe … Le 20e siècle est pourtant passé par là ! Et si l’idée que l’on se fait de l’hégémonie poutinienne brouillait un peu nos catégories ?

En mai 2005 en Allemagne, Poutine avait prononcé des mots qui font désormais florès : « Celui qui ne regrette pas la dissolution de l’Union soviétique n’a pas de cœur ; celui qui veut ressusciter l’Union soviétique n’a pas de cerveau ». Or, nous n’avons retenu de cette citation que la première partie et non la seconde : mâtiné de nationalisme, Vladimir Poutine voudrait à tout prix reconstituer l’Empire perdu. Le maître du Kremlin, par une sorte de revanche, souhaiterait revenir à un monde bipolaire dont il serait l’un des moteurs.

C’est complètement oublier la seconde partie de cette citation : celui qui souhaiterait reconstituer l’Empire russe n’aurait point de cerveau. Si l’on peut trouver bien des défauts à Vladimir Poutine – comme sa grossièreté à l’égard de la Secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton – son absence de matière molle n’est pas à chercher du côté de ceux-ci, comme son interview sur Europe 1 et TF1 a bien pu le montrer. Il semble préférer le jeu d’échec à la roulette russe et le maître du Kremlin semble d’abord maître de lui-même. Comme l’ont très bien analysé l’économiste Jacques Sapir et le démographe Emmanuel Todd, tout porte aujourd’hui à croire que, depuis le début de la crise ukrainienne, Vladimir Poutine n’a pas déroulé un plan prévu préalablement, mais a au contraire réagi au fur et à mesure des événements en avançant ses pions, parfois avec plusieurs coups d’avance par rapports aux Occidentaux.

Si un retour à une bipolarisation  américano-russe n’est pas rationnelle d’après les mots mêmes de Vladimir Poutine, quel est donc le logiciel que celui-ci met en œuvre ? Il est probable que le nouveau Tsar, comme on aime à l’appeler, se veut le grand défenseur d’un monde multipolaire encore rejeté par les Etats-Unis, lesquels voient d’un mauvais œil la perte de leur statut d’ « hyperpuissance », concept emprunté à Hubert Védrine.

La crise ukrainienne et la guerre en Syrie créent des différends forts entre la Russie et les Occidentaux, mais elles ne doivent pas faire oublier que le centre géopolitique du monde se trouve dans le Pacifique, comme le notait Jean-Pierre Chevènement dans un article publié hier. La politique étrangère de Barack Obama en est la preuve depuis maintenant de nombreuses années. Ainsi en est-il également lorsque le 14 mai dernier, Vladimir Poutine est allé rencontrer son homologue chinois Xi Jinping à Shanghai pour approfondir le partenariat stratégique entre les deux pays. Si la Chine voit d’un mauvais œil l’ « annexion » par la Russie de la Crimée, par crainte de voir apparaître le sceptre du sécessionnisme à l’intérieur de ses propres frontières, elle partage avec l’Ours sa volonté d’imposer un monde multipolaire aux Etats-Unis.

Parce que celui qui regretterait la chute de l’URSS n’aurait pas cerveau, il est probable que le logiciel d’analyse du Kremlin soit de se projeter dans l’avenir comme l’un des incontournables acteurs d’un monde multipolaire dont le centre serait quelque part dans l’Océan Pacifique. L’histoire se répète, mais pas aux mêmes endroits, de sorte que, du point de vue stratégique, la Mer Noire est à Catherine II ce que l’Océan Pacifique est à Vladimir Poutine. Surinterpréter l’épisode criméen risque de redonner à la Mer noire un intérêt qu’elle a certes encore, mais qui n’est peut-être plus aussi primordial.

Au lieu de voir des méchants Russes contre des gentils Occidentaux ou inversement par réaction de vaillants Russes contre de décadents Occidentaux (sentiment étrange et diffus que la lecture de Twitter en France peut parfois suggérer), ne serait-il pas possible pour l’Europe de sortir quelque peu d’un discours moralisateur pour essayer de voir de plus près les rapports de force qui se jouent en Ukraine ? Par habitude désormais historique, l’Allemagne prudente de la chancelière Angela Merkel semble faire preuve sur ce point d’un réalisme bienvenu.

Par une logique binaire de type ‘’Guerre froide’’, que tous les acteurs ont adoptée, l’Ukraine s’est retrouvée écrasée entre une Europe otanisée et un Empire russe en recomposition. Et tout ceci se passe sur le dos du peuple ukrainien en proie aujourd’hui aux prémisses d’une guerre civile. Erreur tragique car l’Ukraine, par son histoire et sa position géographique, est le seul pont possible reliant l’Europe et la Russie ! Pensons à Pouchkine qui écrivait qu’ « à Odessa, on respire l’Europe ». Qu’y respire-t-on aujourd’hui sinon l’odeur âpre du brûlé ? Répétons avec Jean-Pierre Chevènement que « l’Europe ne sera pas l’Europe sans la Russie ». D’autant que si le centre du monde est aujourd’hui dans le Pacifique, la Russie sera nécessaire pour les intérêts des pays européens qui, à preuve du contraire, ne sont pas ouverts sur cet Océan. Encore faut-il pour cela accepter que ce sont les Etats qui interagissent entre eux et non les chefs d’Etats qui les représentent. Pour esquisser une solution, il faut certainement voir plus loin que les figures de François Hollande et de Vladimir Poutine et privilégier une vision des pays eux-mêmes. La Russie éternelle racontée par Vladimir Fédorovski est alors certainement plus agréable à regarder que l’actuel locataire du Kremlin.

 

Alexandre Terletzski

Ancien professeur de philosophie, formé à la Sorbonne, descendant d’une famille d’Odessa, Alexandre Terletzski a longtemps enseigné la philosophie en lycée. Suivre sur Twitter : @Terletzski.

 

 

Commentaires

Merci pour cette analyse que je partage complètement. Je n’apprécie guère le personnage de Poutine, mais ses arguments géopolitiques lors de l’interview m’ont paru des plus pertinents. Surtout qu’il faut bien dire que depuis 15 ans, les Etats-Unis ne comptent que des échecs dans la lutte contre le terrorisme …

par Michel Bernard - le 5 juin, 2014


Comme vous-même et Jean-Pierre Chevènement , je suis convaincu que  » l’Europe ne sera pas l’Europe sans la Russie  » . Que la Russie soit  » européenne  » , tout homme aimant la littérature et le théâtre en est convaincu depuis longtemps. De Dostoïevski à Tchékov , de Tolstoï à Tourgueniev , de L’ Archipel du Goulag au Pavillon des cancéreux ,on ne va pas faire la liste des auteurs et des oeuvres qui font partie de notre patrimoine universel . Et que dire de l’extraordinaire Vassili Grossman ! D’abord chantre du  » socialisme  » bolchévique dans le premier tome d’une grande fresque , « Pour une juste cause  » , il prend peu à peu conscience de l’horreur du totalitarisme stalinien et de son équivalence à la barbarie nazie dans le deuxième tome , « Vie et destin  » . Et il nous donne alors , en romancier , une analyse des deux totalitarismes qui ravagèrent le 20ème siècle aussi subtile que celle d’Hannah Arendt . Mais avec des personnages de chair et de sang , décrits dans toute leur complexité . Or l’imaginaire politique des peuples , j’ai la faiblesse de le croire , est plus souvent issu des oeuvres des grands écrivains que des discours des dirigeants politiques . « Les misérables  » ou « Germinal » ont plus fait pour le progrès social que les proclamations des hommes politiques de leur époque . ( Ce qui n’a pas empêché, bien sûr, Victor Hugo ou Zola de se mêler de politique) . Les Américains l’avaient d’ailleurs bien compris pendant la guerre froide , qui aidèrent de bien des manières nombre d’écrivains et d’artistes  » dissidents » au delà du Rideau de fer . Je partage donc pleinement votre conclusion :  » Pour esquisser une solution , il faut certainement voir plus loin que les figures de François Hollande et de Vladimir Poutine, privilégier une vision des pays eux-mêmes .  » Oui à la Russie éternelle , racontée par ses grands écrivains !

par Philippe Le Corroller - le 6 juin, 2014



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