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Vite, Benjamin Constant ministre des transports !

14/06/2014 | par Alexis Feertchak | dans Politique | 4 commentaires

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La France est un pays profondément bipolaire. Gauche contre droite. Système contre anti-système. Anciens contre modernes. Cheminots contre patrons. Taxis contre VTC. Le résultat de cette bipolarisation se traduit par des kilomètres de bouchons et une absence récurrente de moyens de transport. Il s’en faudrait de peu pour que l’épreuve du Bac Philo soit perturbée.

Les futurs bacheliers pourront invoquer Benjamin Constant et la pensée libérale pour justifier leur retard et apporter une aide au Ministre des transports Frédéric Cuvillier, visiblement à court d’éléments de langage. Dans un monde idéal, le Président pourrait même faire du penseur libéral son ministre.

Qu’entend-on dans le débat politique et ce de façon récurrente à chaque grève ? Il y aurait d’un côté des corps intermédiaires archaïques enrichis d’avantages indus et inaptes au changement – un ancien Président souhaitait en venir à bout – et de l’autre des barbares libéraux et individualistes pourfendeurs des protections sociales et grands-croix dans l’ordre mondial de la concurrence. Dans un tel climat, toute négociation semble perdue d’avance.

La place paradoxale des corps intermédiaires en France

Ce climat vient peut-être d’un impensé de la culture politique française : on ne sait que faire depuis des siècles des « corps intermédiaires ». Ceux-ci ont toujours existé, mais ils ont pris sous l’Ancien-Régime une importance capitale, avec notamment l’existence des corporations d’artisans et de métiers ou des différents ordres sociaux (Tiers-Etat, clergé, noblesse). Avec la loi Le Chapelier (1791) supprimant les corporations, la Révolution française a souhaité détruire à jamais ces corps intermédiaires : il n’y aurait plus que des citoyens et la République ; rien entre les deux. Mais la Restauration puis plus encore nos Républiques successives ont consciencieusement reconstruit ces corps intermédiaires jusqu’à aujourd’hui. Associations, syndicats, professions réglementées, la liste est peut-être aussi longue que sous l’Ancien-Régime. Au plus haut sommet de l’Etat, les Grand corps reconstituent une noblesse de fonction : polytechniciens et énarques entretiennent cette survivance monarchique. Chauffeurs de taxis, professeurs certifiés ou agrégés, syndicalistes et notaires entretiennent aussi cette France des statuts indéboulonnables auxquels aucun homme politique ne peut toucher … sans risquer de perdre son propre statut de représentant de la nation.

Un sans-culotte de 1791 ou un disciple de Rousseau regarderait ces strates de corps intermédiaires avec sévérité. Dans l’esprit révolutionnaire, chaque citoyen faisait directement partie du grand tout qu’est la République, sans médiation aucune. Il fallait ainsi supprimer les institutions sociales intermédiaires qui empêchaient les citoyens de s’insérer à armes égales dans l’espace public. Le « social » – entendu comme l’ensemble des mécanismes par lesquels les hommes font société – ne devait pas être extérieur aux hommes, hérité d’une quelconque tradition ou d’un ordre divin et transcendant. Au contraire, il appartenait aux hommes libres de construire leur propre contrat social de manière autonome et immanente, sans qu’aucune force extérieure ne les contraigne. Bref, il fallait faire table-rase du passé et ainsi les corporations et les corps intermédiaires furent supprimés. Historiquement, ce projet républicaniste et révolutionnaire voué à l’échec a accouché de deux empires et d’une culture bonapartiste si ancrée qu’elle est remise au goût du jour régulièrement …

Il s’est alors produit une synthèse historique toute schizophrène : tout en conservant l’idéal révolutionnaire, c’est-à-dire le fantasme de cette immédiateté entre chacun des citoyens et le « grand tout », la République a parallèlement reconstitué les corps intermédiaires issus de l’Ancien Régime, qu’elle avait mis tant d’énergie à détruire. Depuis, les hommes politiques font le grand écart entre d’une part un « modèle social » composé d’une multitude de corps intermédiaires et de statuts dérogatoires qu’il faudrait conserver à tout prix et d’autre part le reliquat de l’idée révolutionnaire et égalitariste selon laquelle aucun corps et aucun statut ne vient se placer entre les citoyens et la République. Pirouette de l’histoire, primo, c’est la gauche qui protège aujourd’hui majoritairement les corps intermédiaires alors que ce sont les contre-révolutionnaires qui souhaitaient les préserver pendant les périodes révolutionnaires ; secondo, c’est un président accusé de pensées économiquement libérales, Nicolas Sarkozy, qui voulait supprimer les corps intermédiaires alors même que ce furent les Révolutionnaires français qui s’y attaquèrent en premier.

L’oubli libéral français : comment comprendre les liens entre la société et ses membres ?

Comme le faisait remarquer l’année dernière le philosophe Jean-Pierre Dupuy dans une conférence prononcée à l’Académie des Sciences morales et politiques, cette schizophrénie française peut s’expliquer par le fait que le pays où Rousseau est roi n’a pas digéré les leçons des penseurs libéraux, à commencer par celles de Benjamin Constant. Privée de la synthèse libérale réalisée d’abord par les Lumières écossaises, la France n’a pas su et ne sait toujours pas comment sortir d’un clivage paralysant concernant l’origine de la société. Comme sous l’Ancien-Régime, la société transcende-t-elle les individus qui la composent dans un modèle divin et extérieur à eux ? Comme dans le mythe républicaniste et révolutionnaire, les hommes sont-ils capables au contraire de créer de façon immanente leur propre société selon l’image de la volonté générale ? Faute de savoir si la société précède ou non les individus qui la composent, la France s’est placée dans une situation inextricable : tout en fantasmant l’idéal révolutionnaire d’une société que les hommes instituent eux-mêmes par volonté, elle a méthodiquement ressuscité les corps intermédiaires figées et les statuts rigides qui structuraient la société d’Ancien-Régime. Car Rousseau lui-même avouait que les hommes auraient du être des dieux pour se donner des lois et faire société en toute autonomie.

Il y a dans ce clivage paralysant l’origine de notre incapacité à nous réformer en dehors des moments révolutionnaires : nous ne savons pas comment les individus qui forment une société peuvent la transformer. Il nous manque pour cela les leçons de la pensée libérale et il suffit pour s’en convaincre d’observer la capacité des pays anglo-saxons à se réformer en douceur. Jean-Pierre Dupuy explique qu’à l’origine du libéralisme, il existe une autre manière de penser le lien entre la société et ses membres individuels : au lieu d’une interaction pensée sur le mode de la transcendance comme sous l’Ancien-Régime ou de l’immanence comme dans la pensée révolutionnaire la plus pure, les penseurs libéraux inventent ce qui serait plutôt de l’ordre de l’auto-transcendance, c’est-à-dire que le social est quelque chose que nous créons et qui rétroagit sur nous, qui nous détermine et qu’en même temps nous pouvons déterminer. La société et ses membres se détermineraient mutuellement par des boucles d’interactions, comme avec l’exemple paradigmatique de la main invisible d’Adam Smith qui oriente la société toute entière tout en n’étant que la somme d’intérêts individuels. Sur ce point métaphysique très complexe de l’auto-transcendance, je vous invite à écouter la conférence de Jean-Pierre Dupuy, retransmise sur Canal Académie.

Repenser les corps intermédiaires avec Benjamin Constant

Notre paralysie face à l’arrivée de barbares, les VTC, à l’intérieur des frontières de l’empire des taxis, clos sur lui-même, est la marque profonde de notre rejet de la pensée libérale. Nous ne savons pas comment protéger la corporation des taxis, qui n’a pas su s’adapter à la géolocalisation et aux pratiques toujours plus nombreuses que nous ouvre le monde des Smartphones. Il faut dire que le changement est brutal et, en la matière, la France n’est pas le seul pays où cette grogne s’exprime. Mais on retrouve plus classiquement la même chose à la SNCF, irréformable alors que la prochaine privatisation du marché des transports rend nécessaire cette réforme. Qu’importe que ces empires coûtent plus chers et marchent moins bien, il faut les protéger et les conserver tels qu’ils sont, dans notre vieille tradition des corporations d’Ancien-Régime, que la République a ressuscitées progressivement après la parenthèse de la table-rase révolutionnaire.

En l’absence de toute culture libérale, le débat est clivé entre de méchants libéraux qui souhaiteraient supprimer les corps intermédiaires dont la France a hérités et les membres de ces derniers qui en appellent à la préservation du modèle social français. On ne parvient pas à penser les « corps intermédiaires » comme des objets dynamiques, qui, certes, nous transcendent et agissent sur chacun des individus, mais qui sont en même temps l’objet de possibles transformations parce que nous les construisons.

Et nous fantasmons ainsi le règne du libéralisme comme un monde sans corps intermédiaire … alors que c’est au contraire l’esprit révolutionnaire et républicaniste qui a entretenu ce mythe.

Le libéralisme ne prône pas une absence de corps intermédiaires, mais leur réforme permanente en fonction des besoins de l’époque. Ainsi Benjamin Constant écrit-il :

« Toutes les constitutions qui ont été données à la France garantissaient également la liberté individuelle, et, sous l’empire de ces constitutions, la liberté individuelle a été violée sans cesse. C’est qu’une simple déclaration ne suffit pas, il faut des sauvegardes positives ; il faut des corps assez puissants pour employer en faveur des opprimés les moyens de défense que la loi écrite consacre. Notre constitution actuelle est la seule qui ait créé ces sauvegardes et investi d’assez de puissance les corps intermédiaires »
(Benjamin Constant, Principes de politique, chap. 18, « De la liberté individuelle »).

Le problème est le suivant : par une absence de révolution libérale en France, nous ne parvenons pas à penser les « corps intermédiaires » autrement que sous leur forme d’Ancien-Régime, c’est-à-dire dans le cadre de pensée de ce que Benjamin Constant appelle la liberté des Anciens. Un corps intermédiaire dans ce logiciel d’Ancien-Régime est une structure collective figée au sein de laquelle les individus y exercent un pouvoir, mais délaissent entièrement leur liberté individuelle. Ainsi Benjamin Constant définit-il la liberté des Anciens :

« C’était là ce que les anciens nommaient liberté : ils admettaient comme compatible avec cette liberté collective l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble. Vous ne trouvez chez eux presque aucune des jouissances que nous venons de voir faisant partie de la liberté chez les modernes. Toutes les actions privées sont soumises à une surveillance sévère. Rien n’est accordé à l’indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l’industrie, ni surtout sous le rapport de la religion »
(Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des modernes)

A l’inverse, un corps intermédiaire libéral, au sens de la liberté des Modernes, provient de l’agrégation de libertés individuelles qui agissent collectivement sur le pouvoir, de sorte que celui-ci ne puisse jamais entraver la liberté individuelle des citoyens. Comme disait Montesquieu : « Pour qu’on ne puisse pas abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». Cette disposition des choses, c’est précisément les corps intermédiaires qui la construisent. Dans les pays anglo-saxons, les class actions (procès où plusieurs sujets de droit sont parties prenantes) sont l’illustration de cette nécessaire intermédiation des libertés individuelles pour agir efficacement sur le tout. Benjamin Constant définit ainsi la liberté des Modernes :

« C’est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie et de l’exercer, de disposer de sa propriété, d’en abuser même ; d’aller, de venir sans en obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches. C’est, pour chacun, le droit de se réunir à d’autres individus, soit pour conférer sur ses intérêts,  soit pour professer le culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours ou ses heures d’une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies. Enfin, c’est le droit, pour chacun, d’influer sur l’administration du Gouvernement, soit par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des représentations, des pétitions, des demandes, que l’autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération »
(Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des modernes)

Les grèves ubuesques qui paralysent aujourd’hui les moyens de transport français, ainsi que l’incapacité à créer des corps intermédiaires modernes capables de s’adapter à des changements de l’environnement comme l’apparition des VTC, sont le signe d’une forme d’exception française, celle d’une imperméabilité viscérale à la logique libérale sinon dans une forme caricaturale qu’elle rejette logiquement. A ce rythme là, Benjamin Constant ne sera malheureusement pas ministre des transports et nous continuerons à subir les caprices d’Ancien-Régime des cheminots et des taxis.

 

Alexis Feertchak

Journaliste, Alexis Feertchak est chef de service au Figaro, chroniqueur pour le magazine Conflits et rédacteur en chef du journal iPhilo, qu'il a fondé en 2012. Diplômé de Sciences Po Paris et licencié en philosophie de l'Université Paris-Sorbonne après un double cursus, il a été pigiste pour Philosophie Magazine et a collaboré pour l'Institut Diderot, think tank de prospective. Suivre sur Twitter : @Feertchak

 

 

Commentaires

Bravo !! Mais je crains malheureusement qu’il faudra attendre très longtemps avant d’avoir une révolution libérale en France …

par Michel Bernard - le 14 juin, 2014


Et si , au contraire , notre pays n’avait jamais été aussi près d’une révolution libérale , la nécessité de réformer en profondeur notre système économique et politique faisant loi ? N’est-il pas encourageant de voir Manuel Valls , conscient que le Front National risque fort d’être au deuxième tour de la présidentielle de 2017 , dire clairement leur fait à ceux des socialistes qui rêvent de le tirer en arrière :  » La gauche peut mourir » ? Et les engager, donc , à se rénover en profondeur. Evidemment , la tâche est immense . Mais pourquoi serait-elle impossible ? L’homme de la rue comprend instinctivement qu’accabler d’impôts et de charges les entreprises c’est le plus sûr moyen de créer du chômage : pourquoi les élus du peuple , même  » frondeurs  » , ne se rendraient-ils pas à cette évidence ? Crédit d’impôt compétitivité , Pacte de responsabilité , Réforme du Code du travail , 50 milliards d’économies : on sent bien que le pouvoir est sur le bon chemin . Et on n’attend qu’une chose : qu’il passe des intentions aux actes et que des résultats s’ensuivent . Et si , ironie de l’Histoire , c’était la gauche au pouvoir qui engageait enfin la France sur la voie d’une révolution libérale ?

par Philippe Le Corroller - le 14 juin, 2014


La thèse de J.P Dupuy est séduisante, et brillamment reprise et développée ici. Cependant, je crois peu au pouvoir des idées et des grands intellectuels sur le façonnage d’une société, et plus aux mouvements de fond.
En l’occurrence, la France s’est faite par une succession de guerres civiles (des guerres de religions à mai 68), et nous n’en sommes pas sortis.
D’où la refus des réformes et plus encore du libéralisme, et un goût prononcé pour les grandes colères révolutionnaires.
La démocratie française sortira-t-elle un jour de son éternelle crise d’adolescence ?

par patrick ghrenassia - le 14 juin, 2014


Une  » grande colère révolutionnaire « , dîtes-vous ? Mai 68 s’acheva par une marée humaine sur les Champs-Elysées , pour dire  » ça suffit !  » à la chienlit et soutenir le général De Gaulle . Les libéraux de ce pays – de droite , du centre et de gauche – sont-ils prêts à défiler sur les Champs-Elysées pour dire  » ça suffit !  » à tous ceux qui refusent des réformes astucieuses et opportunes ? J’ai du mal à y croire . Il est malheureusement plus facile de déménager discrètement à l’étranger les sièges sociaux et les équipes dirigeantes des grandes entreprises , pour fuir cette partie du pays, rétrograde, qui refuse de prendre sa place dans la mondialisation . Plus facile pour un jeune formé en Erasmus , d’aller tenter sa chance ailleurs que d’accumuler les stages ici . Plus facile pour des chercheurs , écoeurés par le  » Principe de précaution  » et notre laxisme à l’égard des  » faucheurs  » de trouver des contrats aux Etats-Unis ou en Asie . Plus facile pour des investisseurs étrangers, échaudés par d’invraisemblables prises en otage de leurs cadres dirigeants , d’opter pour d’autres pays d’Europe . Lucide et courageux , Manuel Valls a prononcé hier un discours historique . Et François Hollande , la veille , avait parlé le langage du bon sens . Mais la France de Martine Aubry , de Thierry Lepaon , de Jean-Vincent Placé, est incapable de les entendre . Parce qu’il est au pouvoir , le Parti socialiste pourrait mener à bien une oeuvre salutaire : démontrer au pays que justice sociale et libéralisme économique ne sont pas forcément incompatibles . L’ennui, c’est qu’il n’a pas fait son Bad Godesberg, comme les socialistes allemands en 56 . Hollande et Valls vont-ils y parvenir ? La gauche réussira-t-elle à engager la France sur la voie d’une révolution libérale , à la sortir de  » son éternelle crise d’adolescence  » ? On peut le souhaiter .

par Philippe Le Corroller - le 15 juin, 2014



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