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Laïcité et liberté de religion

6/12/2014 | par Jean Picq | dans Politique | 8 commentaires

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Jean Picq, magistrat honoraire de la Cour des Comptes et professeur à Sciences Po Paris, est l’auteur chez Odile Jacob de l’essai La liberté de religion dans la République. Il éclaire sur iPhilo la dialectique entre laïcité et liberté de religion.

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Laïcité et liberté de religion. Deux termes rarement associés et pourtant liés. Le premier est brandi à tout bout de champ sans être toujours bien défini, ce qui en fait un concept « valise » dans lequel chacun met ce qui lui convient. Le second est très rarement évoqué quand il n’est pas tout simplement ignoré. La laïcité renvoie à un texte fondateur, la loi de 1905, qui prescrit l’heureuse séparation des Églises et de l’État, la stricte neutralité des agents publics ainsi que des obligations positives : la liberté de conscience et le libre exercice des cultes. La liberté de religion fut la première des libertés publiques reconnue au moment des sanglantes guerres de religion avec la déclaration d’Utrecht de 1581 dans les Provinces Unies de Guillaume d’Orange ou l’Édit de Nantes dans la France d’Henri IV. Elle a été vigoureusement réaffirmée dans l’immédiat après guerre après la capitulation nazie par la déclaration universelle des droits de l’homme de décembre 1948 et la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme de novembre 1950. Dans des termes presque identiques, ces deux textes font de la liberté de religion le troisième volet d’une triade fondamentale aux côtés de la liberté de pensée et de conscience [1]. Je dis bien « liberté de religion » et non liberté religieuse par souci d’être fidèle au texte des conventions internationales et parce que la sémantique compte : parler de liberté religieuse présente le double inconvénient de qualifier la liberté (qui n’a nul besoin d’un adjectif car elle est une dans ses diverses modalités d’expression, de conscience, de communication ou d’association) et de laisser entendre que la liberté religieuse serait la liberté des religions. Or, la liberté de religion est un droit civil reconnu à chacun. Ce droit de choisir ou non une religion mais aussi, point important, d’en changer est un acquis pour les citoyens, qu’ils croient au ciel ou qu’ils n’y croient pas. Juif agnostique, Adam Michnik, l’un des intellectuels de Solidarnösc, n’a-t-il pas écrit, en se fondant sur l’expérience du communisme en Pologne que « la liberté de religion était le signe le plus visible du fonctionnement réel des droits civiques » parce que, précisait-il, « le pouvoir totalitaire est le seul à ne pouvoir accepter l’exhortation de Saint Pierre et des apôtres : « il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes»[2].

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Cette irruption de la liberté de religion dans notre République constitutionnellement laïque invite à retrouver, un peu à rebours de ce que fut son histoire, ce qui est au principe même de la laïcité : non le conflit mais une volonté d’assurer la paix civile. On oublie en effet que tant en 1882, avec les lois de Jules Ferry, qu’en 1905, lors de la loi dite de « séparation », l’affirmation de la laïcité s’était accompagnée de la reconnaissance au moins implicite de la liberté de religion dans ses implications les plus concrètes. Les lois Ferry, reprises aujourd’hui dans le code de l’éducation, prévoyaient ainsi qu’une journée puisse être réservée pour l’instruction religieuse des enfants fréquentant les écoles publiques. Quant à la loi de séparation, son principal rédacteur Aristide Briand avait déclaré le 4 mars 1905 à la Chambre des députés que « non seulement la République ne saurait opprimer les consciences ou gêner dans ses formes multiples, l’expression extérieure du sentiment religieux, mais encore (…) elle entend respecter et faire respecter la liberté de conscience et la liberté des cultes[3]». Il est vrai que la longue histoire conflictuelle entre la République et l’Église a laissé des traces et que pour beaucoup la religion demeure l’ennemi à combattre résolument. Et ce d’autant plus que les fondamentalismes religieux suscitent à juste titre inquiétude et réprobation. Dans ce contexte, la tentation est grande de refaire de la laïcité un instrument de combat. On voit ainsi se développer un climat hostile aux religions et au premier chef une islamophobie croissante. Un tel retour des passions politiques pour cause de religion est à l’opposé de qu’est la laïcité telle que l’État de droit et le souci de la vie commune ont pu au fil des ans l’établir.

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L’État de droit donne un caractère constitutionnel aux libertés que l’État doit assurer ou garantir aux termes de la loi de 1905 et nous place sous la surveillance du juge européen. La Cour européenne des droits de l’homme peut en effet être directement saisie par les citoyens. Si sa récente décision du 1er juillet 2014 a validé la loi qui interdit le port de la burka dans l’espace public (en retenant comme seul argument celui des nécessités du vivre ensemble qui interdit de cacher son visage), elle a dans le même temps souligné, en forme de mise en garde, qu’un État qui s’engage dans un processus législatif d’interdiction risque d’encourager l’expression de l’intolérance. Mais si le droit protège la liberté de conscience et de religion, il constitue également le meilleur rempart que la République laïque ait trouvé pour se prémunir contre les excès des religions. De même en effet que la loi de 1905 subordonne le libre exercice des cultes au respect de l’ordre public, les conventions internationales comportent le droit pour les États d’apporter des restrictions[4]. Cet équilibre avait été magnifiquement résumé au moment de la Révolution française par l’abbé Grégoire quand il avait déclaré en 1794 devant la Convention: « le gouvernement ne peut sans injustice refuser protection, ni accorder préférences à aucun. Il doit tenir toutes les religions dans sa juste balance et empêcher qu’on ne les trouble et qu’elles troublent ». On ne saurait mieux dire encore aujourd’hui.

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La laïcité ne peut cependant être réduite à un seul régime juridique des cultes dits « reconnus ». Elle est aussi un « art de vivre ensemble ». En cet aspect souvent oublié, elle ne concerne plus alors seulement l’État, elle engage la responsabilité des citoyens. Elle permet de donner un terrain d’exercice à la fraternité, ce troisième terme de la devise républicaine. Car si la liberté et l’égalité sont du ressort du droit et du prescrire, la fraternité, elle, se situe dans le registre de l’éthique et de l’agir. Elle appelle ceux qui vivent dans la même Cité démocratique à ne pas se considérer comme des ennemis mais à tenter de vivre en frères; à reconnaître leurs discordes mais à refuser toute violence. Emmanuel Lévinas livre sur ce point des jugements éclairants quand il affirme que la laïcité est liée à la paix – « les institutions laïques ne sont possibles qu’à cause de la valeur en soi de la paix entre les hommes[5] » – mais aussi à la fraternité qui la rend possible : « les liens sociaux en dehors de toute religion ont la portée et la profondeur de la communion religieuse [6]». L’énigme du lien social dans la fraternité républicaine ferait ainsi écho à l’énigme de l’Esprit qui souffle dans la fraternité juive et chrétienne.

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Cette quête de la fraternité qui peut donner un nouveau souffle à la laïcité comporte des exigences « républicaines » : veiller à une juste retenue dans l’expression de ses convictions, accepter d’entendre et de respecter celles des autres, plus encore pratiquer la tolérance, cette vertu si rare dans un pays prompt aux querelles. S’adressant aux croyants toujours tentés de mettre en avant leurs dogmes et des signes de visibilité, Lévinas va jusqu’à les inviter à se convaincre que la religion rejoint l’idéal de la laïcité « si ses fidèles ressentent l’absence de paix comme l’absence de leur Dieu ».

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La laïcité a pu être hier un instrument de combat contre les religions, elle ne devrait plus l’être aujourd’hui. L’homme est tout un. Comment pourrait-il se priver dans l’exercice de sa liberté de citoyen du soutien que lui donne ses convictions philosophiques ou religieuses ? C’est sagesse pour chacun dans un État démocratique de ne pas s’enfermer dans une communauté de pensée ou de foi et de mettre à l’épreuve ses convictions dans le débat public. Quant à l’État, son défi est de tenir les deux bouts de la chaine : faire en sorte que la liberté de religion soit respectée dans l’espace commun que nous partageons mais défendre becs et ongles les exigences de la laïcité sans lesquelles habiter l’espace commun deviendrait difficile.

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[1] Déclaration universelle des droits de l’homme Article 18 : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites.
[2] Adam Michnik, L’Eglise et la gauche. Le dialogue polonais, Paris, Editions du seuil, 1979, p. 27 et p.170.
[3] Cité par R. Errera, Liberté religieuse et laïcité, Etudes, Tome 403, n°5, Novembre 2005, p.477. C’est moi qui souligne.
[4] Article 9 de la convention européenne §2 : « La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une démocratie, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection d’autrui ».
[5] E. Lévinas, Les imprévus de l’histoire, Laïcité et morale, p.159.
[6] ibid. p.165.

 

Jean Picq

Magistrat honoraire et ancien Président de Chambre à la Cour des Comptes, ancien Secrétaire général de la Défense nationale, Jean Picq est Professeur à Sciences Po Paris, où il enseigne l'histoire de l'État et des rapports entre religion et politique. Il est notamment l’auteur des ouvrages Il faut aimer l'Etat (Flammarion, 1995) ; Histoire de l’Etat en Europe (Presses de Sciences Po, 2009) et La liberté de religion dans la République (Odile Jacob, 2014).

 

 

Commentaires

Bel article et j’aimerais que ce que vous dîtes se réalise ! Et pourtant, on n’en prend guère la direction … Que faire quand on voit que même entre laïcards et catholiques, un siècle après 1905, le combat continue (cf. Manif pour tous et autres crèches de Noël) ? Une partie des catholiques s’extrémisent, c’est un fait : les cathos de gauche de l’UDF adhérents du Concile Vatican II font place à des générations plus jeunes beaucoup plus identitaires et conservatrices. Quand à l’Islam, qu’en penser quand on voit qu’il est à l’origine d’une très forte recrudescence de l’antisémitisme dans les banlieues ? La volonté de constituer un Islam de France par Sarkozy (du type Concordat) ne semble pas marcher. Et à côté de ces dérives islamistes (minoritaires par rapport à l’ensemble des musulmans de France), l’islamophobie bien réelle gagne le pays …

par Irina Morel - le 6 décembre, 2014


Le problème ne vient-il pas du fait que certaines religions incitent leurs membres à porter des signes visibles d’appartenance , foulard ou kippa ? Lesquels sont alors perçus , à tort ou à raison , comme des manifestations relevant du communautarisme . Résultat ? La religion , qui devrait rester du domaine de l’intime, devient source de division , voire de conflit . Surtout si elle est instrumentalisée par des intégristes , trop contents de souffler ainsi sur les braises et d’exciter les uns contre les autres . Le meilleur moyen de lutter contre ces dérives n’est-il pas , tout de même , d’exiger le strict respect de la loi sur la laïcité ? Y compris de la part des politiques , parfois portés à en tordre le texte jusqu’à le dénaturer , pour des raisons électoralistes évidentes .

par Philippe Le Corroller - le 6 décembre, 2014


Beau texte en effet dont je retiens en particulier la très éclairante explicitation de la liberté de religion en regard d’autres formulations bien plus approximatives et qui dénaturent profondément le concept. Je crains toutefois que cet « art de vivre ensemble » ne constitue aujourd’hui qu’un vœu pieux faute de véritable « vouloir vivre ensemble » dont j’avais plus prosaïquement cru comprendre qu’il constituait un préalable républicain fondamental…
En résumé, une remarquable démonstration mais peut-être en décalage avec le Réel…Malheureusement…

par Anna92 - le 8 décembre, 2014


Un excellent article qui ramène à l’essentiel. J’en apprécie le sens du détail et de la nuance sémantique ainsi que l’esprit de rigueur et d’humanisme qui le traverse sans cesse.

Néanmoins, et pour m’inscrire dans la continuité de la question posée par Anna92, est-il certain que nous puissions ne pas considérer la dimension polémique de la laïcité? Je n’en suis pas certain. D’ailleurs, vous-même recourez à ce type de formulations: « Un rempart pour se prémunir contre les excès des religions », un « défi », « défendre becs et ongles les exigences de la laïcité « … Or de telles expressions paraissent s’accorder assez difficilement avec la thèse d’une République laïque apaisée et apaisante que vous voulez soutenir: « La laïcité a pu être hier un instrument de combat contre les religions, elle ne devrait plus l’être aujourd’hui. L’homme est tout un. ».

Il me semble bien plutôt que l’idéal pacifique de la laïcité suppose justement un combat pour en assurer la préservation. François Bayrou disait que la laïcité c’est « lorsque la foi se soumet à la loi » (l’Etat de droit »). Catholique, laïc et républicain, il comprend clairement que si la liberté de conscience, d’expression et de liberté de religion est – et doit être – universellement reconnue et garantie, c’est parce que les clauses du contrat social doivent primer avant tout. C’est au citoyen qu’il est donné le droit de vivre avec ou sans religion, et non à l’homme religieux ou athée qu’il est permis d’être citoyen…

Enfin, face aux fanatismes de bords qui menacent le lien social, pourquoi faudrait-il se priver du rempart de la laïcité?

par Guillon-Legeay Daniel - le 8 décembre, 2014


….Juste une petite précision..J’en appellerait plutôt pour ma part, à une laïcité combative, non pas agressive, mais offensive car le temps ne semble pas-encore?- venu d’une laïcité apaisée..il le sera peut-être lorsqu’adviendra cet « équilibre » dont il est ici question sur lequel je suis pessimiste mais appelle néanmoins de mes vœux…

par Anna92 - le 9 décembre, 2014


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