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L’argent et ses deux spectacles : le sport et la crise

10/12/2014 | par Robert Redeker | dans Art & Société | 3 commentaires

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Les écrans de télévision, les bulletins d’information à la radio, les pages des journaux et magazines, les conversations entre les particuliers, sont largement et abusivement occupés par le spectacle sportif. Pourtant le sport n’est pas seulement le spectacle des exploits. Il est, tout spécialement depuis la crise de 2008 (qui est moins une crise passagère, comme on l’a prétendu pour la comparer à la crise de 1929, que le commencement d’un régime nouveau et continu d’appauvrissement des populations), un autre spectacle, inédit.

Dans le football, mais aussi le tennis, le golf, le rugby, entre autres, on parle surtout d’argent: on écarte les clubs qui n’en ont pas (comme en témoigne, à l’automne 2014, l’affaire du petit club ariégeois Luzenac), on vend et achète les joueurs comme des marchandises hors de prix, on sait que la valeur sportive sera indexée sur la valeur financière (à la fin, ce sont toujours les plus riches qui triomphent). Le monde du sport décalque celui de l’argent, joue au caméléon avec lui, prend la couleur et le goût de l’argent fou. C’est en effet un type particulier d’argent qui a cours dans le sport. C’est un argent sans rapport avec un artisanat, une industrie, une production. Ce n’est pas la réalité de l’effort produit – car après tout travailler au fond comme mineur ou en forêt comme bûcheron est sans doute beaucoup plus fatigant et infiniment plus méritoire que de monter le Tourmalet avec les coureurs du Tour de France ou de jouer un match de l’équipe de France de football. Cet argent du sport n’est ni le même argent que celui qui dort dans l’armoire d’une grand-mère, ni que celui que chacun reçoit comme salaire pour fruit de son travail. C’est un argent qui, en amont comme en aval, ne renvoie  à aucune valeur d’usage. C’est un argent sans rapport avec le monde réel, un argent en apesanteur. L’argent du sport atteint de telles sommes qu’il n’est que pure abstraction.

Or, que s’est-il passé en 2008 ? La médiatisation est la grande différence entre cette crise et celle de 1929. A sa façon l’argent aussi est devenu un spectacle. Depuis 2008 se mêlent nos yeux le spectacle de l’argent du football ou du show-business et le spectacle de l’argent de la crise financière. Les bonnes âmes évoquent alors l’argent fou, l’économie casino. Ces appellations manquent la vérité du phénomène : le passage de l’argent dans la sphère du spectacle, où il épouse le sport et le show-business. Argent, sport, show-business constituent des  facettes de la même réalité : le spectacle. Le spectacle permanent, à flux tendu, à jet continu. Dans ce spectacle l’argent est devenu une star, comme un joueur de football, une écervelée de télé-réalité filmée jusque dans sa cellule de prison, ou un chanteur de variétés.

Le sport travaille à la starification de l’argent. L’argent devenu spectacle est un fait historique et sociologique nouveau. Ce n’est pas ce que l’argent procure qui est donné en spectacle et starisé, c’est l’argent lui-même. Du moins cet argent-là, celui dont il est question dans les médias, qui n’est pas celui des gens ordinaires. C’est l’argent pour l’argent qui est mis en scène, l’argent centré lui-même, l’argent égotique ; tout est présenté comme si l’argent avait un égo, ou était un égo, ou était  l’égo de ceux qui, joueurs de football ou de tennis, stars du show-business, de la mode ou du cinéma, ont fini par entrer en fusion avec lui.

Le sport est la plus formidable machine à légitimer l’argent qui ait été inventée. Il est la machine à faire accepter la loi  de l’argent, la machine à légitimer les injustices. A force de spectacle sportif, ce qui dans les masses humaines, les peuples, passait pour inacceptable finit par être accepté, par obtenir l’approbation, au moins passive, des masses.  L’argent est aussi ce spectacle qui se regarde lui-même dans un miroir, miroir dans lequel il se mire, ego narcissique ; le narcissisme de l’argent souligne son aspect spéculaire et spéculatif. Notre époque est la première dans l’histoire où l’argent en tant que tel, l’argent se refermant en cercle sur lui-même (ce côté narcissique qui le rend spéculaire et spéculatif), ce que nous pouvons nommer l’argent égotique, ou l’argent narcissique, c’est-à-dire l’argent coupé de toute valeur d’usage, de tout travail et de toute production, de tout monde réel, est devenu un spectacle.

La crise trouve dans le spectacle son aliment et sa légitimation – c’est pourquoi elle n’est pas sérieusement combattue. Le sport est son allié dans ce processus de légitimation ; tant que les peuples aimeront le sport, ils trouveront légitime leur spoliation par la crise. La nouvelle et vraie star du sport, parce qu’il est le spectacle de l’argent comme abstraction absolue, ce n’est ni Federer, ni Messi, c’est l’argent. Avec la crise, le spectacle sportif a changé d’idole.

 

Robert Redeker

Robert Redeker est un philosophe et écrivain français né en 1954. Agrégé en philosophie, il est chercheur au CNRS. Il est membre du comité de rédaction de la revue Les Temps modernes et de la revue Des lois et des hommes. Parmi ses ouvrages, nous vous conseillons Egobody : La fabrique de l'homme nouveau aux éditions Fayard (2010) et L'Emprise sportive aux éditions François Bourin (2012). Suivre sur Twitter : @epicurelucrece

 

 

Commentaires

Totalement d’accord avec votre diagnostic . Mais rien ne nous oblige à devenir des spectateurs passifs . Rien ne nous empêche d’éteindre la radio ou la télé quand arrive la page abusivement appelée « Sports » . Etre capable dire  » Non  » quand cela s’impose , n’est-ce pas là que commence la liberté ? Celle-ci ne commence-t-elle pas avec des choix quotidiens , à la fois minuscules et déterminants ?

par Philippe Le Corroller - le 10 décembre, 2014


Bonjour,

Comment peut-on croire pour affirmer, que l’argent spolie tout ce qu’il touche ? L’argent n’est pas aussi sale et votre jugement de valeur est par trop univoque! Il possède son utilitarisme dans le sport, à l’image de tout autre activité humaine.

Vous ne pourrez effacer en quelques phrases, ces idoles du sport, qui le plus souvent possèdent un réel talent et montrent au-delà de contingences, des valeurs que sont venus chercher et applaudir leurs émules. Le spectateur sait ce qu’est un coureur du tour de France… L’argent est un moteur. L’énergie c’est le sportif. La ferveur c’est le public. Le spectacle du sport, partout où il s’exerce, rapproche les peuples, incline à la démocratie, fait progresser la paix dans le monde !

Nous ne saurions vivre davantage, cet aspect ludique de la mondialisation, comme un monde de bisounours; inactuel !

par philo'ofser - le 17 décembre, 2014


Je regarde les match de foto , hier un joueur toisait un arbitre , le regard en disait long sur la haine que le joueur dégageait à cet instant ….est ce un instant de paix ?est ce un rapprochement entre être humain ? Est ce du spectacle ?

par Hagoshrim - le 19 décembre, 2014



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