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Nietzsche, la fin de vie et la médicalisation

17/02/2016 | par Jean-Claude Fondras | dans Science & Techno | 5 commentaires

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« Un peu de poison de temps à autre, cela donne des rêves agréables ; beaucoup de poison pour finir, afin d’avoir une mort agréable », c’est ainsi que Nietzsche anticipe le « Dernier Homme », celui qui « rapetisse toute chose » (Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue, §5). Nous y sommes. La nouvelle loi relative à la fin de vie prévoit cette ultime médicalisation qu’est la demande d’une sédation profonde et continue jusqu’au décès. La loi n’invente rien mais encadre une pratique médicale qui fait déjà partie de l’arsenal de dernier recours en soins palliatifs. Selon les mots d’un de ses auteurs, la loi doit permettre de pouvoir « dormir pour ne pas souffrir avant de mourir ».

Ce coma médicamenteux est un avant-dernier sommeil qui précède le dernier sommeil ; il s’accompagne d’un arrêt de l’ensemble des traitements de maintien en vie, y compris l’hydratation et la nutrition artificielle. Ces particularités expliquent les divergences sur sa légitimité éthique. Depuis des années, les débats font rage autour de la nature de cette pratique : soins ou euthanasie, ou encore les deux à la fois ? Ces controverses se retrouvent dans les prises de position critiques envers la loi, qu’elles viennent des courants d’opinion pro-euthanasie ou pro-vie. Les uns y voient une mort inacceptable, provoquée par la déshydratation et la dénutrition ; les autres y décèlent le risque d’entreprendre des euthanasies masquées ; dans le milieu des soins palliatifs, beaucoup y voient un équilibre entre des extrêmes, mais nombreux sont ceux qui expriment des craintes.

Car tout sera affaire d’interprétation : la pratique sera limitée au stade terminal, mais il ne semble pas qu’il y ait une définition claire du stade terminal. Par ailleurs, la loi parle successivement de souffrance « réfractaire » ou « insupportable ». Dans le lexique des soins palliatifs, on dénomme réfractaires certains symptômes qu’aucun traitement ne parvient à calmer. Mais le terme de souffrance est plus large que celui de symptôme, il prend aussi en compte la souffrance dite existentielle. De plus, une souffrance insupportable peut apparaître avant qu’elle ne devienne réfractaire. On sort ici du raisonnement médical de base : signes, diagnostic, traitement ; il est donc difficile de se limiter à une liste d’indications médicales. Pourtant, certains présentent ce droit nouveau comme celui d’obtenir une sédation pour le patient qui la demande, sous réserve qu’il la nécessite. Mais, s’il la nécessite, pourquoi aurait-il à la demander ? Et que signifie la demander sans la nécessiter ? Le malade n’est-il pas celui qui juge si ce qu’il subit est de l’ordre de l’insupportable ? Or, ce n’est pas seulement l’intensité de la souffrance physique qui rend une situation insupportable, c’est l’absence de possibilité de prendre une distance vis-à-vis du corps et de donner du sens à une vie finissante dans la souffrance. Nietzsche encore : « Le non-sens de la douleur, et non la douleur elle-même, est la malédiction…» (Généalogie de la morale, III, § 28). D’ailleurs, une étude française a clairement montré que la très grande majorité des demandes d’anticiper le décès n’était pas motivée par des symptômes physiques mais par la dégradation de l’image de soi et la crainte de la perte de contrôle.

Il y a, dans le milieu spécialisé en soins palliatifs, une réticence à provoquer cette ultime inconscience ; chez les théoriciens de l’ « accompagnement », on observe la prévalence de présupposés qui voient dans l’agonie un mystère, un sens caché à décrypter. La mort  accompagnée y est un idéal à atteindre, qui demande une approche consciente « jusqu’au bout ». Il y a clairement ici un conflit avec les représentations modernes de la mort, celles de nos contemporains qui préfèrent « zapper » la phase ultime. Dans ce contexte, certains commentateurs voient dans la loi un mauvais compromis sous la forme d’une sorte d’euthanasie lente dans l’inconscience, conçue comme préférable aux aléas de l’agonie. Ils n’ont pas complétement tort. Ils ont seulement tort de faire cette critique à partir d’une position qui sacralise toute forme de vie et qui récuse de donner des droits aux patients sous forme d’une aide active à mourir.

Un autre compromis, proposé par la philosophe Corinne Pelluchon et la fondation Terra Nova, aurait été de dépénaliser, non l’euthanasie, mais la seule assistance au suicide. Il s’agit, pour les personnes qui ont eu accès aux soins palliatifs mais qui n’en veulent pas ou plus, d’une assistance pharmacologique au suicide, selon le modèle mis en place dans certains États aux USA. Mais cette perspective ne pouvait avoir l’aval de l’exécutif, qui y voyait la source d’un conflit politique, ni celle d’une fraction importante des professionnels qui veulent garder la main sur le malade : « Si tu souffres, tu m’appartiens », disait déjà Pasteur. L’assistance pharmacologique au suicide minimise le rôle du médecin, qui se limite à fournir la substance létale, et promeut celle du malade, qui prend sa décision de mort volontaire (relire là dessus Sénèque, Montaigne et Nietzsche encore) en fonction de critères qui ne sont pas nécessairement « médicaux ». L’assistance au suicide, sous cette forme, serait aux antipodes de la médicalisation paternaliste qui préside encore à la loi. Mais elle n’a pas la faveur dans notre société française. Le consensus mou trouvé par nos politiques, une « bonne mort » sous dose massive de tranquillisants, convient donc à la doxa contemporaine où personne ne s’étonne que la question de la fin de vie figure dans les pages « Santé et bien-être » de nos magazines.

 

Jean-Claude Fondras

Médecin, Jean-Claude Fondras a exercé en milieu hospitalier comme anesthésiste-réanimateur, avant d'être responsable, pendant quinze ans, du service de traitement de la douleur et de soins palliatifs du Centre hospitalier de Bourges (France). Il est également docteur en Philosophie et membre du Laboratoire d’éthique médicale de l’université François Rabelais à Tours. Il a notamment publié Soins palliatifs (avec Michel Perrier, éd. Doin, 2004) ; La Douleur, expérience et médicalisation (éd. Les Belles Lettres, 2009) et Santé des philosophes, philosophes de la santé (éd. Nouvelles Cécile Defaut, 2014).

 

 

Commentaires

Bonjour,

La médicalisation paternaliste, depuis des générations à donné la mort, à bien des parents, nos grands parents et ou arrières grands parents.

Bien souvent, avec l’accord non moins tacite ou implicite de la famille. On ne posait pas la question! Le sujet « mort »,demeure inaudible.

Si tu souffres, tu m’appartient ?
La liberté de disposer de soi est mise à mal !

Au reste, qui n’a pas était témoin de près ou de loin, de « médication »,ou, qui n’a pas voulu chercher à savoir, comment et pourquoi le disparu avait expiré ?

Une hypocrisie consentie, qui a traversé le temps, de générations en générations.

Cette loi,ne fait que mettre au grand jour,d’une manière ou d’une autre,ce qui se pratique tous les jours.

Face à la mort,le courage manque, et perd !

par philo'ofser - le 17 février, 2016


C’est triste…
De jour en jour je constate, comme Nietzsche déjà, donc, pour dire combien le processus est lent, continu et évolue.. (serait-ce les effets du progrès, entre nous ?) à quel point l’Homme devient l’homme.
Ce weekend j’ai vu un peplum indien de Bollywood qui s’appelait  » Bajirao Mastani », grand fresque historique située dans un lointain passé où on voyait un héros guerrier, et grand guerrier côtoyer une héroïne guerrière et princesse dans une situation inextricable et tragique sur fond de conflit religieux. Au premier tiers du film, j’ai dit à mon mari que nos deux protagonistes étaient partis pour une fin rapide et tragique, mais que, après tout, c’était peut-être plus palpitant que la perspective d’une intraveineuse dans une maison de retraite à 90 ans passés ?
Tous les avantages ont leurs inconvénients. Cela n’est pas un relativisme.. absolu, c’est un constat de comment notre monde marche.
Avoir décidé qu’une vie dont la valeur se mesurait par la quantité des chiffres était une valeur absolue a fini par produire certains inconvénients, et l’industrialisation de la médecine, un des enjeux fondamentaux de la deuxième guerre mondiale, poursuit son cours, transformant les médecins en exécutants d’une technique.
Pour ma part, je considère cette situation comme la déchéance de la médecine, et ce constat me pousse à fuir la…. SCIENCE médicale et ses techniciens, pris au piège de cette évolution…
Pour la souffrance, il y aurait une tonne de choses à dire sur notre.. lâcheté… collective, le pire étant combien notre civilisation continue à se considérer…légitime et autorisée à évangéliser partout sur la planète pour NOS idées sur ces sujets…et pas au nom de l’Eglise de nos jours.

par Debra - le 17 février, 2016


« L’assistance pharmacologique au suicide minimise le rôle du médecin, qui se limite à fournir la substance létale, et promeut celle du malade, qui prend sa décision de mort volontaire (relire là dessus Sénèque, Montaigne et Nietzsche encore) en fonction de critères qui ne sont pas nécessairement « médicaux ».

Je partage complètement la conclusion de Jean-Claude Fondras. En sa qualité de médecin, il connaît la réalité effective des soins palliatifs, de l’accompagnement des mourants ; en sa qualité de philosophe, il n’ignore pas que le suicide est avant tout un acte de liberté. Contre Pasteur, le patient n' »appartient » pas au médecin, ni au législateur d’ailleurs. La liberté de mourir est le corollaire inséparable de la liberté de vivre. J’apprécie grandement la triple référence à Sénèque, à Montaigne et à Nietzsche.

Merci pour ce texte éclairant, réfléchi et courageux !

par Daniel Guillon-Legeay - le 17 février, 2016


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