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Bac Philo : la méthode ou du bon usage de la raison selon Descartes

10/06/2016 | par D. Guillon-Legeay | dans Classiques iPhilo, Philo Contemporaine | 5 commentaires

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Le 8 juin 1637, paraissait le « Discours de la méthode » de René Descartes, rédigé en français et publié à La Haye.

Préambule.

A quelques jours de l’épreuve de philosophie au baccalauréat, il m’a paru intéressant de relire ce texte canonique consacré à la méthode et d’en proposer un commentaire… méthodique résolument scolaire. Aux bacheliers et, au-delà, aux étudiants en philosophie, ce texte propose une réflexion sur une question importante (la raison comme critère de distinction entre les hommes et les bêtes, l’usage de celle-ci dans la recherche de la vérité), ainsi qu’une illustration des principes et des règles qui s’appliquent au commentaire de texte philosophique. Pour ces mêmes raisons, les jeunes enseignants qui débutent dans la carrière de professeurs de philosophie ne manqueront pas d’en tirer profit[1]. Enfin, aux lecteurs adultes qui ont quitté les bancs de l’école depuis longtemps, il offre l’occasion de se replonger dans l’un des textes qui fonde notre modernité et qui exprime, sans doute, une part de notre génie national, à nous autres cartésiens.

Alors, à vos crayons, et bonne chance !

Le texte

 « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée; car chacun pense en être si bien pourvu que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent: mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent et qui s’en éloignent.

Pour moi, je n’ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus parfait que ceux du commun; même j’ai souvent souhaité d’avoir la pensée aussi prompte, ou l’imagination aussi nette et distincte ou la mémoire aussi ample ou aussi présente, que quelques autres. Et je ne sache point de qualités que celles-ci qui servent à la perfection de l’esprit; car pour la raison, ou le sens, d’autant qu’elle est la seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes, je veux croire qu’elle est tout entière en chacun; et suivre en ceci l’opinion commune des philosophes, qui disent qu’il n’y a du plus et du moins qu’entre les accidents, et non point entre les formes ou natures des individus d’une même espèce ».

René Descartes, Discours de la Méthode, 1637, Partie 1

Le commentaire

Introduction

« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». Qui, en France, n’a pas – au moins une fois dans sa vie – prononcé ou entendu prononcer cette affirmation célèbre? Soit pour en admirer la signification (Descartes nous livre ici une profession de foi rationaliste et humaniste), soit pour en moquer l’invraisemblable naïveté (compte tenu de la bêtise humaine dont l’histoire offre d’innombrables exemples). C’est ici l’occasion de replacer cette phrase dans le texte, et de nous replonger dans l’une des œuvres les plus célèbres de l’histoire de la philosophie. Au passage, ne craignons d’user de l’hyperbole, car cette figure de style n’est pas pour déplaire à Descartes. C’est en effet au terme de l’expérience de pensée la plus extrême (douter de toutes les réalités de ce monde) que Descartes fit la découverte de son cogito : « je pense donc je suis ». Descartes découvre que si, par hypothèse, je peux douter de la véracité de toutes les choses qui sont autour de moi, en revanche je ne puis douter que c’est moi qui suis actuellement entrain de penser, de douter; donc, je ne puis douter que j’existe en tant que sujet pensant !

Ce texte ouvre le Discours de la Méthode. Son objet consiste, semble-t-il, dans une définition de la raison, et de son rôle, non seulement dans la recherche de la vérité, mais encore dans la définition de notre humanité même. En effet, Descartes affirme audacieusement – et à plusieurs reprises – que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée », que « la raison est naturellement égale en tous les hommes », et qu’« elle est la seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes ». Descartes proclame ainsi le principe d’une égalité essentielle entre tous les hommes, par différence avec les bêtes.

Pourtant, se demande Descartes, si la raison est le propre de l’homme, d’où vient alors que la vérité puisse faire problème? D’où vient notamment que les hommes aient des opinions diverses et souvent contradictoires? C’est pour résoudre cette apparente contradiction que Descartes en vient à soulever la question de la méthode, c’est-à-dire du bon usage de la raison : si “ le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ”, toutefois, “ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien ”. Or, c’est là que se situe le motif central du texte. Si la vérité fait problème, n’est-ce pas parce que nous usons souvent mal de notre raison, au lieu de “l’appliquer bien ”?

 Partie I. La raison est égale en tous les hommes.

  1. Le motif du bon sens, de la raison comme spécificité de l’homme.

Le texte commence par affirmer l’universalité du bon sens et par en produire une définition: « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée « . Descartes affirme que tous les hommes ont reçu en partage le bon sens qu’il identifie à la raison. Pour lui, il ne fait pas de doute que la raison est présente en chaque homme, de façon pleine et entière.

À vrai dire, la thèse ne va pas de soi. Car, d’un côté, elle semble se rattacher à toute une tradition philosophique. Depuis Aristote, il est classique en effet de définir l’homme comme un animal raisonnable ; c’est la possession de la raison qui constitue le propre de l’homme, sa différence spécifique par rapport aux bêtes. Mais, d’un autre côté, cette thèse semble se heurter au sens commun qui croit constater que certains hommes sont plus « intelligents » ou plus « raisonnables » que d’autres, et donc qu’ils ne sont pas tous égaux entre eux. Descartes soutient cette thèse et la réaffirme avec netteté à plusieurs reprises dans le texte: “ la raison, est naturellement égale en tous les hommes ” ; “ la raison est la seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes ”. Descartes ne semble donc pas faire originalité : “ je veux suivre en ceci l’opinion commune des philosophes…”. La raison est essentielle aux hommes : elle leur permet de rechercher et de connaître la vérité (sur le plan théorique : la connaissance rationnelle), mais encore de se «rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » (sur le plan pratique : la maîtrise de la technique).

  1. L’argument de l’absence de désir.

Pour soutenir cette affirmation audacieuse, Descartes utilise un argument étrange: « car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux mêmes qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils n’en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent « . Personne ne désirant avoir davantage de raison, tout le monde estime en avoir suffisamment. En somme, puisqu’il ne s’est jamais vu quelqu’un désirant être davantage capable de bien juger, y compris chez ceux qui se plaignent de manquer de tout (de mémoire, d’ambition, d’imagination, de volonté…). Il faudrait en conclure que, sur ce point au moins, nous sommes tous également dotés. À vrai dire, l’argument semble étrange : si le désir révèle le manque, alors l’absence de désir manifeste la satiété. Remarquons que le tour ne manque pas d’ironie !

Mais cet argument constitue-t-il vraiment une preuve? Et que vaut le recours au témoignage du plus grand nombre? Sans doute la formule de Descartes peut-elle se comprendre de deux façons : ou bien il se moque de ceux qui se trompent en ne désirant pas être mieux pourvus de raison (tels les sots pleins de suffisance) ; ou bien le témoignage de l’expérience commune comporte une certaine part de vérité. Or, si les hommes n’ont pas coutume de désirer davantage de raison, c’est peut-être bien parce qu’elle est effectivement “toute entière en chacun ”. Ainsi chaque homme serait, en quelque sorte, un témoin de la raison, dans la mesure où, par exemple, tout homme instruit est capable de comprendre et de refaire une démonstration mathématique. Certes, il est vrai que Descartes n’accorde pas à son argumentation une valeur inconditionnelle; il prend soin de dire que son argument n’est que « vraisemblable » (c’est-à-dire semblable au vrai et, à ce titre, probable mais non pas absolument certain): “En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent ”… Mais pour l’essentiel, Descartes affirme qu’il n’y a pas de différence de degrés entre les êtres humains: la raison est la même en chaque homme. C’est précisément là que se situe la ligne de démarcation entre l’homme et la bête.

  1. La puissance de bien juger ou l’exercice de la liberté de penser.

Il s’agit pour Descartes de tirer toutes les conséquences de cette hypothèse: « Mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ». Ici, Descartes pose la thèse fondamentale. D’une part, il identifie le « bon sens » et la « raison » en les définissant comme « puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux « . D’autre part, il affirme que la raison est la même en chaque homme: elle “est naturellement égale en tous les hommes”. Pour Descartes, le bon sens (ou la raison) est donc cette faculté de l’esprit qui permet de produire des jugements, de discerner, de distinguer, de discriminer entre ce qui est vrai et ce qui est faux. Il convient ici de remarquer que, pour Descartes, le bon sens ne consiste pas seulement ni vraiment à faire preuve discernement dans les choses pratiques (comme le suggère la langue commune de nos jours), mais la raison humaine dans toute sa puissance d’intellection. Faire usage de sa raison, c’est faire preuve de discernement, et non seulement de raisonner, c’est-à-dire de produire des enchaînements rigoureusement ordonnés de jugements. Il ne s’agit pas seulement d’être logique, cohérent (car un être délirant en est capable aussi), mais encore, de faire preuve de lucidité, de véracité, de discernement, en d’autres termes de saisir les choses telles qu’elles sont et à leur juste mesure. Ce point est important, surtout pour un philosophe tel que Descartes, fondateur du rationalisme moderne.

Descartes s’intéresse moins ici à la notion “d’enchaînement de propositions”, de “raisonnements” (l’aspect formel des résultats auxquels parvient la raison), qu’à la notion de jugement. Or, un jugement est un acte de l’esprit (autant qu’un résultat), qui consiste à identifier ou à séparer (jugement positif ou négatif) un sujet et un prédicat (ex. : Ceci est ou n’est pas cela : vrai ou faux, juste ou injuste, bien ou mal…). Juger consiste donc à « distinguer le vrai d’avec le faux », mais aussi à donner ou refuser son consentement en référence à ce que l’on sait être vrai ou faux. On peut voir dans cette définition une façon de rejeter l’autorité. Pour Descartes, ce qui prime, c’est l’usage de la raison que chacun peut et doit en faire comme la « puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux ». C’est par là, en effet, que se manifeste la liberté de penser présente en chaque homme. Descartes veut que l’homme raisonne avec son bon sens, car ce n’est à la religion ou à la politique de lui dicter ce qu’il doit penser, mais c’est à lui-même qu’il appartient de juger du vrai et du faux.

Partie II. La méthode ou du bon usage de la raison.

  1. Le fait de la diversité des opinions.

 La prémisse étant fortement posée, la conséquence saute aux yeux : « La diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres ». Il est faux, nous dit Descartes, de penser parmi que les hommes « les uns sont plus raisonnables que les autres ». Si la raison est toute entière présente en chaque homme, il faut, d’une part, prendre acte de cette égalité parmi les hommes  et, d’autre part, il faut exempter la raison de toute responsabilité dans la variété et la diversité de leurs opinions.

Sur le premier point, Descartes préfigure et pose les fondements de la philosophie des Lumières. Descartes insiste beaucoup sur la raison dont chaque homme dispose de façon pleine et entière. Qu’un être humain soit blanc ou noir, homme ou femme, riche ou pauvre, libre ou esclave, ne change strictement rien à l’affaire. Certes, les conditions matérielles, le niveau d’éducation et d’instruction peuvent varier grandement. Mais cela n’empêche en rien que « la raison est naturellement égale en tous les hommes ». C’est pourquoi, vers la fin du texte, lorsqu’il réaffirme sa thèse, Descartes écrit : « je veux croire qu’elle est tout entière en chacun ». Il s’agit là d’une véritable profession de foi rationaliste et humaniste. Tous les hommes possèdent en eux la raison, et c’est pourquoi l’instruction pour tous apparaît comme une chose possible et souhaitable. C’est pourquoi, aujourd’hui comme hier, ce texte de Descartes gagne à être connu et médité qui se dresse contre toutes les formes de fanatisme et d’autoritarisme. Les auteurs de l’Encyclopédie se souviendront de cette leçon.

 Reste le second point : d’où vient “ la diversité de nos opinions ” ? Si la raison est égale en tous les hommes, d’où vient alors que la vérité fait problème? Est-ce la raison qui est déficiente, ou plutôt l’usage qu’en font les hommes ? Or, si « la diversité de nos opinions » ne provient pas d’une inégalité de la raison, c’est qu’elle provient d’ailleurs. La question est de savoir d’où ? Descartes invoque deux facteurs : la voie choisie et l’objet visé. « Nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses ». La diversité des opinions ne remet pas en cause le bon sens et son universalité.

C’est pourquoi Descartes introduit le motif central de la méthode : il existe un écart entre le fait de posséder la raison et l’opinion qu’on se forge. Tout dépend de la voie choisie : correspond-elle ou non à un “ bon usage de la raison ” ? Or, accepter une idée, une doctrine sans prendre le soin de juger par soi-même de sa validité, c’est se condamner à la subir et prendre le risque de se tromper. Par ailleurs, nos opinions peuvent aussi dépendre des choses que nous considérons. Ainsi, tel objet peut être perçu et compris de façon différente, selon le point de vue que l’on occupe sur lui (selon la culture, l’éducation reçue..). La faculté de penser, reconnaît Descartes, peut être empêchée, entravée. Le problème est que si l’on conduit mal sa raison, on prend le risque d’errer (au double sens de se tromper et d’aller sans but). D’où l’importance de la méthode, qui consiste en effet à suivre le “droit chemin ». Là se trouve le pivot central du texte et sa véritable originalité.

 Il convient ici d’indiquer que le mot méthode vient du grec ancien μέθοδος (methodos) qui signifie la poursuite ou la recherche d’une voie pour réaliser quelque chose. Le mot est formé à partir du préfixe μετά (metα) «qui suit, qui vient après» et de οδός (hodos) « chemin, voie, moyen ». La méthode, c’est la recherche du bon chemin à suivre pour atteindre convenablement son but !

  1. La conduite de nos pensées.

« Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien ». On se plaît souvent à citer la première phrase du texte concernant l’universalité et l’égalité de la raison en tout homme, en oubliant le motif central de la méthode introduit par Descartes. N’oublions pas que le Discours de la Méthode a pour sous-titre : « pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences »… Le « droit chemin  » s’oppose aux « diverses voies « . Or, qui est responsable de la diversité et de la variété des opinions, et de la part d’erreur qui s’y attache trop souvent ? Nous, répond Descartes. Car c’est nous qui “conduisons nos pensées.” Il ne suffit donc pas d’avoir “l’esprit bon“ ; “ le principal est de l’appliquer bien ” c’est-à-dire de l’appliquer correctement, avec rigueur et rectitude. La raison n’est qu’un instrument, qu’un outil ; son efficacité réside principalement dans l’usage qu’on en fait !

On peut toutefois se poser la question suivante : à supposer que tous les hommes usent correctement de la raison, qu’ils fassent preuve de méthode, cela ferait-il disparaître pour autant “la diversité de nos opinions “? La lecture du texte ne permet pas de trancher nettement. Descartes oppose l’unicité de la méthode (suivre “le droit chemin”…) à la diversité des “voies choisies ” et ”des choses que nous considérons ”. Il semble voir dans la méthode le remède à la diversité des opinions. Notons que Descartes se place dans l’optique de “la recherche de la vérité » en se référant au modèle universel de la vérité qui prévaut dans les sciences, dans les mathématiques, et qui permet « l’accord des esprits ». Descartes est philosophe et mathématicien, et c’est pourquoi il manifeste une confiance absolue dans la raison et dans la possibilité offerte à chacun de parvenir à la vérité, s’il use convenablement de sa raison.

  1. Les deux exemples : de l’usage correct de la raison dans la connaissance théorique et dans l’action morale.

 Descartes appuie sa thèse sur deux exemples: celui des “grandes âmes ” et celui des marcheurs. Avec le premier, affirmant que les “plus grandes âmes“ sont capables “des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus”, Descartes veut montrer que les qualités de l’âme, reçues à la naissance, nous rendent capables d’une chose comme de son contraire (le vice est la disposition habituelle à commettre mal, tandis que la vertu qui est la disposition habituelle à commettre le bien.) Seul un usage correct de la raison peut nous aider à faire le bon choix, à réfléchir avant d’agir, et à décider en relation avec ce que nous savons être le bien ou le mal. Descartes se situe sur un registre moral, car il ne sépare pas le pur savoir théorique et la conduite pratique de l’existence. On ne saurait dire sage ni vertueux un homme qui peut user de la raison (comme capacité à raisonner, à distinguer le vrai d’avec le faux) pour concevoir les plus noirs desseins et réaliser les actes les plus abominables ! La capacité à faire preuve de discernement vaut autant dans la vie intellectuelle (pensée rationnelle) que dans la vie morale (vie raisonnable).

L’exemple des marcheurs reprend, en le transposant dans l’ordre de la connaissance, la fable du lièvre et de la tortue. Là encore, s’impose le thème de la méthode, de la rigueur. Courir permet d’aller plus vite qu’en marchant, mais il n’en reste pas moins vrai que « ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent et qui s’en éloignent ». Tout dépend du chemin, de la voie choisie, et donc de la méthode. La rectitude du chemin compense grandement la lenteur de la marche, tandis que l’avantage évident que possède la vitesse peut s’en trouver aboli, si l’on s’éloigne du “droit chemin”. La lenteur permet de sélectionner le droit chemin tandis que la précipitation peut nous faire errer dans le mauvais. Le bon ordre prend du temps, et le temps est une condition d’accès à la vérité, tandis que si l’on brûle les étapes, on prend le risque de s’égarer et d’échouer.

Partie III. Portrait du philosophe, du savant.

Le texte change brusquement de ton. Car à l’égalité essentielle de la raison parmi les hommes s’oppose l’inégalité de l’esprit. Descartes distingue en effet soigneusement l’esprit d’avec la raison, même si la raison, constitutive de l’homme, fait bien sûr partie de l’esprit. Disons que l’esprit désigne l’intelligence en général, la faculté de penser et de comprendre ; la raison n’en constitue qu’une partie.

  1. Le témoin Descartes.

Se citant lui-même comme témoin, Descartes admet que son esprit puisse être inférieur en qualité à celui “de quelques autres ”, et qu’il lui est souvent arrivé de désirer d’avoir telle ou telle qualité de l’esprit qui lui semblait faire défaut, par comparaison avec d’autres. Toutes les facultés mentales sont par nature perfectibles, mais elles varient d’un individu à un autre. De l’esprit, Descartes en fournit trois attributs fondamentaux: la pensée, l’imagination et la mémoire et pour chacun d’elle il indique les critères de qualité. Ainsi, par exemple, la pensée peut être vive, prompte ou, au contraire, présenter le défaut, la précipitation. Ces trois attributs suffisent, selon Descartes, à rendre compte de l’esprit: “Et je ne sache point de qualités que celles-ci qui servent à la perfection de l’esprit. “ Sachant combien Descartes a brillé dans les sciences et dans la philosophie, on pourrait y voire une feinte modestie. Pourtant, rien de tel. En vérité, il veut montrer que c’est davantage sur la solidité de sa méthode, que sur la qualité de son esprit, qu’il a dû compter pour progresser dans les sciences et dans la philosophie. Son exemple même vérifie la validité de sa thèse en faveur de l’importance d’une méthode.

  1. La raison distingue l’homme des bêtes.

Revenant à la raison, Descartes quitte le registre du témoignage, pour s’en remettre à l’autorité des philosophes. Car si l’esprit admet des différences de degrés, ce n’est pas le cas de la raison, qui est toute entière en chaque homme, et qui le distingue des bêtes: « car pour la raison, ou le sens, d’autant qu’elle est la seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes, je veux croire qu’elle est tout entière en chacun ». Comme nous l’avons indiqué précédemment, si les qualités de l’esprit peuvent être variables d’un individu à l’autre, la raison est toute entière en chacun des hommes ; elle n’est guère susceptible “du plus ou moins ”. Pour reprendre le langage de la philosophie scolastique héritée d’Aristote, Descartes ne conçoit pas d’admettre des degrés dans la raison: « Pour suivre l’opinion commune des philosophes, qui disent qu’il n’y a du plus et du moins qu’entre les accidents, et non point entre les formes ou natures des individus d’une même espèce ».

Quand il s’agit de la “forme “ ou de la “nature ” – c’est-à-dire de l’essence – d’un être ou d’une chose, il n’existe pas de différence de degrés (“du plus ou moins ”), comme c’est le cas pour “les accidents ”. L’accident, au sens philosophique du terme, désigne « ce qui arrive » mais qui n’est pas nécessaire; il appartient à l’être, mais ne modifie pas son essence. Ainsi, le fait d’être brun ou blond est une qualité seconde (un « accident » au sens philosophique du terme), mais qui ne définit pas l’essence d’un homme; en revanche, le fait de posséder ou non la raison est essentiel: on est homme ou bête, ou on ne l’est pas. C’est tout ou rien.

Conclusion

Le texte de Descartes entrecroise plusieurs thèmes, pour apporter un éclairage sur la définition et la valeur de la raison. La raison est égale chez tous les hommes et c’est elle qui “ nous rend hommes et nous distingue des bêtes ». Mais en même temps, Descartes nous met en garde contre tout excès d’orgueil : le fait de posséder la raison ne suffit pas à nous prémunir contre l’erreur et contre la diversité des opinions : “ Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien.” Le bon sens ne suffit pas ; encore faut-il faire un bon usage. Autrement dit, il faut une méthode, un “droit chemin ” pour conduire nos pensées. La diversité dans les opinions, de même que le risque toujours possible de l’erreur s’explique par la diversité des démarches suivies. Elles doivent nous rendre sensibles à la nécessité, précisément, de bien user de notre raison. Car la vérité existe et elle est une – car sinon, comment la science serait-elle possible ?-. Un bon usage de la raison doit nous permettre d’y accéder. Le bon sens ne suffit pas ; encore faut-il faire un bon usage. Autrement dit, il faut une méthode, un “droit chemin ” pour conduire nos pensées.

[1] Ce texte doit beaucoup au très beau commentaire présenté dans Méthodologie Philosophique par Philippe Choulet, Jean-Jacques Wunenburger et Dominique Folscheid, aux éditions PUF. Il faut le lire comme un exemple ayant valeur de modèle. Par son contenu et par sa forme, il excède très largement les capacités d’un élève débutant en philosophie. Mais par sa démarche, il indique la direction à suivre lorsque l’on désire s’approprier les règles de la méthode du commentaire philosophique.

 

D. Guillon-Legeay

Professeur agrégé de philosophie, Daniel Guillon-Legeay a enseigné la philosophie en lycée durant vingt-cinq années en lycée. Il tient le blog Chemins de Philosophie. Suivre sur Twitter: @dguillonlegeay

 

 

Commentaires

Bonjour,

Je suis pensé, dont je suis la pensée, et je fais avec ses arrivées. J’en dispose, autant que je puisse dénouer les fils ininterrompus de flux. Que je m’efforce de suivre pour me croire, et rester fidèle à ma volonté de mes choix d’exister !

Certes, je ne nie pas que je suis existé,mais pour autant que j’existe, je fais ce que je peux avec « ça pense ».

Peut-on s’exprimer en termes raisonnables, sans que nos assertions, soient par essence; contradictoires ? La raison, en toute logique fait preuve, montre ou démontre, des caractères à minima, ambivalents ! L’inné aurait une influence naturelle,comme un principe pensant. Une norme variant. Le bien et le mal.

Cohérence,décohérence,la voie médiane,la raison, est si ténue, que celles adjacentes les moins efficientes,le plus souvent,déroutent.

Au reste, qu’entend-on par le vocable « raison » ? Il serait basé sur la connaissance des choses et des êtres, et le pouvoir de former des principes.Un rapport entre une quantité et une autre. Une suite de postulats logiques, agréée par le plus grand nombre.

Il n’y aurait pas ou plus à poser, quelque différentiation, humain animal : l’affaire, depuis l’origine est entendue!

La science redresserait la déraison, approchant la vérité des choses matérielles. Mais, elle ne pense pas: elle cherche seulement la connaissance. Ce n’est pas une raison en soi, pour tromper notre nature absolument conditionnée !

par philo'ofser - le 13 juin, 2016


Cher Daniel Guillon-Legeay , permettez-moi une question insolente : Descartes ne passe-t-il pas à côté de l’intersubjectivité ? Car c’est bien beau d’avoir une « méthode » pour « penser »…mais on ne pense pas tout seul, non ? C’est bien à la résistance que nous opposent les pensées des autres que nous devons de pouvoir penser , me semble-t-il . Que ces autres soient notre voisin de palier ou l’auteur d’un brillant papier dans iPhilo . N’y a-t-il pas alors quelque arrogance à proclamer  » Je pense donc je suis  » ?

par Philippe Le Corroller - le 15 juin, 2017


J’aimerais faire partie des gens que vous formez

par Djibril younoussa - le 22 mai, 2021


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par Michel BAGRÉm - le 8 janvier, 2023



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