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Le virtuel en politique

20/12/2016 | par Elizabeth Antébi | dans Politique | 4 commentaires

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S’il est bien une dimension dont personne n’a voulu et ne veut encore prendre conscience, c’est bien l’irruption du virtuel en politique. Il va falloir s’habituer aux mots venus d’ailleurs.

Le premier président élu grâce à Bluetooth a été Barack Obama, surpris d’ailleurs en visite officielle une Fitbit à son bras pour surveiller sa bonne forme physique. Un tweet a scellé la disgrâce de la favorite hollandaise Valérie Trierweiler. Les lanceurs d’alerte, surtout nichés en Russie et ne s’attaquant qu’à l’Occident, influent « grave » sur les élections. Et voilà qu’avec Donald – au prénom de Mickey – la télé-réalité arrive au premier plan.

Car ne nous méprenons pas. C’est bien nous, les électeurs, qui sommes enfermés volens nolens dans le loft.

Rappelons que la première télé-réalité sur chaîne publique lancée aux Etats-Unis en 1973 s’appelait « An American Life » ; elle fut suivie en Angleterre de la vie sous la loupe d’une famille moyenne. Vingt ans plus tard, c’est « The Real World » de MTV, avec sept jeunes personnes enfermées pendant trois mois dans un appartement. Sans parler de Big Brother aux Pays-Bas. A l’aube de l’an 2000, la télé-réalité influe désormais sur notre regard, notre point de vue et bientôt notre way of life.

Et bien, Donald Trump, c’est tout ça – la vraie vie américaine sur les écrans avec le suspense idéal : great again ou pas ? – suivie en direct par toute la planète. La famille Trump déployée au complet dans le monde entier. Big Brother à la chevelure de huppe qui veille sur vous et surtout sur le monde des affaires qui copule avec le monde politique pour accouche d’un monde en 4 D et réalité augmentée.

Le village planétaire déboule dans nos chambres. De même que, pour reprendre l’expression de Marshall Mc Luhan, le massage était le message, de même la réalité ne peut-être que télécommandée, prise au filtre de la Toile. Rappelons que l’un des programmes destinés à créer un site porte le doux nom de Dreamweaver – tisserand du rêve. Et que nos ordinateurs sont truffés de chevaux de Troie.

Nos journalistes déboussolés qui n’étaient depuis longtemps plus reporters, c’est-à-dire rapporteurs d’événements, mais commentateurs de sondages comme ils l’on avoué récemment de la télévision française au New York Times américain, sont devenus faute de mieux des sortes de madame Irma tentant de déchiffrer les boules de cristal : « Un tel va-t-il se présenter aux élections ? », « Que va-t-il se passer si Untel est élu ? »,  « Que va faire la Chine ? » etc. De ce qu’on appelait jadis la réalité, nulle trace au Journal de Vingt heures.

En outre, le vocabulaire s’est enrichi d’un mot, bien sûr d’origine américaine, après le story-telling,  la post-truth ou post-vérité qui lui succède tout naturellement, voire logiquement.

Il s’agirait de ces discours fondé sur une émotion déconnectée des réalités politiques, en vogue ces derniers temps au moment du prurit électoral. On en trouve quelques traces originelles dans les discours soviétiques qui inspirèrent Orwell. Mais ce qui a changé désormais, c’est l’irruption des algorithmes, qui peuvent « systémiser » désormais les pensées du bon peuple et orienter le discours en fonction des attentes. Dans un monde où le « hoax » – canular orienté – est roi, où la transmission des héritages dont l’enseignement du latin et du grec est remisée dans les basses-fosses de l’oubli et frappée d’excommunication, où des articles de presse sont déjà produits par des intelligences artificielles, le respect des faits et des contradictions humaines a-t-il encore lieu d’être ?

Polybe, général et historien grec qui fut dix-sept ans esclave de Rome, avait déjà prédit l’ochlocratie ou « gouvernement de la multitude » , somme d’individus incontrôlables soumis à leurs plaisirs et désirs, engendrant une irresponsabilité collective. Mais il n’aurait pu prévoir l’infiltration d’un nouveau contrôle ou algorithmocratie donnant l’apparence de ne rien changer et générant un « incontrôlable » à sa main, si l’on peut dire. Comme le suggère Elon Musk, pape de la Silicon Valley, ne sommes-nous pas le produit d’une intelligence artificielle qui créa l’homme ? Une refonte de l’idéalisme de Berkeley – Esse est percipi aut percipere (« Être, c’est être perçu ou percevoir. » – et de la boutade de Paul Valéry : « Le Fin du monde ? Dieu se retourne et dit ‘J’ai fait un rêve’  »

La Caverne de Platon est désormais devenue le « loft » virtuel, au sein duquel on s’enferme volontairement, se réduisant soi-même aux informations que l’on donne et qui, nécessairement, occultent la part d’ombre, la zone obscure qui s’apparentent à ce que longtemps on a pu appeler l’âme. Ainsi perdons-nous cette mise à distance, ce pouvoir d’abstraction et de choix qui étaient garants de ce que les physiciens appellent degré de liberté. A nos données se mêle le reclassement opéré par les algorithmes, qui nous redéfinit en tant que valeur marchande ou valeur votante, nous privant de cette dimension intéressante que l’on appelait « humanisme » et dont on a peut-être, comme dans la chanson, fait table rase.

Il est un tableau de Magritte intitulé « La Mémoire ». On y voit une tête figée de simili-statue grecque aux yeux clos avec à la tempe une blessure saignante qui se fige en flaque.

Au sein du grand cloud qui nous entoure, les données sont-elles en train de supplanter  la mémoire ?

 

Elizabeth Antébi

Docteur en histoire des sciences religieuses (EPHE), universitaire, journaliste, Elizabeth Antébi a publié une dizaine de livres et a réalisé plusieurs téléfilms. Fondatrice du Festival Européen Latin Grec qui en est en mars 2015 à sa 10ème édition (www.festival-latin-grec.eu), elle a enseigné le latin au Lycée Français de Düsseldorf, où elle vit et tient une chronique hebdomadaire, "Le Génie de la Langue", dans le Petit Journal.com. Vous pouvez retrouver plus de détails sur son blog personnel http://associationfortunajuvat.wordpress.fr.