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Dans le vent, la présence de Spinoza

25/02/2018 | par D. Guillon-Legeay | dans Classiques iPhilo | 9 commentaires

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BILLET : Le 21 février 1677 s’éteignait à l’âge de 45 ans Baruch Spinoza, l’un des plus grands maîtres de philosophie, nous rappelait il y a quelques jours notre chroniqueur Daniel Guillon-Legeay. A cette occasion, il a publié sur son blog une petite introduction à la pensée spinoziste et a indiqué trois ouvrages de référence pour mieux connaître l’auteur de L’Ethique.  


Professeur agrégé de philosophie, Daniel Guillon-Legeay a enseigné la philosophie en lycée durant vingt-cinq années en lycée. Il tient le blog Chemins de Philosophie. Suivre sur Twitter : @dguillonlegeay


Il y a 341 ans, le 21 février 1677 s’éteignait à l’âge de 45 ans Baruch Spinoza, l’un des plus grands maîtres de philosophie. Depuis, la terre a connu bien des révolutions, l’océan a continué de ronger nos côtes et d’engloutir force navires, et le soleil immobile de poursuivre sa course d’est en ouest ; oui, mais la philosophie de Spinoza qui vise à replacer l’homme au coeur de la Nature et au centre de sa vie est demeurée bien vivante ! Aujourd’hui encore, elle inspire artistes, philosophes et scientifiques.

Lire aussi : Spinoza : L’esprit et le corps (Daniel Guillon-Legeay)

Baruch Spinoza est l’auteur d’une philosophie exigeante et complexe. La vertu, nous enseigne Spinoza, ne réside point dans une vie d’obéissance à la morale, mais dans la capacité à augmenter sa puissance d’agir. Il ne s’agit pas de se soumettre à la volonté d’un Dieu autoritaire ni à des catégories transcendantes ; il s’agit d’user de sa raison pour comprendre le monde et conduire sa vie vers le plus de joie possible.

Cela n’aurait guère de sens de tenter en quelques lignes un vague résumé de sa doctrine. Il n’empêche que lorsque l’on commence à lire Spinoza, on sent comme un vent qui balaie tout sur son passage et, vous poussant dans le dos, vous incite à avancer, à sauter des barrières, à oser penser différemment. En tout cas, c’est l’effet que cela m’a fait. Depuis trente-cinq ans, je ne m’en suis – heureusement ! – pas remis.

Je me bornerai ici à mentionner quelques points saillants de sa doctrine qui ont changé ma vie, ma façon de comprendre le monde des hommes ainsi que la force de la philosophie.

Lire aussi : La grande santé (Daniel Guillon-Legeay)

Tout d’abord, la conception de Dieu que propose Spinoza. Pour lui, Dieu existe absolument et nécessairement. En apparence, Spinoza semble s’accorder avec la plupart des grandes religions et des philosophes. Mais en vérité, Spinoza affirme que Dieu n’existe que philosophiquement, c’est-à-dire comme principe de productivité et d’intelligibilité du réel, et non comme un juge et un monarque agissant selon des lois arbitraires, protecteur et garant de l’existence humaine. «Deus sive Natura» : en osant assimiler Dieu à la Nature, Spinoza introduit un bouleversement radical : il n’y a pas de causes finales dans l’Univers ; Dieu n’agit pas intentionnellement en vue de fins quelconques, et les choses n’existent pas en vue de quelque raison ordonnée préétablie. L’ordre des choses découle simplement de l’essence, de la nature de Dieu par un déterminisme implacable. Cette conception de Dieu rejoint les grandes sagesses traditionnelles (par exemple, le concept d’interdépendance central dans la métaphysique navajo comme pour celle que développe le bouddhisme). Elle permet également de penser avec force et cohérence une véritable écologie planétaire.

De même, j’aime beaucoup la conception originale que Spinoza développe sur l’épineuse question de l’union entre l’esprit et le corps. Il comprend qu’il ne s’agit pas là de deux réalités distinctes et indépendantes, mais de deux modes complémentaires de l’existence; exister, c’est tout ensemble agir et comprendre, respirer et penser (l’un ne va pas sans l’autre). Je renvoie mes lectrices et lecteurs à deux de mes articles sur la question ; La grande santé rédigé juste après les attentats de novembre 2015 (il existe un rapport entre ces deux questions de métaphysique et de politique), et « L’esprit et le corps selon Spinoza » qui expose un point central de la métaphysique et de l’éthique de Spinoza concernant l’union de l’esprit et du corps.

Lire aussi : La critique de la superstition (Daniel Guillon-Legeay)

Ensuite, la conception que Spinoza développe de la morale m’apparaît également décisive. Ce qui compte, ce n’est pas de se soumettre à des normes transcendantes, mais de faire grandir en soi le désir et de l’éclairer par la raison pour plus d’efficacité et de productivité : « Nous ne désirons pas une chose parce que nous la jugeons bonne, mais nous jugeons bonne une chose parce que nous la désirons » ( Ethique, 3,9). Spinoza repense à nouveau frais le problème de la valeur et du désir. Spinoza fait valoir la force du désir de chacun. Est-ce la valeur qui détermine le désir ou, à l’inverse, est-ce le désir qui détermine la valeur ? Chaque homme est singulier, différent des autres et chacun, en fonction de sa nature, de sa complexion, recherche tel objet plutôt que tel autre qui s’accorde à son désir. Il n’y a donc pas d’objet désirable en soi, ce qui est « bien » ou « mal » en soi, mais seulement ce qui est « bon » ou « mauvais » pour chacun.

Enfin, sa philosophie politique. Partant d’une critique des textes de la Bible et des autorités théologiques et politiques, Spinoza fait voir comment ces dernières se servent de la religion dégradée en superstition pour asseoir leur pouvoir et enchaîner les hommes. Il faut comprendre ce mécanisme d’oppression. C’est l’objet de mon article « La critique de la superstition ». Dans sa réflexion de philosophie politique, Spinoza aboutit à une défense du régime démocratique et à une conception de la laïcité à laquelle nous devons beaucoup, même si nous l’avons oublié. C’est ce que j’ai cherché à mettre en évidence dans mon texte Etat, liberté et laïcité. La conception de l’Etat de droit qui est la nôtre emprunte beaucoup aux conceptions de Spinoza, notamment grâce à la lecture qu’en ont fait Rousseau et Diderot.

Lire aussi : Etat, liberté et laïcité (Daniel Guillon-Legeay)

Pour celles et ceux qui désireraient s’initier à la pensée de Spinoza (d’un abord peu aisé, il faut le reconnaître, et notamment son oeuvre maîtresse, L’Ethique), je recommande trois ouvrages de vulgarisation :

Je m’étais promis de faire bref, mais me voici déjà embarqué. Vous aussi, vous le sentez ce vent qui me pousse dans le dos ?

 

D. Guillon-Legeay

Professeur agrégé de philosophie, Daniel Guillon-Legeay a enseigné la philosophie en lycée durant vingt-cinq années en lycée. Il tient le blog Chemins de Philosophie. Suivre sur Twitter: @dguillonlegeay

 

 

Commentaires

Nous devrions beaucoup à Spinoza en ce qui concerne la laïcité ? Là , cher Daniel , j’ai un peu de mal à vous suivre . N’est-ce pas au monde judéo-chrétien tel qu’il existait bien avant Spinoza que nous devons la laïcité ? Et en particulier à la fameuse injonction du Christ :  » Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu « . Au passage , ceux qui dénient à l’Europe ses racines chrétiennes m’ont toujours intrigué : peut-on, au nom d’une idéologie qui se revendique « progressiste », mépriser l’ Histoire ?

par Le Corroller - le 25 février, 2018


Cher Philippe,

La formule du Christ : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » signifie l’importance de séparer le pouvoir politique et le pouvoir spirituel, séparation qui va structurer toute l’histoire de l’Europe : la naissance du monachisme, les luttes entre l’empereur et le pape et, également, l’avènement de la monarchie de droit divin. Je suppose que c’est à cela que vous faites référence ; croyez-bien que je n’en ignore rien.

Mais ce qu’il reste à comprendre, c’est la spécificité du concept de laïcité à l’intérieur du champ politique (qui n’intéresse pas le Christ, et pour cause..). La séparation de l’Eglise et de l’Etat implique qu’à l’intérieur du champ politique, le pouvoir religieux se soumette à l’autorité de l’Etat (par opposition à une monarchie de droit divin, par exemple). Or, je le répète, Spinoza fut le précurseur de la laïcité : pour vous en convaincre, il suffit de lire le Traité théologico-politique (notamment les chapitres 16-20), ou encore le Traité politique.

Il apparaît donc que la laïcité, loin de nier les racines chrétiennes de l’Europe, n’existe que par rapport à elles. On peut être un fervent partisan de la laïcité et, en même temps, être athée (et, au passage, marcher sur les traces des premiers chrétiens en suivant le Camino) ou chrétien (voyez François Bayrou). C’est d’ailleurs là que résident la force et la beauté du concept de laïcité.

Bonne lecture !

par Daniel Guillon-Legeay - le 25 février, 2018


Etudes passionantes, tres enrichissantes !!!

par Van der ecken Christian - le 25 février, 2018


En plus des ouvrages conseillés, je recommande vivement aux néophytes : « être heureux avec Spinoza » de Balthasar Thomass. Et pour commencer de lire l’Ethique en douceur « Le bonheur avec Spinoza – L’Ethique reformulée pour notre temps » de Bruno Giuliani. Bonne lecture

par Vincent Mouret - le 25 février, 2018


Bonjour à tous
Est-ce que la démocratie et l’État laïque sont déduits de dieu ou de quelque principes ou bien est-ce des « valeurs » en soi ? S’il s’agit de la liberté comme principe, est-ce que cela ne contredit pas la critique de la liberté comme illusion que l’on trouve, il me semble, chez Spinoza, ne laissant à chacun d’autre choix que l’assentiment joyeux à ce qui est ?

par Gérard - le 25 février, 2018


Bonjour Gérard,

Excellente question. Le principe dont Spinoza fait découler l’Etat de droit libéral du droit naturel qui pousse chacun à rechercher ce qui lui est utile ; partant, la raison fait voir aux hommes l’utilité d’un certain type d’organisation politique qui concilie le respect de la liberté de chacun et l’obéissance aux lois de la Cité. C’est, avant la lettre, l’idée du contrat social de Rousseau (qui s’inspire de Spinoza). Pour plus de détails, vous pouvez lire l’article consacré à la conception de l’Etat que développe Spinoza dans « Etat, liberté et laïcité ».

Cordialement
DGL

par Daniel Guillon-Legeay - le 27 février, 2018


Merci pour cette présentation/introduction brève.
Il ne m’avait pas échappé que Spinoza est à la mode en ce moment, ce qui m’intrigue.
Je suis entièrement favorable à l’idée d’user de son sens d’observation, sa capacité de déduire des causes, des effets, d’arriver d’une manière limitée, certes, à prévoir, à anticiper la conduite des choses, et des personnes, même, de ce monde, ainsi que les raisons (et passions…) qui poussent le vivant à se comporter comme il se comporte (appelons ça l’exercice de la raison, si l’on veut).
Si je lis avec (un peu d’)attention votre exposé, il me semble que Spinoza, fidèle à une certaine pensée juive (et grecque), fait de Dieu une idée, une abstraction/principe, et non pas une…image à forme humaine, avec des passions humaines, dont la fameuse colère, par exemple.
De cette façon, « Dieu » gagne en rationalité, et en déterminisme, donc, il devient plus facile de prédire ses colères, ou, en tout cas, d’expliquer dans l’après coup là où on a perdu le bon chemin… Ce qui est perdu ? Vous l’avez bien énoncé plus haut. « Dieu » devient un implacable déterminisme abstrait, sans relation vivifiante, sans alliance avec, et sans amour pour, sa créature.
Je maintiens que ce déterminisme qui a pour lui de produire un grand confort intellectuel par foi dans une raison implacable, mécanique, et mécanisée, dévitalise l’expérience humaine, et loin de conduire l’Homme à une foi dans sa capacité d’agir, lui fait sentir son impuissance. (Mais disons que l’Homme est toujours prompte pour SE SENTIR impuissant, et beaucoup moins prompte pour s’interroger sur les conditions limitées de l’exercice de sa possible liberté…)
En tout cas, c’est un grand risque.
Oui, le « Dieu » que nous connaissons par l’Eglise Catholique Romaine (en France, et à l’heure actuelle surtout) est un Dieu infantilisant sa créature. Mais depuis que l’Homme des Lumières, et ses descendants, se révoltent contre cette infantilisation, est-ce que l’Homme est devenu…. moins infantile ?
Je crains que non. Vraiment pas. Cela devrait nous interroger bien plus que nous nous interrogeons, de mon point de vue.
Cela pourrait même nous conduire à nous interroger sur pourquoi nous nous sentons diminués d’obéir, et pourquoi nous considérons l’obéissance comme une conduite… passive, DONC INFAMANTE et HUMILIANTE. ( Des raisons à chercher du côté de la résurgence de certaines valeurs de la civilisation romaine pré-chrétienne en Occident ?)
Ainsi, nous oublions les liens étymologiques profonds entre le mot « obéir », et écouter (autrui)… Je maintiens qu’il n’y a pas de lien social sans la possibilité d’écouter…donc… d’obéir.
Ce qui est intéressant aussi, c’est de réfléchir à l’énorme différence qu’il peut y avoir entre obéir à une personne incarnée, en chair et en os, et obéir… à une abstraction, une institution, par personne interposée (fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions).

Je suis contente de vous entendre dire, M Guillon-Legeay, que la laïcité selon la conception française s’appuie sur les racines chrétiennes de ce pays, et je partage cet avis. C’est pourquoi il me semble que ce qui menace ? détruit ? le sérieux, la légitimité de ces racines attaque par la même occasion le socle de la République Française ( à ne pas confondre avec la démocratie moderne mondiale, tout de même…). Cela s’appelle, comme le disait déjà si bien Brassens, scier la branche sur laquelle on est assis.
On voit à l’oeuvre aux Etats-Unis un mouvement social qui vise à détruire la République américaine. Que voit-on en France ?

par Debra - le 1 mars, 2018


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