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Marcel Gauchet : le fait libéral, inversion entre pouvoir et société

18/03/2018 | par Marcel Gauchet | dans Philo Contemporaine | 6 commentaires

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VIDEO : Nous vous proposons une fois par mois des vidéos de philosophes glanées sur le web. Car si l’on connaît leurs noms, parfois leurs pensées, souvent nous manque-t-il leur voix. Retrouvez ainsi le ton et le souffle des philosophes dans leurs propres mots. Après Camus ou Deleuze, c’est un intellectuel plus contemporain qui prête aujourd’hui sa voix aux pages d’iPhilo. Marcel Gauchet, auteur fameux du Désenchantement du monde, décortique en 2014 la notion de libéralisme, comme fait historique du passage de l’ancien monde à nos sociétés modernes.

Marcel Gauchet était à Nantes le 16 février 2014 pour parer du thème «Liberté et pouvoir». En ouverture de son exposé, dont voici la vidéo, le philosophe rappelle qu’une confusion sémantique touche la notion de libéralisme, qui englobe dans le langage courant le fait et la doctrine, confondant donc «une donnée fondamentale relevant de l’organisation de nos sociétés» et «une idéologie (…), une idée prescriptive du fonctionnement de nos sociétés».

Souvent réduit au domaine économique, le fait libéral consiste historiquement pour Marcel Gauchet dans «l’inversion de la relation entre pouvoir et société», lors du passage de «l’ancien monde» à nos sociétés modernes. Le libéralisme ainsi entendu représente le processus d’autonomisation d’une communauté d’individus libres, qui n’est plus instituée par le pouvoir mais en devient au contraire la source.

Lire aussi : Nos sociétés vont devoir retrouver le sens de la pression intégratrice (Marcel Gauchet)

L’extrait ici isolé (de 11:44 à 18:51) traite spécifiquement d’une composante majeure de cette «structuration autonome» : puisque les sociétés ne sont plus organisées par un principe intangible qui les transcende, elles transforment leur rapport au temps. Le passage choisi a été retranscrit par nos soins, mais libre évidemment aux plus courageux de suivre l’exposé intégralement !

 

[Retranscription]

« Un monde autonome est un monde qui cesse d’obéir au passé de la tradition pour se tourner en pratique vers l’invention de l’avenir. »

« C’est le cœur de notre sujet. Un principe de légitimation extérieur et supérieur, en effet, est toujours en même temps un principe antérieur. Il vaut d’au-dessus, donc il valait depuis toujours. Il valait avant, il vaudra à jamais. C’est pourquoi les sociétés structurées religieusement sont des sociétés de tradition, dans la plénitude du terme. Des sociétés qui se déploient sous le signe de la fidélité à leur modèle fondateur, et qui sont hostiles au changement qui pourrait affecter leur organisation. Cela ne les empêche pas, dans les faits, de changer – parce qu’une société humaine ne peut pas ne pas changer – mais elles changent malgré elles, elles sont organisées pour ne pas changer – ce qui fait, au final, qu’elles changent, mais lentement.

À l’opposé, nos sociétés s’organisent en vue de leur propre changement : c’est ce qui en fait des sociétés pour l’Histoire, en fonction de quoi ce concept d’Histoire acquiert le sens que nous lui connaissons depuis le début du XIXe siècle.

Lire aussi : Contredire l’accélération : manifeste pour une lutte immobile (Jérôme Lèbre)

Le déploiement de la structuration autonome va prendre l’aspect d’un basculement du passé fondateur vers l’avenir à construire. Ce basculement s’esquisse à partir de 1750 où perce sa première expression sous le nom qui nous est resté familier de progrès. Nous pouvons en résumer l’esprit dans une formule très simple : « L’avenir sera supérieur au passé ». C’est à cet avenir meilleur, où nous serons plus riches, plus éclairés, plus instruits, plus libres, que nous devons travailler.

Il faut bien saisir le sens de cette orientation historique qui renverse l’axe temporel de la vie collective. Il y va en effet de l’autonomie, dans son sens le plus fondamental. Un monde humain autonome ne se contente pas de se donner ses propres lois : il se constitue lui-même matériellement et intellectuellement dans le temps.

C’est à la faveur de cette grande réorientation qu’apparaît l’économie, comme vecteur primordial de cette autoconstitution dans la durée.

La révolution industrielle va apporter sa traduction systématique à cet horizon productif et auto-productif, qui, autour de 1850, aura donné naissance à une société entièrement différente de celle que nous connaissions auparavant. C’est cette réorientation très précisément qui induit le renversement libéral, la mise en place du fait libéral. En effet, une société du changement – qui valorise par-dessus tout sa propre dynamique productive -, une telle société ne peut rester un corps politique soudé autour d’un pouvoir qui lui impose sa loi d’en haut.

Lire aussi : Le libéralisme ou les libéralismes? (Jean-Marc Goglin)

Par nature, cette formule du corps politique est statique. Or, la dynamique est le nouvel impératif – le pire ennemi de nos sociétés, nous l’entendons tous les jours dans le discours politique, c’est l’immobilisme, pour nous, c’est le mouvement qui prime. Et le mouvement, il procède de l’invention individuelle, il procède des échanges librement noués entre les personnes, il procède des interactions entre les personnes, il procède des initiatives en tous sens de la société. C’est ainsi qu’en fonction du primat de la dynamique, la société s’autonomise par rapport au pouvoir, et que le rapport entre le pouvoir et la société se retourne.

Comme le dira le jeune Auguste Comte : « Le pouvoir est stationnaire tandis que la société est progressive. Il s’agit donc d’aligner le pouvoir sur la progression de la société ». C’est ce qui va donner irrésistiblement la prévalence à l’indépendance inventive. L’invention historique a son siège dans la société, laquelle société a besoin de liberté pour donner leur plus grande efficacité à ces ressources créatrices. »

[Fin de la retranscription]

Fait libéral et libéralisme idéologique

Le philosophe conclut de cette mise au point historique que si le fait libéral est aujourd’hui acquis, si nos sociétés sont désormais structurellement libérales, cela ne doit pas occulter les limites du libéralisme comme idéologie. La crise actuelle du politique exige alors de repenser la dialectique entre pouvoir et liberté :

« Au bout de la libéralisation extrême, nous sommes en train d’en faire l’épreuve, il y a l’impuissance collective. Si nos démocraties se réduisent à la coexistence des libertés, au sein d’une société de marché politique, elles entrent en contradiction avec leur principe fondamental, qui est l’autogouvernement. La liberté de chacun perd son sens dans l’impouvoir général. Une liberté sans pouvoir est tout simplement dérisoire. Peut-être fallait-il en faire l’expérience pour que nous entreprenions de repenser la liberté. »

Lire aussi : Comprendre l’idéologie (Laurent Bouvet)

 

Marcel Gauchet

Marcel Gauchet est un philosophe et historien français né en 1946. Il est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, au Centre de recherches politiques Raymond Aron, et rédacteur en chef de la revue Le Débat (Gallimard), l'une des principales revues intellectuelles françaises, qu'il a fondée avec Pierre Nora en 1980.

 

 

Commentaires

Bonjour,

C’est au fait de l’indispensable erreur,que nous sommes en capacité de changer.Souvent elle aveugle,tant les alibis confortables et puissants confortent,faute de mieux,l’essai.

Sans autre nouvelle perspective,nous sommes tenus à la somnolence et finissons par nous endormir sur des acquis,atteints naturellement; d’obsolescence.

Evolution de la nature.

Par libéralisme individuel,dépourvu d’égoïsme instinctif,nous entendons cette réforme qui sollicite notre désir de fond,et en même temps,nourrit notre peur entendue face au nouveau!

Pourtant, ce serait un bien en chacun d’entre nous,d’honorer cette part d’honnêteté intellectuelle qui appelle une logique progressiste
(non violente)

Pour être sincère,ne pas se tricher soi-même,pour ne pas tricher le monde.

Un libéralisme arbitraire ne saurait mieux davantage gouverner en présence de curiosité et de courage individuels.

par philo'ofser - le 19 mars, 2018


Dans une culture, il y a des éléments fixes qui servent de « transcendantal », c’est-à-dire ce qui permet aux hommes d’avoir un monde, d’avoir un autre, d’avoir un soi …..
L’erreur moderne consiste à situer ce « transcendantal » dans le « sujet ».
Cela conduit à l’idéologie, à faire de l’idée quelque chose de « subjectif », quelque chose qui doit être « dépassé », rendu effectif. Cette idéologie est une effectuation, une transformation de l’humanité, sa destruction en vue de son amélioration : l’homme nouveau, l’hommelette qui ne se fait pas sans casser l’homme. Tout cela n’est pas vu et c’est cela le tragique.

par Gérard - le 20 mars, 2018


En réponse à Marcel Gauchet, et à la personne qui a écrit le dernier commentaire, je vous livre ma dernière toute petite méditation sur le texte que nous avons étudié cette semaine dans le cours de Latin.
Il s’agit de l’extrait de la Vulgate qui donne les dix commandements, ce que le Judaïsme traditionnel (comme religion…) appelle « les dix paroles POUR vivre ». (Notez que le « pour » est déjà projectif, et ouvre le champ de l’avenir qui nous concerne.)
Les dix commandements ne sont pas donnés sous forme d’impératifs, ou de défenses, ce qui, en Latin, correspondrait à des modes faisant intervenir le désir d’un sujet SUR un autre sujet. Les dix commandements sont donnés dans le futur de l’INDICATIF. « Tu ne tueras point ». (Je précise que l’hébreu, comme le Latin, formule au futur de l’indicatif.)
En quoi, cela est-il en rapport avec le texte de M. Gauchet ?
L’indicatif étant le mode de la réalité, les dix commandements (qui sont vieux, vieux, vieux, et datent de bien avant la révolution industrielle…) expriment un projet eutopique (je ne dis pas utopique, pour cause).
Et là, nous allons nous amuser à nous poser la question de savoir quelle formulation accorde plus de… liberté au sujet. L’ordre ou la défense, émanant d’une adresse localisée chez une personne, (ou un Dieu), ou la formulation qui projette dans l’avenir la réalisation de ce qui est commandé.
J’ai entendu proposé longuement que la formulation à l’INDICATIF laissait l’Homme plus de liberté pour désobéir COMME SUJET. Mais maintenant, avec l’âge, je n’en suis nullement certaine. (Il se pourrait donc, que le désir.. POLI de ne pas apostropher le sujet comme personne écrase encore plus celui qui est.. visé ? Ces ironies sont délicieuses.)
Si « on » t’énonce quel sera ton comportement comme une projection dans l’avenir dans le mode indicatif, le mode de.. la transparence, le fait réel, la réalité OBJECTIVE etc, A QUI ou A QUOI peux-tu désobéir, par exemple ? Et, en plus.. « on » te prive de ton plaisir (pulsionnel) de désobéir. Rageant au plus haut point…mais.. subtil, subtil.

Pour les rapports entre pouvoir et société, ces rapports ont toujours été o combien troubles. Il est important de pouvoir penser qu’à la veille de la Révolution Française de 1789 (avant la révolution industrielle, et surtout en France), Louis XVI, étant déjà lui-même bourgeois scientifique produit de l’idéologie des Lumières, n’a pas pu exercer sa fonction de Roi des Français d’une manière qui aurait pu éviter la crise politique. Sans légitimité et pouvoir à ses propres yeux (au plus profond de lui-même) comment aurait-il pu représenter la royauté ?
Le pouvoir politique est toujours à la traîne de la société elle-même, et dans toute configuration du pouvoir. Le pouvoir politique se doit d’être… conservateur, d’une manière ou d’une autre, d’ailleurs. C’est vrai qu’on peut néanmoins se poser des questions sur la structure du pouvoir dans la démocratie directe (sans transcendance équivaut à détruire la légitimité et l’autorité même de toute forme de représentation, à mon avis).
Je suis triste de constater notre difficulté à penser des espaces singuliers, et différenciés où le(s) pouvoir(s) s’exerce(nt). Le propre de l’absolu, quand il nous dévore, est de faire effondrer les liens entre des espaces différents, et différenciés, et nous aveugler… aux différences qui nous permettent de penser.

Un mot pour Gérard. Il ne faut pas oublier de faire la distinction CAPITALE entre individu et sujet.

par Debra - le 20 mars, 2018


Repenser la liberté ? Vous avez bien raison , ça urge. Nous avons oublié que la liberté n’existe pas sans son frère jumeau : la responsabilité. Nous nous sentons des droits, toujours plus de droits…mais pas des devoirs ! Enfin , pas tous : le vrai libéral fait sans cesse et presque sans y penser le lien entre liberté et responsabilité. Alors, peut-être faut-il nous souhaiter une société toujours plus libérale…de manière authentique !

par Philippe Le Corroller - le 21 mars, 2018


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