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Eric Fiat : «Prenons le risque de la fatigue !»

23/07/2018 | par Eric Fiat | dans Art & Société | 3 commentaires

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TRIBUNE : Il y a indubitablement de mauvaises fatigues, comme le burn-out, et de bonnes, comme celles du sportif ou de l’amant. Mais, pour le philosophe Eric Fiat, qui vient de publier Ode à la fatigue (éd. de l’Observatoire), il y a surtout celles qui ne sont ni bonnes ni mauvaises, mais qui apparaissent tout simplement comme « l’émouvante attestation de l’effort que nous faisons pour accomplir notre dur métier d’exister ».   


Membre de l’Observatoire national de la fin de vie, Eric Fiat est professeur de philosophie à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée, où il est responsable du master d’éthique et directeur-adjoint de l’Institut Hannah Arendt. Spécialiste de la fragilité humaine dans ses diverses dimensions, il a notamment publié : Corps et âme (éd. Cécile Defaut, 2015) ; La couleur du matin profond (éd. Les petites platons, 2013) ; Petit traité de dignité (éd. Larousse, 2012) et Ode à la fatigue (éd. de l’Observatoire, 2018).


Dans «Les animaux malades de la peste», La Fontaine nous parlait d’une époque où, de la peste, tous les animaux «ne mourraient pas, mais tous étaient frappés». Ne vivons-nous pas une époque où, de fatigue, tous les hommes ne meurent pas, mais tous sont frappés ?

Pour Proust, les idées sont les succédanés des chagrins : à l’origine de ce livre, en effet ce chagrin, d’entendre nombre de nos contemporains se plaindre de fatigue. Parfois fort légitimement : le monde qui est le nôtre n’oblige-t-il pas chacun d’être toujours performant, jeune, efficace, utile, rapide ? Et cette terrible obligation ne fomente-t-elle pas de bien mauvaises fatigues, dont le burn out est la forme la plus douloureuse ? Mais c’est parfois moins légitimement que beaucoup d’hommes aujourd’hui se plaignent de fatigue : la peste est assurément toujours un mal. Est-il sûr que la fatigue en soit toujours un ? N’existe-t-il pas de bonnes fatigues, telles celles du sportif vainqueur, de l’amant joyeusement victorieux, du travailleur qui a le sentiment du devoir accompli ? Et même les fatigues qui ne sont pas assurément bonnes n’ont-elles pas de bons côtés ?

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De là, l’idée d’écrire une Ode à la fatigue. De là, l’idée de le faire en respectant les règles de cette forme littéraire latine, l’Ode, qui voulaient qu’elle eût 3 parties : la strophe, l’antistrophe et l’épode finale.

Dans la strophe, il est question des bonnes fatigues. Le sportif vainqueur, l’amant qui a aimé et l’a été toute la nuit, l’homme qui le soir a l’impression du travail bien fait sont certes fatigués ; mais la joie de la victoire, celle de l’amour et le plaisir moral d’avoir été comme on voulait être donnent à la fatigue de bien belles couleurs. Dormant du sommeil du juste nos trois personnages ne sentent-ils pas déjà se reconstituer leurs forces ? Voilà ce que sont les bonnes fatigues : celles de l’enfant, celles que l’adulte s’est choisies quand nul ne l’y obligeait, comme fait le cycliste du dimanche, l’amoureux qui porte dans ses bras l’être qu’il aime pour qu’il ne souille ses chaussures, l’homme qui se dépense, se donne et aux autres et à son labeur avec joie et s’accomplit de le faire.

Mais il existe aussi de mauvaises fatigues, que recueille notre «antistrophe». Fatigues du sportif vaincu, de l’amant qui n’est pas victorieux, de celui que son travail aliène. Dormant du sommeil de l’injuste, nos trois personnages ne trouveront même pas dans le repos de quoi retrouver leurs forces. Et la fatigue de se faire épuisement, lassitude d’être soi, et même lassitude d’être. Comme le chantait Gainsbourg : «Avec cette difficulté d’être, il aurait mieux valu peut-être, ne jamais naître.» Impression que la vie est plus un fardeau qu’un cadeau. Impression que la nappe phréatique de soi ne se reconstitue plus. Impression d’un tarissement des forces de vie et de création, altération à laquelle nulle désaltération ne semble pouvoir remédier. Beaucoup de nos contemporains n’ont-ils pas cette impression, à tel point qu’on a pu dire notre société une société «de fatigue» ? Il ne faudrait cependant pas céder trop vite aux charmes de la nostalgie, et oublier que la fatigue n’est pas chose nouvelle ! Qu’on se rappelle ce qu’était la vie de nos aïeux paysans, dont Brassens parla si bien : «Avec une bêche à l’épaule, avec au cœur un grand courage, il s’en allait trimer au chant, de l’aurore jusqu’au couchant, Pauvre Martin, Pauvre misère, creuse la terre, creuse le temps». Mais sans nier pas la rudesse de leur vie, Orwell explique qu’ils avaient quelque chose que nous n’avons plus : «l’avenir ne leur apparaissait pas terrifiant. Ils ne sentaient pas le sol se dérober sous leurs pieds.»

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D’abord plus morales que physiques, nos fatigues sont celles d’Hommes qui peinent à comprendre le monde dans lequel ils vivent, où tout s’accélère et où la sensibilité est l’objet de sollicitations permanentes, sans possibilité de trouver un lieu de repos où calmement s’approfondir. La forme extrême de ces mauvaises fatigues : le burn out, résultant d’une organisation du travail dont à la suite d’autres auteurs (Ch. Dejours, J. Crary) nous dénonçons les mauvaises manières, burn out que nous rapprochons de l’acédie médiévale. Pareilles mauvaises fatigues ne méritent pas qu’on les chante, mais dénonce. Faut-il le faire à la manière de Lafargue, le gendre de Marx, qui réclamait un Droit à la paresse ? Peut-être pas. La paresse, fatigue par anticipation ou anticipation de la fatigue, est façon de laisser les autres porter le poids du monde. Le paresseux se prélasse dans le monde, se love dans l’être, gardant égoïstement pour lui l’eau de vie qui le traverse. Quelques pages en font le portrait, racontant son récent accident de hamac… Mais s’il n’est pas au sens strict de droit à la paresse, il en est un au repos, à la contemplation, au loisir studieux – ce que les Anciens nommaient l’otium, la disponibilité à l’essentiel. Comme le disait Mitterrand : «Il n’y a pas de raison que la vie ne soit que l’annexe du travail».

Enfin notre épode décrit les fatigues qui ne sont ni bonnes ni mauvaises, celles qui font partie de la condition humaine. Parce que l’humanité n’est pas dans l’homme comme la roséïté dans la rose ou la circularité dans le cercle, elle est une tâche : faire son métier d’homme voue à la fatigue, qui est comme l’émouvante attestation de l’effort que nous faisons pour accomplir notre dur métier d’exister. S’épargner, s’économiser, se réserver ne sont pas les remèdes à la fatigue mais ses symptômes. Prenons-donc le risque de la fatigue et celui de l’avouer ! Plutôt que de lutter contre elle (comme le chêne) écoutons les belles leçons qu’elle a à nous apprendre (comme le roseau). Et la fatigue de nous apprendre l’humilité (qui n’est pas humiliation mais juste estime de soi, assomption de notre condition : nous ne sommes ni des dieux, ni des anges, ni des fées, ni des machines) ; le vrai courage ; la rêverie (rapport plus doux à soi, aux autres, au monde, une attention précédée d’un abandon, une caresse précédée par un lâcher prise).

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Puisse cet essai que nous avons voulu plein de récits, de musiques et d’humour défatiguer son lecteur, et le convaincre que la fatigue a une puissance de décantation qui peut révéler la beauté des visages que le temps a altérés !

Pour aller plus loin : Eric FIAT, Ode à la fatigue, éditions de l’Observatoire, 2018. 

 

 

Eric Fiat

Membre de l'Observatoire national de la fin de vie, Eric Fiat est professeur de philosophie à l'Université Paris-Est Marne-la-Vallée, où il est responsable du master d'éthique et directeur-adjoint de l'Institut Hannah Arendt. Spécialiste de la fragilité humaine dans ses diverses dimensions, il a notamment publié : Corps et âme (éd. Cécile Defaut, 2015) ; La couleur du matin profond (éd. Les petites platons, 2013) ; Petit traité de dignité (éd. Larousse, 2012) et Ode à la fatigue (éd. de l'Observatoire, 2018).