iPhilo » Michael Walzer : «Le terrorisme, arme du tyran, du militaire puis du révolutionnaire»

Michael Walzer : «Le terrorisme, arme du tyran, du militaire puis du révolutionnaire»

19/11/2018 | par Michael Walzer | dans Politique | 5 commentaires

Download PDF

CLASSIQUE : Dans son ouvrage phare, Guerres justes et injustes, le philosophe américain Michael Walzer décrit le chemin étroit d’une «morale pratique» dans la guerre, entre pacifisme angélique et réalisme cynique. Il y aborde notamment la question du terrorisme. En voici un extrait, publié et commenté dans le dernier ouvrage de Cyrille Bret, Qu’est-ce que le terrorisme ? (éd. Vrin).


Né en 1935, formé à Harvard, Michael Walzer est un philosophe américain, professeur émérite à l’«Institute for Advanced Study» de l’Université Princeton. Opposant à la guerre au Vietnam, mais critique du pacifisme, il a notamment publié Guerres justes et injustes en 1977. Dans sa philosophie politique, il adopte une approche plutôt communautarienne, même s’il ne revendique pas cette appellation : il estime que la théorie pêche souvent par abstraction et doit au contraire davantage tenir compte des particularités de chaque société. 


Michael Walzer, Guerres justes et injustes, chapitre XII

Le mot «terrorisme» est le plus souvent utilisé pour décrire la violence révolutionnaire. C’est là une petite victoire pour les champions de l’ordre, parmi lesquels l’usage de la terreur n’est pourtant pas inconnu.

Terroriser systématiquement des populations entières est une stratégie à laquelle on recourt, tant dans les guerres conventionnelles que dans les guérillas ; cette stratégie est celle de gouvernements établis, comme de mouvements radicaux. L’objectif est de détruire le moral d’une nation ou d’une classe, de miner sa solidarité ; la méthode, le meurtre arbitraire de victimes innocentes. La frappe aveugle est la caractéristique essentielle de l’activité terroriste. Si l’on cherche à répandre la peur, et à la faire durer, il n’est pas souhaitable de tuer des personnes déterminées, qui sont liées de quelque façon à un régime, un parti ou une politique. La mort doit frapper, au hasard, des individus français ou allemands, des protestants irlandais ou des juifs, simplement parce que ce sont des Français, des Allemands, des protestants ou des juifs, jusqu’à ce qu’ils se sentent fatalement exposés et qu’ils exigent de leurs gouvernements des négociations pour leur sécurité.

Lire aussi : Face aux terrorismes, la philosophie (Cyrille Bret)

En temps de guerre, le terrorisme est un moyen d’éviter l’engagement avec l’armée ennemie. C’est donc une forme extrême de la stratégie de «l’approche indirecte». Il est si indirect que de nombreux militaires ont refusé de parler de guerre dans ce cas ; cela, autant par fierté professionnelle que pour des raisons morales. Prenons la déclaration d’un amiral britannique qui, durant la Deuxième Guerre mondiale, a protesté contre les bombardements de terreur des villes allemandes : «Nous devons être une nation désespérément dépourvue d’esprit militaire pour imaginer que nous [pouvons] gagner la guerre en bombardant des femmes et des enfants allemands, au lieu de vaincre leur armée et leur marine.» L’expression clé est ici «dépourvue d’esprit militaire». Cet amiral voit, à juste titre, le terrorisme comme une stratégie civile. On pourrait dire qu’il est la continuation de la guerre par des moyens politiques.

Terroriser des individus ordinaires est avant tout l’œuvre de la tyrannie, comme l’a dit Aristote : «Le premier but des [tyrans] et la fin qu’ils poursuivent est de briser le moral et la force de leurs sujets.» Les Britanniques décrivirent le «but» de ces bombardements de la même façon : ils cherchaient à détruire le moral des civils.

Lire aussi : 2001-2016 : après Dostoïevski à Manhattan, Nietzsche à Nice (Alexis Feertchak)

Les tyrans ont enseigné leur méthode aux militaires et les militaires l’ont enseignée aux révolutionnaires modernes. Il s’agit là d’une vision sommaire de l’histoire. Je ne la présente que pour en venir à un point plus précis : le terrorisme, au sens strict, le meurtre arbitraire de victimes innocentes, n’a émergé comme stratégie dans la lutte révolutionnaire qu’après la Deuxième Guerre mondiale, c’est-à-dire, après être devenu un aspect de la guerre conventionnelle. Dans les deux cas, la guerre et la révolution, une sorte d’honneur du combattant entravait le développement de cette stratégie, tout particulièrement parmi les officiers de carrière et les «révolutionnaires professionnels.» Le recours de plus en plus fréquent à la terreur, par des mouvements d’extrême gauche ou des groupes ultra-nationalistes, représente la fin d’un code politique qui a vu le jour dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle et qui est à peu près similaire aux lois de la guerre qui ont été élaborées à cette période.

Cyrille Bret : «Le terrorisme importe la guerre en politique»

Entre le pacifisme épris de pureté idéaliste et le réalisme versant dans le cynisme, Michael Walzer trace un chemin étroit : celui de la «morale pratique
». Il renvoie dos-à-dos les pacifistes intransigeants pour lesquels tout conflit armé est un «crime» et les réalistes qui considèrent la guerre comme un «enfer» où aucune norme ne saurait s’appliquer. Cet ouvrage a été écrit durant les années 1970 au fil d’un engagement militant contre  l’intervention militaire américaine au Vietnam. Il montre la légitimité d’un encadrement de la violence armée par des normes morales. Autrement dit, contre le prétendu réalisme, il convient de reconnaître que toutes les violences armées ne se valent pas.

Les règles éthiques limitant la violence peuvent acquérir un statut juridique : elles s’appliquent aussi bien au déclenchement des conflits (c’est le jus ad bellum) qu’à la conduite des opérations militaires (c’est le jus in bello). Ainsi, Walzer écrit-il : «La guerre est toujours jugée deux fois, tout d’abord en considérant les raisons qu’ont les Etats de faire la guerre, ensuite, en considérant les moyens qu’ils adoptent». Définir ces limites et fixer ces règles est l’ambition de Guerres justes et injustes.

Lire aussi : Les terroristes, les médias et le problème de l’information (Guy Durandin)

Au fil d’arguments moraux appuyés sur l’analyse de nombreux «exemples historiques» de conflits armés, le terrorisme constitue un objet à la fois évident et ambivalent. Evident car le terrorisme est une violence armée qui prétend constituer des opérations de guerre: fréquemment, le terroriste se présente comme un «soldat». Quant au contre-terrorisme, il s’érige bien souvent en «guerre» contre la terreur. Ambivalent aussi car les violences terroristes s’inscrivent bien dans un entre-deux, entre la paix civile et les conflits armés internationaux. Quelles sont les caractéristiques distinctives de ce type de violence ? Et quelles sont les normes morales à lui appliquer ? Telles sont les deux questions auxquelles Walzer répond dans le chapitre XII. Il y répond en analysant et en évaluant les tactiques terroristes :

  • Le recours au terrorisme n’est pas l’apanage de groupes criminels ou de mouvements révolutionnaires. Il est aussi le fait d’autorités gouvernementales.
  • Les terrorismes, par-delà leur diversité, ont tous pour objectif tactique de détruire le moral d’une population donnée.
  • Et le meurtre arbitraire de non-combattants est un moyen propre à atteindre cette fin, ce qui place le terrorisme en infraction radicale avec la convention de la guerre.
  • Lorsqu’il est utilisé dans le cadre de conflits armés, le terrorisme est une tactique d’approche indirecte d’un ennemi structurellement plus puissant.
  • Le terrorisme militaire a contaminé en retour la sphère politique civile au service d’un projet de domination tyrannique.
  • Cette généralisation du terrorisme met fin au code politique traditionnel.

Lire aussi : « Nous sommes tombés dans le piège du terrorisme ! » (Philippe Granarolo)

Retrouvez la fin du commentaire de Cyrille Bret dans Qu’est-ce que le terrorisme ? qui vient d’être publié chez Vrin. Dans ce court essai, fort pédagogique, l’auteur – normalien, énarque, agrégé et docteur en philosophie, maître de conférences à Sciences Po Paris – commence par définir le terrorisme, en explore les différentes facettes et justifie l’intérêt pour la philosophie de s’emparer d’un thème déjà largement étudié par les polémologues, politistes et psychologues. Dans une seconde partie, il propose deux grands textes sur le terrorisme – l’un de Kant, l’autre de Walzer – qu’il commente avec une grande clarté.

Pour aller plus loin : Cyrille Bret, Qu’est-ce que le terrorisme ?, éd. Vrin, 2018.

 

Michael Walzer

Né en 1935, formé à Harvard, Michael Walzer est un philosophe américain, professeur émérite à l’«Institute for Advanced Study» de l’Université Princeton. Opposant à la guerre au Vietnam, mais critique du pacifisme, il a notamment publié Guerres justes et injustes en 1977. Dans sa philosophie politique, il adopte une approche plutôt communautarienne, même s’il ne revendique pas cette appellation : il estime que la théorie pêche souvent par abstraction et doit au contraire davantage tenir compte des particularités de chaque société.

 

 

Commentaires

Voici un sujet qu’on peut croquer à pleines dents.
Je note que l’avènement du terrorisme… de masse, l’attaque INDIFFERENCIEE de populations civiles dans le contexte de conflits armés a lieu lors d’une guerre qualifiée de MONDIALE.
Peut-on postuler que l’évangélisation pour un idéal de fraternité universelle, de nature à la fois religieuse et politique, étendu aux confins de la terre, en affaiblissant le statut de l’ennemi, (ainsi que celui de l’étranger, par la même occasion) la possibilité d’identifier un ennemi reconnu de manière légitime et consensuelle par une population donnée, brouille les repères qui permettent de l’identifier, et ainsi, les codes de la guerre qui permettent de différencier troupes ennemis et civiles ? De même, privés de leur statut de défenseurs de la communauté CONTRE l’ennemi, les soldats/militaires d’un pays donné ne trouvent pas de soutien de la part de leurs concitoyens qui ne peuvent pas, ou ne veulent pas ? reconnaître la différence entre le meurtre d’un membre au sein de la communauté, et la mort d’un… étranger, même combattant…
Si le commandement des dix paroles pour vivre qui proscrit le MEURTRE s’applique au sein d’une communauté circonscrite, il ne peut pas ? ne doit pas ? être étendu à l’ennemi en temps de guerre. Cette nécessaire distinction ne justifie pas qu’on pratique, en temps de guerre, un laisser aller qui n’obéit à aucune règle, ou code d’HONNEUR fédérateur qui permet de fonder la communauté des combattants, ne serait-ce que pour protéger ceux qui ont la charge de défendre la communauté au sens large (patrie ?…), pour faciliter leur retour au sein de leur propre communauté.
Il s’agit de DELIMITER le terrain de la guerre. D’y fixer… des frontières. Au sens propre, comme au figuré, et avec une vision de la vie humaine qui se déroule dans des espaces géographiques délimitées. Les limites géographiques sont nécessaires pour matérialiser les limites… symboliques dans la tête. Il s’agit de délimiter… le statut de l’étranger, et au delà, de l’ennemi, en sachant qu’il est.. naturel ? que l’étranger soit entaché d’étrangeté, et suscite des inquiétudes. L’étranger… est étrange, par définition.
La notion d’arbitraire est une bombe, d’ailleurs. Elle permet confortablement d’escamoter les questions que je viens de soulever, et dont traite cet extrait. Elle postule que le fait d’appartenir à une communauté donnée ne constitue pas en soi une raison… fondée pour être objet de violences. Elle nie… l’inévitable faculté de l’Homme de construire des symboles, et de remplir des signifiants (« américain », « femme », « ingénieur », par exemple) avec des… signifiés ? des incarnations ? qui sont à sa disposition. Ce processus est normal, et surtout inévitable. Commandement numéro 1 : les mots DOIVENT pouvoir vouloir dire… ou avoir de sens, si l’on préfère. Les mots veulent dire dans et par… des exemples autant, sinon plus que par des…définitions dans le dictionnaire.
Il est intéressant de remarquer que ces questions ont excité les passions de nos ancêtres, les Athéniens au 4/5ième siècle ante Christum, ce qui est visible dans la manière ambivalente et variée dont Ulysses a été perçu pour son rôle dans la guerre de Troie, et la ruse/stratégie qu’il a déployée pour envoyer le cheval de Troie dans les remparts de la ville. Déjà, pour nos ancêtres, Ulysse était tantôt fin stratège, déployant son intelligence pour faire triompher les siens, tantôt homme brutal et maligne, car l’honneur était entachée par ce procédé… déloyal…
Un très vieux sujet qui n’a pas fini de nous diviser.
Mais il vaut mieux ne pas oublier le poids excessivement écrasant de notre PEUR ? LACHETE ? INCONSEQUENCE ? massive, particulièrement moderne sur tout ce qui pourrait faire peser de risque sur nos.. petites vies à l’heure actuelle.
La paix (dans les limites géographiques du sol de l’Europe occidentale) ne nous a pas tranquillisés, loin de là…
Toute discussion sur le terrorisme, pratiqué par des instances gouvernementales ou pas, doit tenir compte de cette donne, tant nous sommes promptes à avoir peur… de notre ombre, et tant nous sommes doués pour fabriquer notre peur.
C’est pour cela que l’idée d’un terrorisme dont le but serait de détruire notre moral me semble un peu.. légère, à vrai dire. Cela manque de dents, et de consistance, et nous, en tant qu’acteurs dans la vaste comédie du monde n’en sortons pas agrandis. Le but du terrorisme est d’attaquer la légitimité de nos idées, valeurs, en tant que valeurs ennemis, tout en affirmant en face, et par l’attaque, des valeurs, et des idées concurrentes. Il faut préciser qu’il est d’autant plus facile de détruire nos idées, nos valeurs, et surtout, notre foi dans le bien fondé de.. NOS idées et valeurs que… nous ignorons quelles sont les idées et les valeurs qui fondent historiquement notre vie ensemble…(ou que nous n’y croyons pas ou plus…) avec pour conséquence de détruire notre moral.
Ceci dit, dans un contexte… général ? où les appartenances sont si mouvantes, on peut se poser la question de savoir si l’individu isolé qui pète un câble est un terroriste, dans la mesure où il exerce en solitaire une violence.. individuelle de manière INDIFFERENCIEE (et non pas arbitraire).

par Debra - le 19 novembre, 2018


Pacifisme angélique…

Je n’aime pas cette qualification d’angélique pour le pacifisme car elle le discrédite d’emblée. Il n’y a que pacifisme de principe, pacifisme de valeur pacifisme à défendre à prôner à faire valoir et à dresser devant tout ce qui s’y oppose, car toute violence avec quelque justification que ce soit est intolérable. Le nombre de chemin du pacifisme est unique, celui de la violence est infini. Le bon sens n’est jamais d’être réaliste mais bien de lutter pour garder le fanal vacillant de l’utopie en point de mire.
Aujourd’hui, alors que le monde, et singulièrement le monde occidental, est plus guerrier et armé que jamais, n’est-il pas urgent de déffe’ndre l’utopie fut-elle angélique?

par Olivier MONTULET - le 19 novembre, 2018


[…] Lire aussi : Michael Walzer : «Le terrorisme, arme du tyran, du militaire puis du révolutionnaire» […]

par iPhilo » Le djihadisme à la lumière d’Albert Camus et Carl Schmitt - le 5 avril, 2019


[…] aussi : Le terrorisme, arme du tyran, du militaire puis du révolutionnaire (Michael […]

par iPhilo » Le camp, paradigme du 21e siècle - le 19 septembre, 2020


[…] aussi : Le terrorisme, arme du tyran, du militaire puis du révolutionnaire (Michael […]

par iPhilo » Général François Lecointre : la «spécificité» du soldat est-elle de tuer ou d’être tué ? - le 18 avril, 2022



Laissez un commentaire