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L’histoire bien humaine des super-héros

30/11/2018 | par Michel Juffé | dans Art & Société | 5 commentaires

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ANALYSE : Qui n’a rêvé de voler et d’être affranchi de toutes les faiblesses humaines ? demande le philosophe Michel Juffé dans iPhilo. Dans les contes de fées contemporains, les super-héros, modèles réduits et simplifiés des héros de l’Antiquité grecque et romaine, caricaturent des désirs réels et décrivent des idéaux.


Né en 1945, Michel Juffé est un philosophe français, intéressé aux questions d’éthique, de philosophie politique et d’écologie. Il fut conseiller du vice-président du conseil général de l’écologie et du développement durable (2003-2010) et a enseigné dans plusieurs grandes écoles et universités. Auteur d’une douzaine d’ouvrages, il a récemment publié Sigmund Freud – Benedictus de Spinoza, Correspondance, 1676-1938 (Gallimard, 2016), Café-Spinoza (Le Bord de l’eau, 2017), Liberté, égalité, fraternité… intégrité (L’Harmattan, 2018) et A la recherche d’une humanité durable (L’Harmattan, 2018).


Bien que très peu d’entre nous continuent à croire au Père Noël, passé l’âge de 4 ou 5 ans, beaucoup d’entre nous croient encore qu’une petite partie de l’humanité est apte à sauver l’ensemble, de dangers réels ou imaginaires. Dans les contes de fées actuels, ce sont les super-héros [1], modèles réduits et simplifiés – dans notre culture – des héros de l’Antiquité grecque et romaine.

Loin de les mépriser, je pense qu’on peut en tirer quelques enseignements, car ils caricaturent des désirs réels, tels que nous pouvons tous les vivre, sans nous prendre pour des Héraklès, des Ulysse, des Hamlet ou des Frankenstein. On peut ainsi décrire les idéaux que peuvent poursuivre les conduites liées à divers types de désirs profondément enracinés, autrement dit les extrapolations, parfois infantiles parfois plutôt élaborées, auxquelles elles peuvent mener.

  • Le désir de télépathie (connaître et influer à distance les émotions et sentiments des autres, y compris leurs pensées, qui n’en sont qu’un aspect). Par exemple le Mulet, les membres de la Seconde Fondation, de Gaïa et le robot âgé de vingt mille ans, Daneel R. Olivaw, d’Isaac Asimov. C’est encore le professeur Xavier des X-men, qui peut lire dans les esprits de n’importe quel humain (mutant inclus) sur Terre et l’influencer s’il n’est pas trop loin.
  • Le désir d’ubiquité (être à plusieurs endroits en même temps), exprimé dans la vie réelle par les entreprises tentaculaires ou par «l’Empire sur lequel jamais le soleil ne se couche». C’est aussi le télécran d’où Big Brother peut observer tout le monde en même temps, image puérile mais abominable d’un Dieu omniprésent. C’est encore ces personnages des X-men qui se multiplient.
  • Le désir de téléaction (terme peu usité, et seulement dans le sens d’action par télécommande), d’action à distance, comme le fait la gravitation, dont Jean (toujours les X-men) est un exemple majeur : elle peut supprimer la pesanteur et désintégrer toute matière, dans un rayon de plusieurs kilomètres. Ou encore Magnéto (X-men) qui est capable d’émettre des ondes électromagnétiques, qui déplace de très grosses charges (le pont métallique d’un kilomètre et demi de long, entre Alcatraz et San Francisco) ou fait de n’importe quel métal un projectile mortel. C’est aussi La Marque jaune (album paru en 1956), d’Edgar P. Jacobs, où son « esclave » agit par télécommande à partir du télécéphaloscope, casque relié à un contrôleur des pensées et des émotions de Guinea-Pig (ainsi qu’il l’appelle).
  • Le désir d’immortalité, soit par l’invulnérabilité (sauf le talon d’Achille) soit par régénérescence continuelle (c’est le cas de Wolverine), soit par résurrection (Jean, le Phoenix ; Ellen Ripley, par clonage, dans Alien, Resurrection), soit par réincarnation (Le fleuve de l’éternité, 1972, de Philip José Farmer où l’on voit revivre des centaines de personnages, dont le plus truculent est Mark Twain).
  • Le désir d’intemporalité, d’être affranchi du déroulement des événements, de pouvoir «figer» le temps, voire de le remonter pour le modifier ou encore être présent en tout temps (éternité) ou voir tous les temps simultanément (variante de l’éternité). C’est aussi l’objet de romans de science-fiction (La fin de l’éternité d’Asimov, La Cité et les astres de Clarke, précédés de la célèbre Machine à explorer le temps de H.G. Wells), et récemment de séries TV avec, entre autres, DC Legends of Tomorrow, en 2016-2017.
  • Le désir de métamorphose et de polymorphisme, l’un étant la transformation en d’autres humains (Mystic dans X-men) ou d’autres races (les métamorphes dans les Chroniques de Majipoor de Robert Silverberg) ou, à un moindre degré de transformer son corps en un corps beaucoup plus puissant (Hulk ; Ben Grimm des Fantastic four), l’autre de prendre à la fois plusieurs formes, autrement dit de présenter plusieurs faces ou aspects de soi en même temps : ce sont les chimères du monde antique ou plus récent. C’est aussi la capacité de déguiser, de faire passer une chose pour une autre, par la «vraie» magie ou par la prestidigitation ou toute autre forme d’habilité dissimulatrice.
  • Le désir de résolution illimitée c’est-à-dire de distinguer des détails infimes, que ce soit visuellement, auditivement ou pour tout autre sens (toucher, goût, odorat, kinesthésie) et, éventuellement, d’agir à ces échelles. C’est le cas de Superman et de sa cousine Super Girl, et de bien d’autres super-héros dotés de super-sens. L’idéal étant de voir à l’œil nu des cellules ou des atomes, comme c’est le cas de L’Homme qui rétrécit (Richard Matheson, 1956). Ce n’est jamais autre chose que l’imitation des instruments que nous fabriquons pour développer nos perceptions et nos capacités d’action à diverses échelles. La magie étant que cela se passe sans artefact, le corps humain devenant lui-même transformant et transformé. Ceci dit, le « miracle » d’actions sur une surface ou un volume de quelques microns est déjà accompli, notamment avec la chirurgie de précision, assistée par robot.
  • Le désir de téléportation permet de se retrouver instantanément au lieu que l’on souhaite, soit directement (Diablo – Kurt Wagner – dans X-Men), soit par désintégration et réintégration (Star Trek), qui peut rater complètement (La mouche) et efface toute distance. Ce qui n’empêche pas de se placer et déplacer, mais en escamotant tout problème – notamment psychique – lié aux déplacements. L’envers de cette magie est qu’on peut être instantanément (à l’échelle d’une vie, donc en quelques heures ou jours) « déplacé » là où l’on ne l’aurait pas souhaité : camps de la mort, exil définitif, etc. La déportation est alors une forme de téléportation indésirable.
  • Le désir de créer ex nihilo. Il est celui d’être non seulement un créateur mais LE Créateur, qui ne part pas absolument de rien – personne n’est assez fou pour croire que c’est possible – mais part de l’informe, l’insignifiant, le sans-nom, le chaos, l’agitation moléculaire, les atomes éternels, le Néant, l’absence, etc. Il est une « puissance de la nature », puisqu’il fait naître toute chose ou certaines catégories de choses. Assez curieusement, il n’existe pas – à ma connaissance – de super-héros strictement créateur, alors qu’on en trouve des destructeurs, comme Galactus, le « dévoreur de monde » que le Surfer d’Argent essaie de contenir. À moindre échelle : faire disparaître les obstacles avec un rayon désintégrant (Météor) ou avec une épée laser, voire avec l’étoile de la mort (Star Wars). L’idéal du destructeur étant de ne laisser aucune trace.
  • Le désir de la toute-puissance offerte par la technoscience ou des capacités corporelles illimitées (par « augmentation » ou par « mutation »). Cette toute-puissance n’est à la portée de personne, mais elle peut être approchée par des magiciens suffisamment instruits, des mutants suffisamment doués (Jean, des X-men) ou des extraterrestres, presque toujours humanoïdes. Les adorateurs de la Force visent une humanité augmentée en puissance, grâce à un mélange de magie, de science-fiction et de technoscience pour enfants et adolescents (qui veulent devenir forts, c’est bien naturel).

Que se passe-t-il dans les récits de super-héros quelque peu élaborés ?

Des rencontres entre divers désirs, qui s’affrontent, se conjuguent, se complètent, de telle sorte qu’une histoire bien humaine, voire trop humaine, émerge. C’est le cas des X-Men – au cinéma – puisque s’y jouent des dilemmes tels que : contrôler ou non un pouvoir ; chercher à rester humain ou se percevoir comme une anomalie de la nature ; être fidèle à un but poursuivi ou à ses compagnons ; que protéger en priorité : ses proches ou une vaste population ; est-il bon ou non de savoir qui sont les autres (lire leurs pensées et leurs sentiments) ? ; répéter ou non des blessures psychiques passées (Magnéto, échappé des camps nazis) ; admettre ou non une grande variété de talents au sein de l’humanité. Aucun des personnages n’est d’un bloc et lorsque c’est le cas, leur apparition dans la succession des films est courte. À l’opposé, on trouve Captain America, le chef militaire qui, contrairement à Superman, est capable de galvaniser une troupe d’hommes ordinaires et de super-héros pour vaincre Thanos, prêt à détruire l’univers (pas moins !).

Captain America, avec son bouclier high-tech, fait penser à la baguette magique, expression condensée des superpouvoirs, prête à tous usages : faire apparaître et disparaître, transformer (formes et sentiments), tuer et ressusciter, rapprocher et éloigner, etc. C’est un petit bâton, à l’image du grand bâton de Moïse ou de Merlin l’enchanteur. Pourquoi un bâton ou une baguette possède-t-il une telle ampleur de pouvoirs ? Je n’ai rien trouvé qui le dise. Les formules magiques sont plus aisées à comprendre : un chat, un chien, un être humain peut obtenir beaucoup simplement en menaçant ou convainquant et en séduisant ou persuadant – les deux verbalement.

Ces aspirations sont «vraies» en ce sens qu’elles visent à augmenter la puissance d’agir et que leur figuration par les exploits physiques démesurés n’est parfois qu’un manteau pour revêtir les désirs. Et ceux-ci ont souvent plus de valeur que leur étalage corporel. Je pense au professeur Xavier qui cherche à former l’âme des mutants et non à amplifier leurs pouvoirs (il bloque les capacités de Jean à un certain niveau). Et à tous ceux et celles qui préfèrent améliorer les passions et actions de l’âme qu’à augmenter les capacités physiques-et-mentales. D’ailleurs, lorsque l’on s’en tient au «physique», il s’agit de pensées-et-sentiments en partie délirants, car leur activation complète entraînerait plus de désastres que de bienfaits. Nous sommes assez loin de ce que Bergson appelait les héros, qu’il qualifiait ainsi :

«Les grands hommes de bien, et plus particulièrement ceux dont l’héroïsme inventif et simple a frayé à la vertu des voies nouvelles, sont révélatrices de vérités métaphysiques».

Pourtant, pour des «simples en esprit» Superman et Batman peuvent tenir lieu de héros, car ils incarnent la justice, le courage, la paix. Ils sont admirés par la police, par les témoins d’un de leur sauvetage, par la presse qui attend d’eux qu’ils soient toujours héroïques : ils n’ont pas le droit d’enlever leur tenue, de même que Jésus ou Mahomet ne sont jamais supposés se conduire comme des gens ordinaires, se relâcher, être vulgaires.

Les super-héros de Marvel disposent parfois de plusieurs superpouvoirs. Le plus «chargé de pouvoirs» est Superman, l’homme d’acier, aux talents multiples : super-ouïe, super-vue, vitesse extrême, force titanesque, quasi-inaltérabilité, émetteur de rayons à très haute température. Superman est aussi le plus ridicule, le plus imprévoyant, le plus prévisible, le moins réfléchi de tous, et manque totalement d’humour. Il est tout au plus super-policier, super-pompier et super-ambulancier, seulement capable de porter secours en cas de catastrophe naturelle, artificielle ou d’actes criminels à plus ou moins grande échelle. Il est applaudi par le public et par les autorités, mais on ne le voit pas autour d’une table en train de discuter de la prévention des désastres, des délits et des crimes. De plus, bien que capable de faire le tour de la planète en quelques secondes, il passe le plus clair de son temps à sauver les habitants de Métropolis (New York), ville dans laquelle il travaille comme reporter, pas très futé, au Daily Planet, sous le nom de Clark Kent, et entretient des relations amoureuses d’une rare niaiserie avec une autre journaliste, Loïs Lane. Il est pourtant l’un des personnages de BD les plus connus et vendus au monde (au cinéma) [2], après Batman (un humain sans superpouvoirs mais pourvu d’une technologie de pointe) et Spiderman, notamment parce que ce simple particulier un peu benêt (Clark) cache en lui un super-héros, que tout le monde peut aspirer à devenir. Qui n’a rêvé de voler et d’être affranchi de toutes les faiblesses humaines ?

[1] Le terme même fait penser à cette tirade de Coluche :  « Le nouvel OMO, est-ce qu’il lave plus blanc ? – Heu, il lave plus blanc le nouvel OMO ! –  Ah bon ! Mais alors, l’ancien OMO il lave moins blanc alors ? – Non ! L’ancien OMO il lave blanc ! – Ah bon ! Parce que moi blanc je sais ce que c’est comme couleur … Moins blanc que blanc je me doute. Ca doit être gris clair. Mais plus blanc que blanc qu’est-ce c’est comme couleur ? – C’est nouveau ça vient de sortir ! –  Ah bon ! » (Coluche, La publicité, 1979)
[2] Rien qu’en films : Batman a rapporté 2,4 milliards de dollars, Spiderman 1,6 Ms, les X-Men 1,2 Ms et Superman 1,14 Ms. Les BD rapportent beaucoup moins d’argent : 388 millions de dollars en 2016, dont 40% pour Marvel Worldwide Inc., l’un des principaux éditeurs américains de comics books. Fondée en 1939, l’entreprise a été achetée par Walt Disney Company en 2009.

 

Michel Juffé

Né en 1945, Michel Juffé est un philosophe français, intéressé aux questions d'éthique, de philosophie politique et d'écologie. Il fut conseiller du vice-président du conseil général de l'écologie et du développement durable (2003-2010) et a enseigné dans plusieurs grandes écoles et universités. Auteur d'une douzaine d'ouvrages, il a récemment publié Sigmund Freud – Benedictus de Spinoza, Correspondance, 1676-1938 (Gallimard, 2016), Café-Spinoza (Le Bord de l'eau, 2017), Liberté, égalité, fraternité... intégrité (L'Harmattan, 2018), A la recherche d'une humanité durable (L'Harmattan, 2018) et, dernièrement, Éclats d’un monde disparu (Élan des mots, 2020), Nietzsche lecteur de Heidegger (Élan des mots, 2021) et Vlad le destructeur (Élan des mots, 2022).

 

 

Commentaires

Succulent ! Puis-je me permettre de vous demander si vous n’oubliez pas un désir capital : celui d’exister dans l’esprit des autres ? N’est-ce pas à celui-ci que nous cédons, vous en écrivant cet excellent papier, moi en jouant la mouche du coche avec ce commentaire ? Désir vital, qui explique nos grands penseurs, nos grands écrivains, nos grands artistes. Qui ne rêverait d’ être Cervantes, Bach ou Michel-Ange ? Et l’élu n’est-il pas simplement quelqu’un qui a su mieux s’imposer dans l’esprit des électeurs que ses petits camarades ? Comme vous l’écrivez si bien  » beaucoup d’entre nous croient encore qu’une petite partie de l’humanité est apte à sauver l’ensemble « .

par Philippe Le Corroller - le 30 novembre, 2018


Les héros américains répètent un message simple. Le simplet, le gentil peut si on le pousse dans ses retranchements se mettre en colère, devenir violent.
Comme dans l’exorcisme, la gentille petite fille se révèle terrifiante.
Il faut se méfier de l’eau qui dort et des américains un peu simples : message adressé aux européens qui se croient tellement supérieurs ….

par Gérard - le 6 décembre, 2018


On peut se demander si l’élite ? le Messie ? susceptible de sauver une humanité fourvoyée y parviendra par la force de son intelligence, ou par d’autres forces, en sachant que ce qui est fort dans un contexte peut s’avérer faible dans un autre dans un monde où le bien et le mal sont nécessairement intriqués. (Voir J.K. Rowling dans le saga de « Harry Potter » où elle explore bien cette problématique dans le détail.)
Les propos ici sont intéressants quand on songe à la mauvaise réputation que le héros Ulysse a fini par avoir dans la génération d’Euripide. D’intelligent, il a chuté pour devenir un calculateur rusé, peu scrupuleux, au fur et à mesure que la génération d’Euripide a perdu la foi dans l’intelligence à rendre l’Homme meilleur (avis aux éclairés, attention).
Les ressemblances avec notre époque ne sont pas fortuites.

Je retiens l’observation qu’un Dieu TOUT CREATEUR n’est pas ce qui fait fantasmer le plus l’Homme, mais plutôt la destruction. Elle a l’avantage d’être rapide, jouissive, et ne pas faire appel à autant d’imagination que la création. Un rêve pour l’Homme qui se sent impuissant.

par Debra - le 8 décembre, 2018


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