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Quelle place reste-t-il pour l’histoire de France ?

8/12/2018 | par Florence Braunstein | dans Politique | 6 commentaires

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TRIBUNE :  L’histoire de France était une digue, aujourd’hui submergée. Sans elle pourtant, le pouvoir ne peut se définir car elle lui fournit les fondements de son projet, depuis la succession des rois élus par Dieu jusqu’à la République fraternelle. Aujourd’hui, le désenchantement à l’égard du politique dérive vers une absence de projet commun, s’inquiètent Florence Braustein et Jean-François Pépin, auteurs à (très grand !) succès d’ouvrages de culture générale. 


Docteur ès Lettres, Florence Braunstein a enseigné la culture générale en classes préparatoires aux grandes écoles pendant vingt-cinq ans. Elle est également conférencière des Musées Nationaux. Avec Jean-François Pépin, agrégé d’histoire et professeur de chaire supérieure en classes préparatoires, elle a publié plusieurs bestsellers consacrés à la culture générale : La culture générale pour les nuls (éd. First), 1 Kilo de culture générale (éd. PUF), Culturissime (Gallimard) et, dernièrement, Quelques grammes de culture générale de plus. La France (éd. PUF). 


Paul Ricoeur, dans La mémoire, l’histoire, l’oubli (2003), pose la seule interrogation qui vaille : «Question : de l’écriture de l’histoire, elle aussi, ne devrait-on pas se demander si elle est remède ou poison ?». L’auteur s’intéresse ici au pharmakon, à ce médicament qui soigne à dose prudente et tue par excès. Peut-il y avoir excès d’histoire de France ? Dès l’origine, toute histoire, celle de France comme les autres, est suspecte, car elle peut aussi bien vouloir rapprocher les hommes que les opposer. L’histoire n’est pas neutre et ne peut l’être, puisqu’elle touche au plus intime, nous-mêmes, et nous engage totalement. Dans une France parfois en suspension d’elle-même, peut-on encore envisager d’écrire une histoire de France ?

Quand les rives dérivent

L’histoire de France a longtemps été une digue, mais elle est aujourd’hui submergée. Le pouvoir ne peut se définir sans l’histoire de France, elle lui fournit les fondements de son projet, depuis la succession des rois élus par Dieu au sacre jusqu’à la République fraternelle. Or, justement, aujourd’hui, le désenchantement à l’égard du politique dérive vers une absence de projet commun, de volonté d’avenir ensemble, même les extrêmes, de droite ou de gauche, ne font plus recette. Dans une société d’emmurés dans leur téléphone portable, qui cherchent à n’en plus finir le «like» mendié accolé à leur nom, au point de se perdre définitivement, quelle place reste-t-il pour une histoire de France ?

Bainville ou rien ?

Dans ce contexte, il est tentant de fournir au public ce qui le rassure, semble à la fois immuable et surtout ne pas prêter à discussion. Pourquoi ne pas fixer l’histoire de France une fois pour toute à  la version de Jacques Bainville, historien royaliste et maurassien, comme le fait un histrion contemporain ?

Rappelons ici Henri-Irénée Marrou, et sa proposition de foi : «l’historien ne se propose pas pour tâche (à supposer que la chose soit concevable sans contradiction) de ranimer, de faire revivre, de ressusciter le passé» (De la connaissance historique, Seuil, coll. «Points Histoire», 1975, p. 40).

L’histoire n’est pas là pour apporter un confort, mais soulever une inquiétude permanente : comment les hommes ont-ils pu et peuvent encore vivre ensemble ? C’est son honneur de science humaine, elle est en permanence objet de discussion, les points de vue sur la Révolution française sont aussi nombreux que les spécialistes, rien à voir avec un résultat mathématique, identique pour tous. Là réside aussi sa faiblesse, n’importe qui devient historien pour peu que lui soit tendu un micro pour éructer ses problèmes psychanalytiques d’identité.

L’histoire de France, ce n’est pas le passé

Une histoire de France est d’autant plus indispensable si elle ne se limite pas, comme les publications racoleuses, à déplorer un passé et appeler, sous une forme ou une autre à son impossible retour. Foin de ses lamentations sur les fondations enfouies et qui sont bien là où elles sont. L’histoire de France, de la France, est un chantier de construction permanent et destiné à le demeurer, semblable aux eaux du fleuve où nul ne se baigne deux fois dans les mêmes. Ne pas le comprendre, c’est rester un pêcheur à la ligne croyant que les mouvements de son bouchon sont ceux de l’histoire.

Laissons Lucien Febvre le dire : «Pour faire de l’histoire, tournez le dos résolument au passé et vivez d’abord. Mêlez-vous à la vie. A la vie intellectuelle, sans doute, dans toute sa variété. Mais vivez aussi d’une vie pratique» (Combats pour l’histoire, 1953. Conférence à l’E.N.S. intitulée «Vivre l’histoire»).

L’histoire de France n’est pas un roman national

Commençons par renvoyer dos à dos les récits d’une France immuable. Il n’y a pas davantage de France éternelle de Vercingétorix à de Gaulle, qu’il n’existe de version providentielle, tissée de Clovis à Charles X, dernier roi sacré à Reims, ou de roman national républicain, renouant avec Vercingétorix, portant un titre et non un nom, signifiant «Grand roi des guerriers», pour s’achever avec l’actuel président de la République.

La figure du roi idéal s’est depuis longtemps estompée, Louis XIV n’est pas l’Etat, la République de Valmy n’est pas la nôtre, il convient de distinguer roman national, patriotisme et République. Les assimiler revient à en faire un dangereux populisme. L’idée même de roman national est absurde. Il est possible de romancer l’histoire, et même, selon la formule consacrée par Alexandre Dumas, de «la violer à condition de lui faire de beaux enfants», mais il s’agit bien du domaine romanesque.

Lire aussi : Vive la culture générale ! (Florence Braustein)

Ici, le supposé roman national conduit à deux choses : fixer l’histoire une fois pour toute, la figer, alors qu’elle est la vie en mouvement, et en faire un instrument d’exclusion, ceux qui n’étaient pas là à l’origine, concept inepte au demeurant, ne peuvent y être intégrés. Le repli identitaire dans un monde fixiste est déjà dénoncé vigoureusement par Marc Bloch : «J’entends, chaque jour, prêcher par la radio, le «retour à la terre». À notre peuple mutilé et désemparé, on dit: «tu t’es laissé leurrer par les attraits d’une civilisation trop mécanisée ; en acceptant ses lois et ses commodités, tu t’es détourné des valeurs anciennes, qui faisaient ton originalité ; foin de la grande ville, de l’usine, voire de l’école ! Ce qu’il te faut, c’est le village ou le bourg rural d’autrefois, avec leurs labeurs aux formes archaïques, et leurs petites sociétés fermées que gouvernaient les notables ; là, tu retremperas ta force et tu redeviendras toi-même». Certes, je n’ignore pas que sous ces beaux sermons se dissimulent –en vérité assez mal– des intérêts bien étrangers au bonheur des Français. Tout un parti, qui tient aujourd’hui ou croit tenir les leviers de commande, n’a jamais cessé de regretter l’antique docilité qu’il suppose innée aux peuples modestement paysans.» (Marc Bloch, L’étrange défaite, 1946).

Une histoire de France de tous, pour tous

La polémique née à propos de L’ Histoire Mondiale de la France, ouvrage dirigé par Patrick Boucheron, paru en 2017, est symptomatique de la crispation sociale autour de l’histoire. Le chômage perdure, l’avenir économique est inquiétant, le politique lointain ? L’histoire devient le refuge idéal, puisque, c’est bien connu, elle est immobile. Peur des sables mouvants de la vie quotidienne ? Vive le granite historique ! Et c’est là que les difficultés affluent, pour un historien véritable, confronté à des publicistes. Là où ils ignorent la démarche scientifique, se moquent de prouver, l’historien est contraint de recommencer la démonstration, en suivant une méthode. Mais pour qui ? Cinq minutes de télévision éclipsent dix ans de publications référencées en un clin d’œil. C’est particulièrement vrai pour le très sensible problème de l’identité. Il n’y a pas plus d’identité nationale française déterminée une fois pour toutes que d’origine. Florence Dupont, dans le remarquable essai Rome, la ville sans origine. L’Enéide : un grand récit du métissage ?, paru en 2011 démontre déjà l’absence d’origo, d’origine, et d’identité romaine. Un ouvrage salutaire, à lire d’urgence, pour les tenants d’une histoire de France qui commence, et reconnaissons-le, s’arrête le plus souvent, agrippée aux origines, incarnées par Vercingétorix ou Clovis. Une histoire de France ne peut être que l’histoire de tous les Français, tels qu’ils sont, et non tels que l’on les rêve ou fantasme. C’est à cette seule condition que chacun peut se l’approprier, la faire sienne et constater alors qu’il la partage avec bien d’autres, semblables sans être identiques.

«Nous ne voulons servir l’histoire que dans la mesure où elle sert la vie» (Friedrich Nietzsche, 1874)

Dans ce cadre, celui d’une histoire qui ne peut être idéale, il reste à l’historien à affronter les limites de sa science pour les dépasser. Comment écrire encore et toujours l’histoire de France ? En lui restituant sa dimension de tout conceptuel, appelant à la rescousse l’art, les échanges commerciaux, aussi bien que la littérature, la philosophie, les sciences et techniques. Pourquoi, par exemple, ne pas utiliser le tableau de Raphaël, L’ Ecole d’Athènes, pour expliquer les racines de notre actuelle Union Européenne ? Tout y est : l’héritage classique, l’apport du monde musulman, le christianisme, les princes de la Renaissance et leur mécénat, le désir de dépasser les différences dans un creuset commun à forger ensemble.

C’est d’ailleurs le pari et parti-pris de notre dernier ouvrage, Quelques grammes de culture générale en plus. La France. (PUF, 2018).Le but est de montrer, dès le début du livre, que l’Histoire de France est un vaste chantier ouvert et permanent, celui d’une Histoire pluraliste, ouverte, accueillante à la différence, autour d’une culture générale du temps long et non des accidents conjoncturels, grâce à laquelle chacun peut se construire dans le kaléidoscope d’une identité évolutive, et non au fil des traumatismes individuels de pseudos historiens. Là où ils ne voient que les fondations d’une maison, à l’image du chantier de fouilles, nous invitons à découvrir les strates accumulées, la présence d’habitants différents qui se succèdent dans une unité qu’ils ignorent faute de cohabiter à une même époque, mais que l’histoire de France leur restitue pleinement.

L’indispensable chronologie

C’est d’ailleurs pourquoi nous rendons toute sa place à la chronologie, permettant à chacun de se repérer facilement dans le temps, pour ensuite évoluer par thèmes à l’intérieur de chaque période : littérature, philosophie, peinture, sculpture, architecture, arts mineurs, musique, etc. Notre histoire de France par la culture générale est ainsi destinée à tous.

Loin de l’Histoire «boîte à outils» où n’importe qui puise ce qui l’arrange, de cette fragmentation de l’Histoire de France réduite en morceaux, nous appelons de nos vœux une Histoire irriguée par tous les apports de la culture générale, où l’essentiel ne consiste pas à convoquer ses ancêtres, réels ou fantasmés, mais à assumer, dans les différences, leur legs pour se l’approprier ensemble. L’Histoire de France n’est pas davantage, selon la formule chère aux Jésuites, «perinde ac cadaver», immobile comme un cadavre, qu’une vielle dame incapable de traverser seule la rue, elle est ce que nous sommes aptes à en faire en vivant chaque jour ici et maintenant, dans sa permanente évolution, elle est notre histoire à tous.

 

Florence Braunstein

Docteur ès Lettres, Florence Braunstein est professeur en classes préparatoires aux grandes écoles. Directrice de la collection "Le corps en question" à l'Harmattan, elle est l'auteur d'une trentaine d'ouvrages, d'essais et de romans aux PUF, chez A.Colin, chez Vuibert, chez First ou chez Mercure de France.

 

 

Commentaires

Bonjour,

Mais l’histoire de France,n’est pas écrite;elle s’écrit,se vit et se continu…

Un peuple de France,oublié,(et autres quartiers abandonnés) paternalisé,irrespecté, revendique concrètement l’exercice d’un type  »inédit » de démocratie participative.

Une France une est divisée.De la fureur à l’envie de vivre!Elle ne sera plus,car elle se réinvente; et c’est ici et maintenant,une magnifique chance pour ce pays,que tout le monde-quoiqu’on en dise-regarde avec les yeux de Chimène.

Après la démission déclamée; une possible rémission.L’espoir ayant atteint un niveau d’obsolescence sans pareil.

Il y faut de l’agir,des preuves tangibles,du respect,une profonde respiration de la morale politique.

Si,elle existe.Pour preuve,le peuple, cette nature à la Française et son réflexe du cœur, exige par dessus tout:

Liberté
Egalité
Fraternité

par philo'ofser - le 9 décembre, 2018


Cette tribune suscite ma plus grande ambivalence.
On peut débattre la traduction de l’histoire dans le domaine scientifique.
Nous savons que l’idéologie scientifique puise dans le désir d’un éternellement nouveau, et qu’elle est le moteur du progrès.
La méthodologie prônée par l’idéologie scientifique opère une rupture avec la pensée analogique, et déracine l’Homme.
Pour la question du Roi, un… RETOUR sur l’histoire occidentale suggère l’ambivalence de nos ancêtres envers la figure du roi, et surtout, la dimension sacrée de cette figure. Le Roi-pharmakon avait ses propriétés soignantes de par son sacrifice, si ma culture générale est bonne. Et son SACRIFICE faisait jaillir l’ordre du sacré pour l’Homme, en même temps que ce sacrifice permettait de relier la vie des hommes à un ordre supérieur, ce lien étant perçu comme en souffrance (sécheresses, etc).

Là, je dois répéter ce que mon expérience, et mes lectures (et je récuse l’idée qu’il s’agit de ma « petite » psychanalyse identitaire personnelle, là..) m’ont apprise : que le sacré, chassé par la porte, trouve le moyen de revenir par la fenêtre, souvent avec un autre nom, mais… les mots étant ce qu’ils sont, et les mots étant.. NOTRE HISTOIRE, un examen attentif permet de repérer qu’il s’agit bel et bien du sacré.
On peut poser la question : quand est-ce que le sacré cesse de l’être ?
Là, je crois qu’une réponse…RELIGIEUSE est la seule qui vaille : je crois que nous ne pouvons pas le… SAVOIR.
Se souvenir également que dans ce débat sur l’histoire, c’est bel et bien le mot « religere » qui, DANS LES TETES, restent relier au problème du vivre ENSEMBLE pour les hommes. En Europe, et pas seulement, car ce mot a bien fait fortune dans les colonies…

par Debra - le 9 décembre, 2018


Si l’Histoire fait l’objet de tant de crispations, n’est-ce pas parce que certains la manipulent sans vergogne ? Eh non, chers  » progressistes « , l’ Histoire de France ne commence pas en 1789 . Eh oui, Athènes, Rome et Jérusalem comptent quelque peu dans la formation de sa culture. Eh oui, combattre l’inscription des « racines chrétiennes de l’Europe » dans son texte fondateur, constitua une grossière provocation , qui n’est pas passée .Eh non , chers idiots utiles de l’islamo-gauchisme, l’islam n’est pas  » une religion française  » mais une religion importée en France . Il est peut-être temps de revenir à un enseignement de l’Histoire un peu plus objectif, non ?

par Philippe Le Corroller - le 9 décembre, 2018


« Pourquoi, par exemple, ne pas utiliser le tableau de Raphaël, L’ Ecole d’Athènes, pour expliquer les racines de notre actuelle Union Européenne ? » est-il écrit : confondre la par trop libérale et mercantile institution appelée « Union Européenne » et l’Europe, celle des peuples, ne présage pas d’une bonne approche de l’Ecole d’Athènes…

par CELSE Alain - le 10 décembre, 2018


L’histoire enseignée est comme le fait religieux un conte habilement composé qui endort les enfants inquiets de la vie et leur offre des certitudes artificielles. Chacun de ses récits pourrait commencer par : « Il était une fois… »et fait la part belle au légendaire.C’est l’art de transformer un roman noir plein de sang et de fureur en fable à l’eau de rose. Ainsi va le monde…

par Gerard Abate - le 16 décembre, 2018


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