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Influenceurs et «followers» : les nouveaux maîtres du désir mimétique

17/12/2018 | par Jean-Marc Bourdin | dans Art & Société | 7 commentaires

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BILLET : Sur Instagram ou sur leur chaîne YouTube, les influenceurs médiatisent nos désirs dans une relation triangulaire qui est au cœur de la thèse du désir mimétique de René Girard, analyse Jean-Marc Bourdin dans iPhilo. 


Ancien élève de l’ENA, inspecteur général de la ville de Paris, Jean-Marc Bourdin a également soutenu en 2016 une thèse de doctorat en philosophie sur René Girard à l’Université Paris-VIII. Créateur du blog L’Emissaire et membre de l’Association Recherche Mimétique (ARM), il a publié René Girard philosophe malgré lui et René Girard promoteur d’une science des rapports humains chez L’Harmattan en 2018.


René Girard affirme en 1961 dans Mensonge romantique et vérité romanesqueque seuls les plus grands romanciers, à la liste desquels il ajoutera par la suite quelques dramaturges, ont la faculté de comprendre les mécanismes du désir mimétique. Ceux-ci resteraient inconnus non seulement du commun des mortels mais aussi d’écrivains moins doués qui se laissent duper par la prétention du désir à l’autonomie.

Lire aussi :  (Alexis Feertchak)

Cette affirmation radicale souffrirait-elle désormais d’au moins une exception de taille ? Dans notre époque où il n’est plus indécent de se vanter de manipulations en tous genres, le marketing a franchi un pas décisif grâce à Internet et aux réseaux sociaux. Il avait compris depuis longtemps les mécanismes du mimétisme et le rôle des modèles dans les décisions d’achat : la publicité n’a cessé d’en jouer. Mais délibérément ou en suivant un mouvement dont il n’a pas eu l’initiative, le marketing vient de révéler le pot aux roses. Des modèles de consommation officiels ont désormais un nom : influenceuses ou influenceurs. Et les victimes du désir mimétique sont des « followers », autrement dit des suiveurs ou des suiveuses des conseils ainsi dispensés.

Ces modèles ont le plus souvent des comptes Instagram ou des chaînes YouTube. Ils parlent de beauté, de mode, de voyages, de sport, de culture… bref interviennent dans autant de marchés sur lesquels ils sont susceptibles d’orienter des comportements de consommation.

Lire aussi : 

Du point de vue de la théorie mimétique, ils sont plutôt des médiateurs externes, insusceptibles d’entrer en rivalité avec la plupart de leurs suiveurs, si ce n’est certains d’entre eux mus par leur ressentiment et qui sont dénommés « haters », donc haineux. Nous retrouvons ici les passions stendhaliennes de l’envie, de la jalousie et de la haine impuissante ou encore la figure du narrateur des Carnets du sous-sol de Dostoïevski, cet homme du ressentiment par excellence.

La puissance des influenceurs se mesure au volume et à la croissance du nombre de leurs suiveurs. En découle une valeur économique qui se traduit par les rémunérations que leur servent les marques promues. Mais la relation n’est pas si simple : elle suppose aussi que l’influenceur donne des gages d’indépendance à ceux qui suivent leurs conseils.

L’influenceur ne peut étendre et maintenir son influence qu’en apparaissant comme souverain vis-à-vis de ses suiveurs mais aussi des marques qu’il promeut. Sinon, il serait lui-même considéré comme influençable par les entreprises dont il vante les qualités, du moins celles de leurs produits et services. Cette suprématie est obtenue par sa capacité à modeler les goûts de ses suiveurs. Il est en effet beaucoup plus efficace, efficient et pertinent qu’une campagne de publicité par voie de presse – écrite, radiophonique ou télévisuelle. Il regroupe une population rendue homogène par l’attraction commune que ses membres ressentent pour son «charisme».

Lire aussi :  (Alexis Feertchak)

Des jeunes gens de moins de vingt peuvent ainsi devenir ce qu’on appelait autrefois des leaders d’opinion. Sans avoir fait autre chose que s’enregistrer en vidéo dans leur appartement en tenant des propos persuasifs, ils peuvent être suivis par des millions d’admirateurs qui attendent leurs avis pour faire leurs choix.

Enjoy Phenix, Cyprien, Natoo, Caroline Receveur ou encore SqueeZie seraient-ils les nouveaux maîtres du désir mimétique ? Au moins sont-ils d’indéniables révélateurs de sa persistante actualité et de sa pertinence.

 

Jean-Marc Bourdin

Ancien élève de l'ENA, inspecteur général de la ville de Paris, Jean-Marc Bourdin a également soutenu en 2016 une thèse de doctorat en philosophie sur René Girard à l'Université Paris-VIII. Créateur du blog L'Emissaire et membre de l'Association Recherche Mimétique (ARM), il a publié René Girard philosophe malgré lui et René Girard promoteur d'une science des rapports humains chez L'Harmattan en 2018.

 

 

Commentaires

Associations aujourd’hui :

Il y a un chapitre dans « Mein Kampf » sur la propagande. Adolf Hitler avait déjà très bien compris comment influencer, et comme les pauvres gens de notre époque, et bien avant, il n’avait pas compris que quand on a compris comment influencer… et bien, on se tait. Si on est intelligent, en tout cas.
Si on est intelligent/diplomate/bienveillant.
Tout le monde est influençable, parce que l’Homme est un animal qui dépend de sa capacité d’apprendre, de changer, pour vivre. L’Homme est un animal qui n’est pas « perfectum », fait d’un bloc d’un bout à l’autre.
Derrière la galerie des glaces qu’on nous fait miroiter ici, (mimétisme) on pressent l’éternelle poisse du problème de.. l’intérêt, un mot bombe par excellence.
Pas d’apprentissage, pas de vie, pas de désir sans intérêt.
Si tout ça est… vieux comme le monde, les « nouvelles »formulations de ces questions sont assez pauvres, et même… carton pâte, comme Venise à Las Vegas, à mes goûts.
Ressentiment ? Il faut avouer que dans le mot « ressentiment » il y a le mot « sentiment ». C’est beaucoup.
Et les accusations d’envie dans une civilisation qui est fondée sur la méconnaissance du moteur de l’envie dans la société de consommation, c’est risible.
Oui, finalement, derrière le désir mimétique, n’y aurait-il pas une grande confusion entre désir et envie ?
A creuser.

par Debra - le 17 décembre, 2018


Difficile, en ce moment, si l’on évoque l’oeuvre de René Girard , de ne pas penser à ce qu’il a écrit sur le phénomène du bouc émissaire que se choisit une foule déchainée et dont le sacrifice mettra fin à la violence. Curieusement, Alain Finkielkraut est le seul intellectuel français qui ait eu le courage de dénoncer la haine délirante que certains expriment à l’égard du Président de la République . Où sont les autres représentants de notre intelligentsia, d’ordinaire si prolixe : déjà en vacances dans des îles lointaines ?

par Philippe Le Corroller - le 20 décembre, 2018


[…] Dans notre époque où il n’est plus indécent de se vanter de manipulations en tous genres, le marketing a franchi un pas décisif grâce à Internet et aux réseaux sociaux. Il avait compris depuis longtemps les mécanismes du mimétisme et le rôle des modèles dans les décisions d’achat : la publicité n’a cessé d’en jouer. Mais délibérément ou en suivant un mouvement dont il n’a pas eu l’initiative, le marketing vient de révéler le pot aux roses. Des modèles de consommation officiels ont désormais un nom : influenceuses ou influenceurs. Et les victimes du désir mimétique sont des « followers », autrement dit des suiveurs ou des suiveuses des conseils ainsi dispensés. Ces modèles ont le plus souvent des comptes Instagram ou des chaînes YouTube. Ils parlent de beauté, de mode, de voyages, de sport, de culture… bref interviennent dans autant de marchés sur lesquels ils sont susceptibles d’orienter des comportements de consommation. Du point de vue de la théorie mimétique, ils sont plutôt des médiateurs externes, insusceptibles d’entrer en rivalité avec la plupart de leurs suiveurs, si ce n’est certains d’entre eux mus par leur ressentiment et qui sont dénommés « haters », donc haineux. Nous retrouvons ici les passions stendhaliennes de l’envie, de la jalousie et de la haine impuissante ou encore la figure du narrateur des Carnets du sous-sol de Dostoïevski, cet homme du ressentiment par excellence. La puissance des influenceurs se mesure au volume et à la croissance du nombre de leurs suiveurs. En découle une valeur économique qui se traduit par les rémunérations que leur servent les marques promues. Mais la relation n’est pas si simple : elle suppose aussi que l’influenceur donne des gages d’indépendance à ceux qui suivent leurs conseils. L’influenceur ne peut étendre et maintenir son influence qu’en apparaissant comme souverain vis-à-vis de ses suiveurs mais aussi des marques qu’il promeut. Sinon, il serait lui-même considéré comme influençable par les entreprises dont il vante les qualités, du moins celles de leurs produits et services. Cette suprématie est obtenue par sa capacité à modeler les goûts de ses suiveurs. Il est en effet beaucoup plus efficace, efficient et pertinent qu’une campagne de publicité par voie de presse – écrite, radiophonique ou télévisuelle. Il regroupe une population rendue homogène par l’attraction commune que ses membres ressentent pour son «charisme». Des jeunes gens de moins de vingt peuvent ainsi devenir ce qu’on appelait autrefois des leaders d’opinion. Sans avoir fait autre chose que s’enregistrer en vidéo dans leur appartement en tenant des propos persuasifs, ils peuvent être suivis par des millions d’admirateurs qui attendent leurs avis pour faire leurs choix. Enjoy Phenix, Cyprien, Natoo, Caroline Receveur ou encore SqueeZie seraient-ils les nouveaux maîtres du désir mimétique ? Au moins sont-ils d’indéniables révélateurs de sa persistante actualité et de sa pertinence. Jean-Marc Bourdin […]

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