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Quand la notion de culpabilité se perd

1/04/2012 | par Alexis Feertchak | dans Art & Société

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Dans l’éditorial « L’imitation matinale », l’espace médiatique a pris une forme particulière : il n’est plus simplement un vecteur d’information pour des individus particuliers, il est aussi un espace sacré où ces mêmes individus forment à eux tous une foule. Parce que ces auditeurs n’ont aucun contact immédiat entre eux, cette foule est ignorante d’elle-même, médiatisée par cet espace sacré. Les médias comme espace sacré parviennent à contenir la violence que ces mêmes médias produisent en tant que simples vecteurs d’informations. Dans cette fonction sociale de réduction de la violence, l’imitation joue un grand rôle : les humoristes des matinales radiophoniques créent par mimésis un double de l’actualité tragique. C’est par celle-ci que des imitateurs comme Laurent Gerra parviennent à extérioriser et à expulser la violence, en la mettant en scène. 

 

Comment cela est-il donc possible ? D’où surgit cette force magique d’auto-extériorisation de la violence dont Laurent Gerra semble être le dépositaire ? La réponse est paradoxalement à chercher non du côté d’une distinction nette et précise des rôles, mais au contraire dans l’extrême confusion que le rire et l’imitation permettent d’introduire dans la mise en scène. C’est parce que nous ne savons pas qui est qui que la magie opère ! Nous observons dans ce rituel médiatique un grand-prêtre sacrificateur qui prend l’habit du sacrifié en même temps que celui du mal qu’il expulse. Laurent Gerra est à la fois le double qu’il crée et le violeur qu’il imite. Ce point est bien expliqué par les anthropologues Hubert et Mauss : dans les religions archaïques, les catégories de l’entendement, coupable ou victime, vrai ou faux, juste ou injuste, sont confondues et cette confusion non rationnelle au regard de notre rationalité moderne est paradoxalement partie intégrante d’une forme ancienne de rationalité. Ainsi, au Mexique, pour le sacrifice rendu au dieu Totec, le grand prêtre dans cette cérémonie sacrificielle portait comme masque les peaux des victimes sacrifiées, confondant ainsi des rôles que nous aurions tendance à distinguer.

 

Il y a dans cette actualité doublée un phénomène fascinant. La culpabilité réelle de la personne imitée n’entre d’aucune manière dans la mise en scène de l’imitation. Le cas de l’Affaire DSK est à nouveau le plus paradigmatique. Avant même les événements du Sofitel de New York, le faux DSK créé par Laurent Gerra était déjà présenté aux auditeurs de RTL comme un « détraqué sexuel » – formule du faux Michel Rocard à propos du faux DSK. A croire que Laurent Gerra jouait sans le savoir les prophètes de malheur ! Dans cette affaire sans précédent, l’opinion publique s’est ensuite fait l’écho d’un tabou caché : journalistes et politiques savaient, mais ils n’ont rien dit. Personne ne s’est aperçu que dans le monde du rire et de l’imitation, les événements du Sofitel ne sont en rien la révélation de choses cachées, mais au contraire la confirmation du rôle que jouaient les imitateurs. En février 2010, sur France-Inter, Stéphane Guillon a tenu un discours d’une violence absolument extravagante : c’est au son de la sirène des premiers mercredis du mois que le personnel féminin de France-Inter était invité à évacuer les locaux lorsque « Dominique Strauss-Kahn pénétrerait dans le studio ». Ce faux DSK créé par l’humoriste était bel et bien un violeur compulsif… De même, des mois après le classement de l’affaire aux Etats-Unis, le discours des imitateurs et du faux « DSK » n’a pas changé d’un iota. Si le double de Dominique Strauss-Kahn est né de la croyance en un événement que le droit a ensuite invalidé dans la description qu’il en était faite, il a aussi réussi un miracle : s’être totalement détaché de son modèle de départ, le vrai DSK. Autonome, le double strauss-kahnien monopolise désormais l’espace médiatique dans un monde projeté hors du réel, un monde sacré où la notion de culpabilité ne joue pas le moindre rôle. Et pendant ce temps là, le véritable Dominique Strauss-Kahn a disparu en tant que tel de la scène médiatique.

 

C’est évidemment une analyse qu’il est difficile de justifier rationnellement, justement parce qu’elle s’écarte de cette rationalité toute puissante qui, pensions-nous, avait conquis tout l’espace de la société. Alors, entre Laurent Gerra en grand-prêtre sacrificateur et Dominique Strauss-Kahn en bouc émissaire, nous avons là pour reprendre le titre d’un très beau livre du philosophe Jean-Pierre Dupuy, La marque du sacré. Notre Raison édifiée sur les décombres de ce qui n’est pas elle – la religion, le sacré et les croyances – est encore pleine de ce qu’elle avait cru rejeter.

 

Alexis Feertchak

Journaliste, Alexis Feertchak est chef de service au Figaro, chroniqueur pour le magazine Conflits et rédacteur en chef du journal iPhilo, qu'il a fondé en 2012. Diplômé de Sciences Po Paris et licencié en philosophie de l'Université Paris-Sorbonne après un double cursus, il a été pigiste pour Philosophie Magazine et a collaboré pour l'Institut Diderot, think tank de prospective. Suivre sur Twitter : @Feertchak

 

 

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