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Franz Liszt et l’esprit de liberté (la suite)

19/05/2012 | par Bruno Moysan | dans Art & Société | 1 commentaire

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Le plus frappant chez Liszt est la façon dont il dessine un chemin de liberté dans les contraintes du Paris romantique de la monarchie de Juillet puis ensuite d’une Europe travaillée par les idées nouvelles mais qui reste encore une Europe des cours. Dans un premier temps, avant 1848, Liszt sépare nettement répertoire de concert et compositions éditées. Au public de ses concerts parisiens et européens, les fantaisies sur des thèmes d’opéras à la mode et le Grand galop chromatique, aux grands éditeurs du temps, Schlesinger, Breitkopf, l’Album d’un voyageur, les Grandes études, les Harmonies poétiques et religieuses, monuments destinés implicitement à la postérité mais qu’il se garde bien de jouer en concert. Liszt n’en est pas pour autant schizophrène car l’une de ses stratégies les plus subtiles, comme Chopin d’ailleurs dans ses Valses par exemple, est de ne pas hésiter à manipuler les codes d’un style mondain aisément accessible au public du temps tout en donnant à ces même codes un contenu nouveau. Là, réside toute l’originalité de ses fantaisies sur des thèmes d’opéras comme les Réminiscences de Lucrezia Borgia ou encore les Réminiscences des Huguenots qui est de s’inscrire dans l’événement, dans le brouhaha de la mode et du succès, dans l’onde de choc d’un grand genre comme l’opéra, a contrario la fantaisie pour piano est un petit genre, mais de proposer une modernité de forme et de langage qui n’a rien à envier à celle des œuvres les plus révolutionnaires de Chopin ou de Schumann. A ce titre, Liszt se présente comme un créateur véritablement subversif (Bruno Moysan, Liszt, virtuose subversif, Lyon, Symétrie, 2010), qui donne à entendre autre chose que les codes dominant mais d’une manière telle qu’ils apparaissent au premier abord comme simplement revisités alors qu’ils sont en profondeur véritablement transformés. Dans ce qui apparaît comme une sorte de fausse soumission aux codes de la mondanité imposés historiquement par les élites aristocratiques, Liszt propose des œuvres de concert au style mondain romantique aptes à véhiculer les revendications les plus libertaires de l’artiste moderne. La particularité de Liszt est d’associer ce mécanisme subversif qui porte sur le style et le langage musical à une pratique sociale, elle aussi nouvelle, qui est le concert soliste. Liszt est en effet le premier, à se présenter seul devant un public, sous la forme de ce qui deviendra le récital. C’est une véritable révolution car avant lui le concert était éclectique, hétérogène, panaché, peu importe la terminologie, c’est-à-dire qu’il faisait se côtoyer dans la même soirée divers musiciens (instrumentistes, chanteurs, formations de chambre, orchestre) dans des programmes diversifiés. Liszt, tel Victor Hugo prophétisant de son rocher de Guernesey, invente la structure de sociabilité musicale qui correspond à la souveraineté narcissique de l’individu moderne et aux revendications de l’artiste romantique à détenir un pouvoir spirituel laïque au sein d’une société en voie de démocratisation et de sécularisation. Après 1848, Liszt fera de Weimar, la ville de Goethe et de Schiller, son rocher de Guernesey et le lieu de son apostolat esthétique. Il y créera les plus grandes œuvres de ses contemporains Wagner, Verdi, Berlioz, tout en en faisant le lieu où il composera ses plus grandes œuvres, Sonate en si mineur, Poèmes symphoniques.  Pèlerin infatigable, il tentera de faire de Rome le lieu d’une musique d’Eglise renouvelée. Mais toujours libre de toute sujétion que ce soit celle des princes, du pape, ou du conformisme ambiant. Toujours obsédée par l’avenir, la liberté artistique lisztienne est en définitive à la fois d’essence aristocratique et d’essence démocratique. De la liberté aristocratique, elle a, d’une certaine manière dans la lignée d’un Chateaubriand que Liszt admirait rappelons-le profondément, le « sentiment exalté de l[a] valeur individuelle et un goût passionné pour l’indépendance » (Alexis de Tocqueville, Etat social et politique de la France, déjà cité). Elle puise dans les réserves narcissiques du Moi romantique, cet « égoïsme » qui, pour Tocqueville, donne à l’individu cette « énergie » et cette « puissance singulière » qui « porte […] aux actions les plus extraordinaires ». De la liberté démocratique, elle a, cette propension à l’autonomie qui « apporte en naissant [à l’individu] un droit égal et imprescriptible à vivre indépendant de ses semblables, en tout ce qui n’a rapport qu’à lui-même, et à régler comme il l’entend sa propre destinée. […] » Par un curieux mécanisme de réappropriation et de retournement, l’individualisme lisztien, comme celui des romantiques en général, et qui est celui d’un « musicien bourgeois » (Norbert Elias, Mozart, sociologie d’un génie, Paris, Seuil, 1991 et particulièrement le chapitre « musicien bourgeois dans la société de cour », pp. 17-45) dans une société travaillée par la démocratie naissante mais encore profondément aristocratique, reprend les traits essentiels de la liberté aristocratique et les retourne contre l’héritage de l’Ancien Régime, cela pour les mettre au service de la définition d’un élitisme nouveau, typiquement moderne, car fondé sur le Moi, les mérites de l’individu autonome et créateur y compris de lui-même. Mais cette liberté, et c’est en cela qu’elle se différencie d’une liberté purement aristocratique qui pourrait être celle, flamboyante, d’un Chateaubriand par exemple, a en plus une profonde insertion dans ce collectif qui est ce que la démocratie moderne possède en propre dans la mesure où « chacun ayant un droit absolu sur lui-même, il en résulte que la volonté souveraine ne peut émaner que de l’union de la volonté de tous » (Alexis de Tocqueville, Etat social et politique de la France, déjà cité). C’est dans ce dernier trait que prend sa source, la dimension proprement engagée d’un humanitarisme artistique progressiste proprement lisztien qui ne sépare pas l’art en tant que tel de la justice sociale, de la lutte contre les inégalités, du combat pour une civilisation meilleure.

 

Bruno Moysan

Professeur agrégé de musique et docteur en musicologie, Bruno Moysan, spécialiste de Liszt, a enseigné les relations entre la musique et la politique à Sciences Po Paris de 1998 à 2011 et enseigne actuellement à l’Université Paris VIII. Il est auteur de Liszt, Gisserot, 1999 (Prix 2000 de l’Association des Professeurs de Sciences Po), de Liszt, virtuose subversif, Symétrie, 2009 (Prix des Muses) et co-auteur de Culture et religion, Atlande, 2002. Ce texte reprend des éléments d’une conférence plus développée donnée à l’Académie Royale de Belgique, le 22 octobre 2011, jour anniversaire du bicentenaire de la naissance de Liszt.

 

 

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par Franz Liszt et l’esprit de liberté | iPhilo - le 1 mai, 2013



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