iPhilo » L’esthétisme reconsidéré : Une brève histoire du concept de Beauté

L’esthétisme reconsidéré : Une brève histoire du concept de Beauté

1/07/2012 | par Laurence Vanin | dans Art & Société | 4 commentaires

Download PDF

Commençons par ces mots de Bergson dans L’évolution Créatrice : « Quel est l’objet de l’art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l’art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à l’unisson de la nature ». Cela témoigne de la difficulté de définir la finalité intrinsèque de l’art.

Certes les schémas traditionnels de l’esthétisme correspondent incontestablement aux critères de la beauté. Mais en a t il toujours été ainsi ? Cette vision de l’esthétisme n’a-t-elle pas été, autrefois, pensée à partir d’un esthétisme latent qui était alors à concevoir comme l’efficacité d’une technique ou encore comme un pur calcul des proportions ?

Car le centre du problème est bien là. L’esthétisme comme efficacité technique ou parfait calcul, puis pure beauté, et enfin possible abstraction marque en fait les différents moments d’une esthétique reconsidérée à travers les temps et les époques. Ne devons-nous pas alors convenir que pour comprendre l’art il faut y introduire une dimension historique. Alors comment envisager ce devenir ?

Lorsqu’un homme admire la maîtrise d’une technique dont témoignent certaines œuvres d’art, sensible au savoir-faire mis en œuvre pour son exécution, nous comprenons qu’il a réduit l’art à un simple procédé de réalisation. D’autant que nous pensons avoir assisté à la naissance de l’art dès lors qu’il n’a plus été identifié à la technique nécessaire à sa réalisation. On n’a d’ailleurs fait souvent la confusion entre l’artisan et l’artiste. C’est pourquoi Platon oppose la connaissance contemplative ou « théôria » au savoir-faire qui incombe à la production matérielle. La technique ou art désigne alors ce qui est produit ou plutôt créer. Il affirme à ce propos dans le Banquet : « Ce qui, pour quoi que ce soit, est cause de son passage de la non-existence à l’existence, est, dans tous les cas, une création ; en sorte que toutes les opérations qui sont du domaine des arts sont des créations. » Par suite, l’amalgame fut entretenu par le fait que les artistes, déconsidérés, se dissimulaient derrière la fonction d’artisan, pour fabriquer des objets utiles et en même temps esthétiques. Pourtant l’art se distingue de l’artisanat et de la technique par sa finalité.

Ainsi fut-il un temps où le moindre objet commandé à l’artisan devait être beau, de la blague à tabac en passant par le poudrier, la pendule et les meubles etc. … Ainsi dans l’Antiquité grecque opposait-on l’art ou technique à la science. La technique n’occupait alors qu’une fonction sociale, utilitaire, là ou la science qui passe par la contemplation des Idées pouvait nourrir l’esprit.

Au 16ème siècle l’esthétisme évolue et se traduit à travers des œuvres où le souci du respect des proportions semble essentiel. La fonction de l’artiste a également changé. A cette époque, l’artiste se met au service des princes. Aussi pour que son travail soit apprécié se doit-il être érudit. L’artiste réalise les œuvres et choisit de le faire dans les domaines où il est le plus averti. « C’est ainsi que souvent les artistes purent choisir les commandes qui leur convenaient le mieux et n’eurent plus à se plier aux caprices et aux fantaisies de ceux qui les employaient ». Histoire de l’art – Ernst Gombrich.

L’artiste, pour parfaire son talent, devait s’élever aux mathématiques. Le beau fut redéfini et il désigna alors le pur calcul, en vue de l’harmonie. Le peintre ou le sculpteur par exemple devait reproduire le corps humain, avec perfection du geste, du mouvement des muscles, dans le souci du détail pour renforcer le réalisme. Ce que fit notamment Michel-Ange avec La création d’Adam dans la chapelle Sixtine. Leibniz avait quant à lui découvert cette nécessité artistique en observant la Madone du Grand-Duc de Raphaël à Florence. Leibniz semble avoir parfaitement compris les enjeux de l’esthétisme comme pur calcul. Il a d’ailleurs établi les liens entre la création artistique et l’organisation générale de la terre. Il fut sensible à l’harmonie au préalable établie par son Créateur : Dieu. Tout concorde et tout s’organise en vue d’une harmonie finale comme dans une œuvre d’art. L’analogie avec la création artistique est identique. Le peintre agence sur la toile des touches de couleur pour donner un sens esthétique aux choses, à la réalité. En fait, dans cet esthétisme qui se veut pur calcul, la disproportion incarne le défaut.

Au préalable, l’artiste pense son œuvre et pour la réaliser il se fait calculateur. Le musicien, par exemple, ordonne les sons en fonction de la partition qu’il veut créer et de l’harmonie qui doit s’en dégager. En musique le calcul est encore plus flagrant car les tierces, les quintes, ou même les durées des notes ou des pauses contribuent à la partition finale. L’esthétisme se veut savant calcul, coordination, en vue de la production du beau.

Mais c’est à compter du XVIIIe siècle que l’art acquiert son véritable statut. L’art désigne alors la création d’une œuvre qui trouve sa fin en elle-même. La Beauté en sera l’élément essentiel. Le beau qui sera défini par Kant comme étant l’objet d’une satisfaction désintéressée. En fait Kant affirme : « Est beau ce qui plaît universellement et sans concept », sans concept c’est-à-dire sans calcul au sens mathématique. L’art consiste en la création libre, qui met la raison au fondement de ses productions. L’art désigne donc cette habileté de l’homme qui se distingue du savoir au sens strict, pour devenir savoir-faire purement esthétique. Le jugement esthétique est certes quelque chose de subjectif et en même temps universel. Nous sommes dans l’incapacité de donner de règles de démonstration, des codes qui pourraient extraire de notre esprit les lois scientifiques de la réalisation esthétique. La beauté ne se définit plus. Elle se sent, elle transcende l’être, l’émeut. Seuls deviennent créateurs ceux qui à leur tour, inventent, créent un nouveau style etc.… L’art demande du talent et ne se réduit ni à un savoir (que l’on pourrait transmettre comme une recette de cuisine- sinon nous serions tous des artistes réputés), ni à une imitation. De fait Kant évoque l’art pur comme création désintéressée. Elle désigne une élaboration intelligente, une harmonie mais esthétique au sens pur. A cela s’ajoute le principe de vie, à savoir cette qualité qui transcende l’œuvre et fait quelle dégage une puissance. C’est l’esprit sans lequel des œuvres par ailleurs réussies paraissent sans âme, insignifiante.

Ce principe force la capitulation des émotions, et invite à reconnaître le talent. « Talent qui consiste à produire ce dont on ne saurait donner aucune règle déterminée ».

Le génie désigne donc la part divine de l’homme, incarnée dans la matière, qui se manifeste dans l’art. Ecouter Mozart, Wagner, Rachmaninov, regarder les œuvres de Raphaël, Vinci, Michel-Ange, il n’y a rien à dire. Il suffit de se laisser prendre au jeu de la séduction de l’œuvre. Aimer ou ne pas aimer mais dans tous les cas, ne pas rester indifférent. Rencontrer la Beauté artistique c’est être touché, apostrophé.
Néanmoins Hegel a deviné aussi les dangers de l’abstraction, et la menace qu’elle fait peser sur l’art. Il anticipe même en évoquant une sorte de bavardage conceptuel qui contrasterait avec le silence des ateliers. Ce qui est au regard de certaines réalisations contemporaines fut confirmé. Si Hegel a progressivement envisagé et développé les différentes variations de l’abstraction c’est pour mettre en évidence le fait qu’elle favorise une substitution de la matérialité pour ne laisser place qu’à une spiritualisation de l’art. Depuis nous avons assisté à la présentation du fameux « carré blanc sur fond blanc » de Malevitch, qui faute d’avoir pu susciter en nous une émotion, une sensibilité à plutôt fait couler beaucoup d’encre. Cette toile a tout de même réussi à déchaîner des passions entraînant des réactions d’enthousiasme ou de colère. L’œuvre a cependant réussi son entrée puisque l’artiste souhaitait la provocation et qu’il l’a engendré. Mais par la suite le spectacle fut tout aussi pittoresque, avec les anthropométries, les femmes bleues de Klein qui ont aussi défrayé la chronique. L’esthétisme contemporain fut entièrement reconsidéré. Par crainte du désintérêt les artistes ont préféré marquer leur temps par le scandale ou la polémique. Nombreux sont les artistes contemporains qui ont exploré l’abstraction au point d’avoir à expliquer leur œuvre par une sorte de sous-titre complémentaire (l’art générique), pour justifier leur intention ou lui donner un sens. Sans vouloir remettre en cause leurs éventuels talents, il fallait oser et surtout pouvoir le faire. Ainsi ont-ils rendu visible l’originalité artistique. L’art « moderne » se caractérise donc par cette tendance à transgresser les définitions classiques de la beauté, déjà admises. Il s’explique par la volonté d’une rupture, une représentation du décalage.
Ainsi l’art, dans son évolution, manifeste la nécessité pour les formes de se modifier. Il n’est pas figé et témoigne de la volonté du changement. Certaines perspectives ou tonalités exprimées dans des œuvres nous paraissent aujourd’hui belles, élaborées alors qu’en leur temps elles ont choqué, heurté au point d’être contestées. Ce qui signifie que lorsque nous établissons des critères de l’art, ils ne correspondent finalement qu’à une idéologie qui passe par la définition académique des œuvres. C’est pourquoi, souvent la tentative d’explication d’une œuvre consiste en réalité à ramener de l’inconnu à du familier. Certes chercher le sens caché d’une œuvre permet peut-être d’en apprécier davantage la qualité, mais nous ne pouvons tout justifier. Vouloir expliquer le contenu de l’art, rationnellement c’est vouloir associer la genèse de l’histoire de l’art à l’explication descriptive. C’est pourquoi nous avons pu observer l’évolution de l’esthétisme à travers des âges et des considérations différentes : le calcul, le beau, l’abstraction. Tout ceci pour dire que dans l’art s ‘établit un esprit de l’histoire de l’art où naissent et se développent des concepts précis, qui s’enchaînent et permettent d’évoquer un progrès qui passe par la redéfinition de la beauté.

 

Laurence Vanin

Docteur en philosophie et en épistémologie, essayiste, Laurence Vanin enseigne à l'Université de Toulon, où elle est directrice pédagogique de l'Université du Temps libre, et est membre du groupe de recherche supérieur en Droit constitutionnel européen à l’Université autonome de Barcelone. Elle dirige la collection De Lege Feranda chez E.M.E Intercommunication (avec D. Rémy) et la collection Label-Idées aux éditions Ovadia. Elle vient de publier Leibniz et Hobbes : Réflexions sur la justice et la souveraineté aux éditions Ovadia.

 

 

Commentaires

Bonjour Laurence, je t’ai connue à l’Université de Nice …. nous étions tous les deux amis de Candice (schwaar) de Saint Raph …. je suis heureux de voir que tu contribues de mille feux à la promotion de la pensée, de la philosophie … merci pour tes considérations sur l’art et ses enjeux dans nos rapports à la réalité, aux autres et à nous-mêmes …. je suis professeur de philosophie chez moi … j’ai fait ma thèse sur « communauté et solitude chez Nietzsche : Nietzsche, philosophe à part (entière) ? sous la direction de Clément Rosset en 1995. Depuis 1996 je suis rentré servir l’éducation chez moi et je reviens assez souvent en france (en europe) pour des raisons professionnelles et personnelles … à bientôt

par Professeur Jacques NANEMA, Université de OUAGADOUGOU, BURKINA FASO - le 24 février, 2013


« Vouloir expliquer le contenu de l’art, rationnellement c’est vouloir associer la genèse de l’histoire de l’art à l’explication descriptive.  »
Je crois que vouloir expliquer l’art c’est faire preuve d’une peur de l’inconnu et du ressenti, comme si le fait d’expliquer l’oeuvre permettra de faire face à ce qu’elle provoque en nous, surtout lorsque les sentiments sont violents. Une sorte d’adaptation de l’adage « la compréhension est la voie de la guérison ». Je pense qu’il est possible d’émettre une critique si elle est construite, d’interpréter une oeuvre en restant subjectif, mais expliquer l’art c’est tenter d’expliquer le beau, ou de trouver une raison scientifique à l’amour.
« Ce qui signifie que lorsque nous établissons des critères de l’art, ils ne correspondent finalement qu’à une idéologie qui passe par la définition académique des œuvres. » L’art ne correspond-il pas plutôt à l’expression d’une idéologie contemporaine (voir latente) ?

par Chloë Ange - le 2 avril, 2013


[…] aussi – Une brève histoire du concept de Beauté (Laurence […]

par iPhilo » Y a-t-il un art de vivre ? - le 14 novembre, 2017



Laissez un commentaire