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Extrait de la pièce Le Chemin des Dames

18/10/2012 | par Bruno Jarrosson | dans Art & Société

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Nous sommes le 6 avril 1917. Le général en chef Robert Nivelle a été nommé en décembre 1916 pour préparer une attaque massive au printemps 1917. Il a prévu d’attaquer avec 800 000 hommes et 3 000 canons le 16 avril au Chemin des Dames. Depuis que le plan est divulgué, beaucoup d’officiers et de généraux ont fait connaître leurs réticences au gouvernement. Le ministre de la Guerre, Paul Painlevé, récemment nommé à la suite de la démission de Lyautey – qui ne croyait pas lui non plus au plan Nivelle – a clairement pris parti contre le plan Nivelle, après une enquête approfondie. Le président de la République Raymond Poincaré, lassé de ces débats et disputes qui affaiblissent l’armée et le commandement, a convoqué une ultime réunion pour débattre et décider de lancer l’attaque ou pas. Éléments de contexte : les États-Unis ont déclaré la guerre à l’Allemagne quatre jours plus tôt (2 avril 1917). Le Tsar a été renversé en Russie trois semaines auparavant, ce qui affaiblit l’alliance russe.

 

POINCARÉ, il se lève

On commence à y voir plus clair. L’horizon se dégage.

 

RIBOT

Oui, on voit mieux le mur.

 

POINCARÉ, qui cadre le sujet avec ses mains

Alors, que fait-on ?

 

RIBOT

Painlevé a fait un remarquable travail d’analyse et de synthèse.

 

POINCARÉ

Je t’avais prévenu quand tu as formé ton gouvernement.

 

RIBOT

Prévenu de quoi ?

 

POINCARÉ

C’est toi qui as voulu nommer Painlevé au ministère de la Guerre, contre mon avis. Maintenant, nous l’avons.

 

RIBOT

Quoi ? La guerre ?

 

POINCARÉ

Non, Painlevé.

 

RIBOT

Ah oui, nous l’avons. Et alors ?

 

POINCARÉ

Le renard est dans le poulailler et sème la panique. Tu ne trouves pas qu’il fait un peu froid ici, non ?

 

RIBOT

Painlevé est un homme intelligent.

 

POINCARÉ

Ah ça ! M’en a-t-on assez rebattu les oreilles de la fameuse intelligence du grand mathématicien Paul Painlevé qui consent à descendre de l’Olympe des sciences pures pour assainir le cloaque croupissant où pataugent les hommes politiques aux esprits limités et à la philosophie épaisse ?

 

RIBOT, sceptique

Oui… oui…

 

POINCARÉ

Je suis fatigué des gens intelligents. Et je trouve ton Painlevé aussi imbuvable que ce café.

 

RIBOT

La modestie n’est peut-être pas sa qualité la plus visible. Mais de là à assimiler son intelligence à de la haute trahison… Oui, oui, j’ai voulu Painlevé au ministère de la Guerre et je m’en félicite.

 

POINCARÉ, agacé

Les gens intelligents ont des idées, vois-tu ? Et les idées créent toujours des complications.

 

RIBOT

Que reproches-tu à Painlevé ?

 

POINCARÉ

Tu comprends bien que pour savoir ce qu’il nous a servi ce matin, il a parlé aux généraux d’armée dans le dos du général en chef. Je le sais de source sûre : il s’est entretenu en tête-à-tête avec Pétain, le sphinx en képi, et Micheler, l’intellectuel de l’armée. Ce sont eux qui ont dû le renseigner si précisément. Surtout Pétain, dont l’hostilité à Nivelle et à ses idées est bien connue, même si elle reste larvée.

 

RIBOT

Larvée… Ça dépeint bien Pétain. Larvé et couille molle.

 

POINCARÉ

Il se tait, bien à l’abri. Il envoie Painlevé en éclaireur.

 

RIBOT

En effet, il est larvé, y a pas à dire. Mais notre problème, ce n’est pas Painlevé, ni Pétain, c’est Nivelle.

 

POINCARÉ

Notre problème ou notre solution. Nivelle est-il un fou ou un visionnaire ?

 

RIBOT

Pourquoi ? Il y a une différence ?

 

POINCARÉ

Si l’analyse de Painlevé est exacte, alors la réponse de Nivelle est celle d’un inconscient qui joue avec des allumettes dans une poudrière.

 

RIBOT

Personnage suffisant et insuffisant.

 

POINCARÉ, rêveur et comme séduit

Et si Nivelle était un nouveau Napoléon ?

 

RIBOT

Il faut quand même un peu d’imagination pour trouver à Nivelle le profil romantique de Bonaparte au Pont d’Arcole.

 

POINCARÉ

Je n’ai pas dit « un nouveau Bonaparte », j’ai dit : « Un nouveau Napoléon ».

 

RIBOT

Encore faut-il distinguer Napoléon Ier et Napoléon III, le stratège de génie et le mari d’Eugénie.

 

POINCARÉ

Comme Napoléon, Nivelle est courageux, on ne peut pas lui contester cela.

 

RIBOT

Alors avec Painlevé et Nivelle, nous assistons à la confrontation de l’intelligence et du courage.

 

POINCARÉ, il cadre le sujet de ses deux mains

Mais rappelle-toi pourquoi nous avons nommé Nivelle.

 

RIBOT

Enfin… pourquoi tu as nommé Nivelle.

 

POINCARÉ

Sans doute. Joffre n’avait pas obtenu les résultats escomptés.

 

RIBOT, qui lève les yeux au ciel

Joffre… (Il joint les mains) Joffre… Joffre…

 

POINCARÉ

Tu n’aimes pas beaucoup les militaires, n’est-ce pas ?

 

RIBOT

Ils croient à ce qu’ils racontent. C’est toujours dangereux.

 

POINCARÉ, navré

Évidemment… Mais ils ont leur compétence.

 

RIBOT

Hum… Pour être général en chef, il n’est peut-être pas indispensable d’être incompétent. Mais enfin… ça aide.

 

POINCARÉ

Toujours est-il que nous pensions, Aristide Briand et moi-même, qu’il fallait renouveler le commandement et tenter de nouvelles méthodes. C’est pour cela que notre choix s’est porté sur l’audacieux Nivelle. Alors pourquoi lui reprocher maintenant de faire ce qu’on lui a demandé de faire ?

 

RIBOT

Pourquoi ? Tu me demandes pourquoi ? Je le soupçonne de nous avoir abusés avec des chimères. Voilà pourquoi.

 

POINCARÉ

On ne décide pas avec des soupçons mais avec des faits.

 

RIBOT

Tu as de la chance de savoir comment on décide.

 

POINCARÉ

Ces temps-ci, je sais surtout comment on ne décide pas. Une fois que j’ai pris une décision, j’hésite longuement. De toute façon, je n’ai plus le temps.

 

RIBOT

Encore une demi-heure, monsieur le bourreau.

 

POINCARÉ

Je vais interroger les généraux. C’est la seule solution.

 

RIBOT, très étonné

Tu n’oseras pas faire ça, tout de même.

 

POINCARÉ

Si, et en présence du général en chef.

 

RIBOT

Mais cela ne s’est jamais fait.

 

POINCARÉ

Nous avons vraiment besoin d’une contre expertise militaire sur cette offensive. Je vais sans doute donner l’impression de partir avec la nappe, mais la polémique est devenue si vive que notre responsabilité est engagée.

 

RIBOT, il écarte les mains, désolé

Surtout la mienne, en fait.

 

POINCARÉ

Je tiens les généraux d’armée pour des militaires remarquables.

 

RIBOT, souriant

Des militaires remarquables (il siffle)…

 

POINCARÉ

Remarquables !

 

RIBOT

S’ils sont aussi remarquables que tu le supposes – hypothèse d’école de Guerre – ils refuseront de parler en présence de leur supérieur.

 

POINCARÉ

Ah oui ?

 

RIBOT

Évidemment. Cela irait à l’encontre de l’honneur militaire. Les généraux d’armée sont saint-cyriens et le saint-cyrien est chatouilleux sur le point d’honneur.

 

POINCARÉ

À moins que Nivelle ne les autorise lui-même à parler librement.

 

RIBOT

Je mets ma main à couper qu’il n’y consentira pas.

 

POINCARÉ

Oh ! Une si jolie main de pianiste. Comme ce serait dommage. (Ribot hausse les épaules). Je les fais entrer. (Il va ouvrir la porte, leur fait signe d’entrer).

 

 

 

Bruno Jarrosson

Ingénieur Supélec, conseiller en stratégie, Bruno Jarrosson enseigne la philosophie des sciences à Supélec et la théorie des organisations à l'Université Paris-Sorbonne. Co-fondateur et président de l’association "Humanités et entreprise", il est l'auteur de nombreux ouvrages, notamment Invitation à une philosophie du management (1991) ; Pourquoi c'est si dur de changer (2007) ; Les secrets du temps (2012) et dernièrement De Sun Tzu à Steve Jobs, une histoire de la stratégie (2016). Suivre sur Twitter : @BrunoJarrosson

 

 

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