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Les Jeunes et Twitter : une certaine vision de l’avenir (à suivre)

6/11/2012 | par Alexis Feertchak | dans Science & Techno | 1 commentaire

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Une vieille dame fait un jour remarquer à son petit-fils étudiant : « A ton âge, je travaillais déjà ».  Placide et lucide, le « jeune » ajoute avec perspicacité : « A ton âge, je travaillerai encore ». En réalité, il n’en sait trop rien le jeune, mais une chose demeure certaine pour lui : il est bel et bien fini le temps où les enfants espéraient vivre mieux que leurs parents. Rien n’est inéluctable bien sûr, mais l’intuition partagée du progrès s’est parfois éteinte jusque chez les jeunes, à l’âge où, par la logique des choses et le simple bon sens, le champ des possibles est pourtant largement ouvert. C’est cette ouverture et l’attente d’un avenir meilleur qui s’érodent dans un monde des plus incertains. La phrase Paul Nizan résonne chez bien des jeunes majeurs : « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie »[1]. Il faut pour être honnête préciser qu’elle a toujours ainsi résonné, mais que des raisons contingentes propres à notre époque se sont ajoutées au tracas existentiel de la jeunesse. Paul Nizan en est peut-être lui-même l’exemple : il y a toujours eu du désespoir à vingt ans, mais le désespoir requiert de l’énergie et demande une ultime forme d’espoir. La jeunesse de 2012 est peut-être moins désespérée que touchée par une absence radicale d’espoir. Comme le faisait remarquer le philosophe Nicolas Grimaldi dans son dernier essai : pour ne pas désespérer, il suffit de ne plus rien espérer[2]. Le rôle du temps se niche en creux dans cet aphorisme : le désespoir est la souffrance qu’inflige le temps à la personne dont l’attente ne cesse d’être prolongée. Il suffit en réalité que le temps se rétracte sur lui-même, que la vision de l’avenir se délite pour que l’attente d’elle-même se dissipe. Un avenir qui n’est plus attendu perd sa principale qualité : nous ne pouvons plus l’écrire par nous-mêmes. Pis, il nous tombe dessus, surgit d’on ne sait où : par surprise et par défaut, il est alors survenir. La jeunesse serait-elle prise aujourd’hui dans un tel survenir ?

 

Les années 2000 ont vu l’émergence de phénomènes sociaux qui participent de cette réduction du temps, de cette courte vue que nous portons sur l’avenir. Le propos n’est pas de dire que tous les jeunes sont atteints par un tel pessimisme. Il ne s’agit pas de retrouver cette analyse chez chacun d’entre eux, mais d’y voir plutôt un air du temps qui imprègne chacun de nous en fonction de sa propre perméabilité. Ces phénomènes émergés constamment présents dans la vie de tous les jours jouent à la fois le rôle de poison et de remède (un seul et même mot en grec pharmakon) au mal d’un avenir incertain. Deux de ces phénomènes retiennent particulièrement l’attention, l’un déjà ancien, la téléréalité, l’autre plus récent, Twitter, dont le nom étrange évoque en anglais le gazouillis des oiseaux. L’un comme l’autre plongent l’utilisateur dans un monde virtuel et instantané.

 

La téléréalité consiste à observer le simulacre de la vie d’un autre, instant après instant. A l’inverse de la littérature ou du cinéma qui créent du sens à partir d’un instant mis en scène par la médiation de l’artiste, la téléréalité, par son immédiateté assumée, n’apporte pas le moindre sens à ce qu’elle donne à voir. En croyant montrer la vraie vie d’un autre, la téléréalité montre du factice, par manque de médiation. Le cinéaste ou l’écrivain ne prétendent pas créer autre chose que de la fiction. Mais la fiction est porteuse de sens. La téléréalité voudrait filmer directement une vraie vie. Ce ne peut être qu’inauthentique et factice, car à la différence d’une vie, une télévie est simplement destinée à être vue. Il manque un presque rien qui est pourtant tout dirait Jankélévitch, l’infiniment petit qui distingue un chef-d’œuvre d’une contrefaçon qui en serait l’exacte copie. Le spectateur, passif, s’abreuve sans la moindre attente, sans le moindre espoir, ni le moindre désespoir par la même occasion. Pis encore, il a souvent conscience de la médiocrité à laquelle il s’adonne. Seulement, en pensant savoir que l’émission relève d’une certaine bêtise, il croit que cela suffit pour qu’il puisse la regarder sans en être imprégné. Ce sont les « demi-habiles » décrits par Pascal qui s’exemptent de bien agir parce qu’ils croient que la conscience du mal les empêchera de tomber dedans[3]. La téléréalité est une fiction de l’instantané et de l’immédiateté : c’est une non-histoire et un no future qui réduit l’attente du spectateur et masque à ce dernier un avenir bien réel mais qu’il peut ainsi oublier plus facilement.

 

Les gazouillis en 140 caractères de Twitter sont une toute autre histoire, celle de la (sur)communication. Sur le papier – sinon sur l’écran – le twittos selon le vocabulaire désormais consacré ne raconte pas une télé-réalité, une réalité virtuelle, mais peut si l’esprit de synthèse l’anime interpréter la réalité elle-même, insérer des liens, des articles de journaux, des photos ou des vidéos. C’est en cela un formidable média participatif. C’est sans compter les effets pervers qui transforment de brefs gazouillis individuellement sensés en un concert aléatoire et inaudible où le moindre nom d’oiseau ne peut se faire entendre. Inutile d’ajouter que la qualité des tweets n’est pas toujours à la hauteur. Si tel était le cas (et cela arrive heureusement souvent), le concert serait équivalent à la rencontre des meilleurs solistes qui joueraient dans la même salle au même moment en voulant se surpasser l’un l’autre. Contrairement à Facebook qui, de manière somme toute très classique, fonde son activité sociale sur la notion d’amitié et de réciprocité (je te « demande » parmi mes amis, tu m’acceptes ou non, et alors, si c’est le cas, nous serons symétriquement amis), Twitter joue sur le désir de chacun d’être admiré des autres. Dans une concurrence parfaitement assumée, chacun doit se constituer une cour de followers. Car le principe est celui de l’asymétrie : A suit B (et B n’en peut rien dire), mais B ne suit pas A pour autant. Les informations que l’on écrit ne seront lues que par les personnes qui nous suivent. Le résultat est simple : puisque l’on ne sait suivant quels critères objectifs suivre A plutôt que B, nous suivons les plus suivis d’entre nous dans l’espoir qu’ils nous suivent à leur tour. Ne sachant choisir de manière rationnelle, nous pensons que le voisin, lui, a davantage d’information que nous et le suivons dans ses choix, sans savoir (ou sans s’avouer) qu’il a choisi de la même manière que nous. Morale de la fable : Twitter est une cour royale immense où de petits oiseaux invisibles élisent en temps réel des petits Louis XIV qui, pour exister dans le monde des tweets en temps réel en 140 signes, n’ont d’autre choix pour garder leur principauté que de gazouiller sans répit du matin au soir. On est plus proche du combat de coqs devant une foule qui parie à qui tweete le plus vite que de mésanges qui zinzinulent posément. Là encore, ce marché aux oiseaux dont les processus de spéculation n’ont rien à envier à la finance à haute fréquence s’effondre dans le piège de la courte vue. A nouveau, no future, pas d’avenir : l’instant seul compte et il est reconduit comme si chacun d’eux était unique. Aucun sens de l’histoire ne se dessine dans les millions de tweets écrits chaque jour. Aucune main invisible ou ruse de la raison n’est présente dans ce monde concurrentiel pour autoréguler un contenu autant cacophonique que fascinant.

 

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Cet article a été publié dans la revue de documentation politique « Après-Demain » pour son numéro consacré à la jeunesse (octobre 2012)

 



[1] NIZAN, Paul, Aden Arabie, La Découverte, 2002, p. 55.

[2] GRIMALDI, Nicolas, L’effervescence du vide, Grasset, 2012, p. 146-147.

[3] Pascal, Pensées, B337.

 

Alexis Feertchak

Journaliste, Alexis Feertchak est chef de service au Figaro, chroniqueur pour le magazine Conflits et rédacteur en chef du journal iPhilo, qu'il a fondé en 2012. Diplômé de Sciences Po Paris et licencié en philosophie de l'Université Paris-Sorbonne après un double cursus, il a été pigiste pour Philosophie Magazine et a collaboré pour l'Institut Diderot, think tank de prospective. Suivre sur Twitter : @Feertchak

 

 

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par Les Jeunes et Twitter : la surcommunication, relecture d’Ivan Illich (la suite) | iPhilo - le 10 novembre, 2012



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