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La révolution de l’amour

4/01/2013 | par Luc Ferry | dans Art & Société | 13 commentaires

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Comme la conscience malheureuse décrite par  Hegel dans la Phénoménologie, nous avons tendance à ne percevoir dans l’histoire que ce qui s’effondre et meurt,  presque jamais ce qui surgit et prend vie. De là notre propension au pessimisme, propension d’autant plus forte qu’il donne des ailes à la pensée négative. Par où il devient la maladie du siècle. On ne compte plus les essais qui annoncent le déclin de l’occident, la défaite de la pensée, la désertion civique, qui prophétisent à longueur de pages, persillées de Schopenhauer ou de l’inévitable Cioran, le destin à l’évidence tragique du vieux continent. Laudator temporis acti : éloge (si possible distingué) des temps révolus. Si l’on veut dire par là que les motifs traditionnels du sacrifice collectif, violent et massif,  ont été liquidés, j’en conviens volontiers. Qui voudrait encore aujourd’hui, du moins dans les jeunes générations de l’Europe,  mourir pour Dieu, pour la patrie ou pour la révolution ? Personne ou presque. Mais à l’encontre de la morosité ambiante, je prétends  que c’est la meilleure nouvelle, non pas du siècle, mais bien  du millénaire. Champagne ! Car cela ne signifie en rien que nous vivions pour autant la fin des grandes causes. C’est même là l’illusion archétypique de cette conscience malheureuse qui aime tant ne pas aimer. J’y insiste : ce que nous vivons n’est nullement la liquidation du sacré, l’éclipse des valeurs, mais tout au contraire leur incarnation dans un nouveau visage, celui de l’humanité. L’évidence crève les yeux : c’est l’amour qui donne du sens à  nos vies. Sous l’effet d’une histoire  encore  largement méconnue, celle de l’invention en Europe du mariage  d’amour,  de ce passage des unions arrangées à des unions choisies, l’amour a acquis un statut inédit. Non plus celui d’une passion parmi d’autres, à côté de la colère, de la jalousie ou de l’indignation par exemple, mais celui d’un nouveau principe de sens. C’est de lui que nait toujours ce que j’appelle  la « sacralisation de l’humain ». Qu’est-ce, en effet, que le sacré ? Non pas, ou en tout cas pas seulement, le religieux opposé au profane,  mais d’abord et avant tout, cela s’entend dans notre langue, ce pour quoi on peut se « sacrifier », risquer sa vie, voire la donner. Des valeurs nous apparaissent comme sacrées, quand on pourrait à la limite mourir pour elles. Posez vous la question sérieusement,  en mettant un instant entre parenthèse les discours platement pessimistes  que véhicule la vulgate  médiatique : pour qui ou pour quoi seriez vous prêts, pas de gaité de cœur bien entendu,  mais s’il le fallait vraiment,  à risquer votre vie ? Réponse pour l’immense majorité d’entre nous : c’est désormais pour des personnes, pas pour  des entités abstraites, que nous serions disposés le cas échéant à prendre un tel risque. Quelles furent, par contraste, les principales causes de mort violente et massive dans le passé ? Réponse : les guerres de religions, les guerres nationalistes (la dernière en date fit plus de cinquante millions de morts) et les guerres révolutionnaires (le communisme fera au bas mot cent vingt millions de victimes de par le monde). Or, sans qu’on semble même s’en étonner, ni en tirer les conséquences morales, politiques et philosophiques,  ces trois motifs de sacrifice ont, en à peine un demi siècle, quasiment disparu de notre vieille Europe. Au point même que leur liquidation suscite des nostalgies. Est-ce dire pour autant, comme le pense toujours cette conscience malheureuse qui  perçoit ce qui passe  et jamais ce qui naît,  que nous vivons l’ère du repli « individualiste » sur la sphère privée  et la fin des « grandes causes »  ? C’est tout l’inverse. A vrai dire, c’est plutôt le patriotisme qui n’était jamais qu’une « petite cause », particulière et limitée par nature à un petit coin du monde,  tandis que, de son côté,  l’idée révolutionnaire tournait toujours au bénéfice d’une caste bureaucratique, elle aussi particulière, celle du  parti au pouvoir. La révolution de l’amour entraine un souci d’une tout autre ampleur : celui des générations futures. Quel monde, nous les adultes, prendrons nous la responsabilité de laisser à ceux que nous aimons, à notre jeunesse, c’est à dire à  l’humanité qui vient ? Voilà la question qui rouvre à nouveau l’avenir. Et ce n’est pas seulement d’écologie qu’il s’agit, mais  tout autant de la dette publique, du choc des civilisations ou de l’avenir de la protection sociale dans ce jeu de dumping qu’on appelle la mondialisation. Bref, c’est bien d’une grande cause qu’il est question, à moins qu’on ne tienne le souci de l’humanité pour un dessein de piètre envergure. En quoi nos temps qu’on dit  « désenchantés »  sont moins médiocres qu’on ne pense. Cela n’est pas « argumentable », bien sûr,  en trois feuillets – ce pourquoi j’ai consacré mes derniers livres à exposer et défendre ces idées…

 

Luc Ferry

Luc Ferry est un philosophe français, ancien Ministre de la Jeunesse, de l’Education nationale et de la Recherche (2002-2004). Agrégé en sciences politiques et en philosophie, il est professeur émérite à l’Université Paris 7-Diderot et ancien président du Conseil d’analyse de la société. Traducteur d’Emmanuel Kant, il a publié de nombreux ouvrages : La Pensée 68 : Essai sur l'antihumanisme contemporain (1985, avec Alain Renaut) ; Le Nouvel Ordre écologique (1992) ; Apprendre à vivre (premier tome en 2006, second tome en 2008) ; La révolution de l'amour. Pour une spiritualité laïque (2010) et L’invention de la vie de Bohème (2012). Suivre sur Twitter : @FerryLuc

 

 

Commentaires

L’amour n’est pas un bien de consommation qu’il suffit de commander, afin de se sentir bien. Il fait partie de l’air qui nous entourre et donc il est gratuit. A nous de savoir où respirer pour que notre équilibre soit maintenu.

par Cile - le 5 janvier, 2013


euh… pardon entourer ne prend qu’un r

par Cile - le 5 janvier, 2013


Quoique l’on dise, notre niveau de « bonheur » de vivre est en net progrès. Il suffit de dessiner une courbe depuis 1960 pour s’apercevoir que tt s’est amélioré,que ce soit l’espérance de vie,les soins de santé,les aides matériels,l’éducation, le pouvoir d’achat,la liberté individuelle (droit de critique notamment) etc…Il est vrai que nous traversons une zone de résilience sévère,mais que tôt ou tard la progression reprendra son ascension..L’amour sous toutes ses formes perdurera dans tous les sens du terme.Il est notre sens directeur comme d’ailleurs l’avait si bien décrit Socrate dans sa fameuse théorie de deux en un..La conclusion est extrêmement simple:l’unité de base sur notre terre est un + un = un.

par Valembois de Lépigny Serge - le 5 janvier, 2013


euh… cher Valembois, un+un = deux en tous les cas en ce qui concerne un couple de personnes

par Cile - le 5 janvier, 2013


L’amour: l’alchimie du désir et d’affect. Née dans la steppe russe, Sofia était la seule fille de cinq enfants, elle aidait sa mère à élever ses frères et à entretenir la maison. Tôt le matin elle se levait pour allumer la cuisinière et le poêle de la grande pièce que la famille utilisait comme salle à manger et salon. C’est là qu’ils se réunissaient, recevaient et regardaient la télévision. Sofia apprit de sa mère l’art d’allumer le feu, c’est elle aussi qui lui transmit les secrets de comment construire différentes sortes de feux. Pour la préparation du repas, lui disait-elle, tu as besoin de braises et de grosses bûches pour celui destiné à donner une douce chaleur en continu. Après l’école la mère et sa fille allaient chercher le bon bois car elles connaissaient bien les méfaits d’un feu de paille qui au risque d’embraser la maison entière, s’éteint tout aussitôt.
Quant Sofia eut atteint l’âge de raison elle fut nommée « Gardienne du feu », fonction considérée par ses parents comme un honneur. C’était elle qui veillait que l’âtre soit pour tous un lieu de rencontre et d’amour.
Faire les feux était pour la jeune fille un rituel, à la cuisine elle cassait le bois en petites brindilles qu’elle disposait adroitement sous la grille, lorsque rouge comme un rubis la première étincelle apparaissait, elle soufflait doucement sur elle pour l’attiser. Assise près de la cuisinière elle attendait patiemment que la flamme fasse ses braises.
Eblouie par le monde que la télévision lui évoquait, Sofia décida de quitter son pays, elle voulait connaître d’autres paysages et des peuples différents que ceux de sa Sibérie natale. Elle avait entendu parler des ces agences matrimoniales qui organisent des mariages entre hommes d’Europe de l’Ouest et filles de l’Est et s’inscrivit à l’une d’elles. L’employée de l’agence lui demandât de rédiger son annonce qui serait publiée dans leur site internet.
« Le texte doit séduire celui qui le lit. Embellissez-vous » lui dit-elle.
Sofia pensa à ses qualités et écrivit.
« Gardienne du feu cherche mari ».
L’employée de l’agence trouva l’annonce de Sofia sibylline, mais guidée par la voix de son expérience dans les mystérieux méandres du cœur, elle la publia telle qu’elle était écrite.
Dans une des grandes villes européennes Gérôme était le concessionnaire d’une des marques de voitures sport les plus connues et était le meilleur vendeur de la firme. Lorsqu’il parlait à ses clients de ses voitures il se laissait emporter par un discours dithyrambique qui en plus de la voiture leur vendait le pouvoir et la réussite.
Célibataire endurci Gérôme consacrait ses soirées à la lecture des petites annonces du courrier du cœur. Attablé à son ordinateur, à l’insu de tous, il rêvait d’une femme en quête d’amour, lorsqu’une nuit il tomba sur l’annonce de Sofia. Intrigué par la sibérienne il y répondit. Quelques semaines plus tard il reçut par courrier électronique la réponse de l’agence qui sans lui demander son avis lui fixa la date de l’arrivée de Sofia. La façon cavalière du procédé étonna Gérôme mais mené par la force du destin il se rendit à l’aéroport. Accoudé à la balustrade face à la porte de sortie de passagers, après une interminable heure d’attente, il vit arriver une petite femme rondelette les cheveux blonds et raides comme la paille qui se débrouillait mal avec ses nombreux paquets. Il était déçu, il avait imaginé une maîtresse femme avec un corps de rêve, les cheveux blond cendré coupés à la nuque qui aurait été la femme de sa vie. L’idée de partir sans se faire connaître lui frôla l’esprit mais son goût pour l’aventure le fit aller à sa rencontre.
« Sofia » dit-il.
« Da » répondit-elle.
Sofia avait une chambre dans un hôtel au centre de la ville. Du fond d’un de ses sacs elle sortit une feuille de papier avec le nom de l’agence qu’elle tendit à Gérôme et, comme le général donne un ordre à son subalterne, elle lui demanda de l’y conduire. Surpris par l’attitude déterminée de Sofia, Gérôme se mit au volant de sa voiture. A l’hôtel elle confia ses sacs et paquets au portier, d’un geste de la main fit comprendre à Gérôme qu’elle prendrait contact avec lui et sans se retourner elle monta les marches. Les jours passèrent et sans nouvelles de la sibérienne Gérôme commençait à désespérer, le manque d’empressement de Sofia enflammait son désir ce qui le poussa à lui téléphoner.
« Madame n’est pas dans sa chambre, désirez-vous laisser un message » lui répondit le réceptionniste.
« Non merci » dit-il à son tour.
Gérôme retéléphona mais il obtint toujours la même réponse « Madame est sortie » jusqu’au soir où Sofia lui fixa rendez-vous pour dîner. Ce jour-là Gérôme fut incapable de vendre la moindre voiture. Le soir il rentra chez lui plus tôt que d’habitude, le fond de l’air était frais, c’était le début de l’hiver. De son abondante garde- robe il sortit un pantalon et une veste en tweed à chevrons bruns, une chemise blanche et un gilet en laine vert foncé, au volant de sa plus belle voiture il voulait se donner une allure décontractée. Au restaurant dans le centre historique de la ville Gérôme avait réservé une table avec une magnifique vue sur la place.
L’un en face de l’autre Sofia se mit à étudier la carte, les plats proposés éveillaient en elle une sensualité qui la transportait dans un monde de saveurs inconnues pour elle. A l’idée de goûter à tous ces délices elle demanda au maître d’hôtel de lui commenter chacun des plats, conversation que Gérôme écoutait impatient. Assis sur le bord de la chaise il ne pensait qu’à l’embrasser, pour lui le choix était déjà fait: un plat vite servi.
Le serveur leur proposa un apéritif.
« Avez-vous une carte » demanda Sofia.
« Elle ne va pas recommencer » se dit Gérôme craignant qu’elle ne s’intéresse à l’alchimie des cocktails.
« Méfie-toi des feux de paille » se dit-elle confrontée à l’énervement de son vis-à-vis.
Pour commencer, Sofia choisit le bouquet composé de petites carottes, de navets longs glacés, de demi-grains de raisins et de foie gras en dés, servi sur une tranche de melon. Puis, elle jeta son dévolu sur le rouget de roche farci accompagné de groseilles et jeunes fèves, le tout arrosé d’un nuage d’huile d’olive.
« Pour vous monsieur ? » demanda le serveur.
« La même chose » dit Gérôme machinalement.
« Nous avons un excellent Chablis» dit le serveur.
« Une bouteille s’il vous plaît, mais ne la servez qu’au moment d’apporter le poisson» dit Gérôme.
« Vous avez une belle voiture » dit Sofia essayant d’entamer la conversation.
« C’est une de plus belles sur le marché » répondit-il.
Le premier plat fut servi, Sofia s’installa confortablement et dégusta chaque bouchée comme si c’était la seule, elle beurra les fines tranches de pain avec du beurre à la fleur de sel, Gérôme avala le tout, la voyant si sensuelle il commença à la trouver belle.
« Pour le deuxième plat attendez un moment » dit Sofia au serveur.
Gérôme résigné prit enfin place sur son siège, il la regarda, elle avait des yeux rieurs, ses cheveux courts coiffés en arrière soulignaient les lignes de son visage de poupée russe, sa bouche maquillée le fit penser aux fraises mûres de l’été. Habillée d’une robe en satin elle portait un collier d’ambre sur un décolleté discret.
« Avez-vous fait un bon voyage » demanda Gérôme d’un ton aimable comme s’il venait de la rencontrer.
« Un long voyage » répondit-elle avec un grand sourire.
« Neige-t-il déjà en Sibérie » demanda-t-il curieux d’en savoir un peu plus sur cette femme qu’il commençait à découvrir.
Heureuse de l’intérêt que Gérôme lui portait elle lui parla de son pays. Elle dépeignit la vie qu’elle menait dans la grand steppe glacée en hiver et brûlante en été. Prit par le récit de Sofia Gérôme sentit naître en lui la joie d’être tout simplement en sa compagnie.
« Que fait une gardienne du feu » demanda-t-il.
« Le titre de gardienne du feu est un honneur mais surtout une grande responsabilité. Elle veuille, jour après jour, qu’il y ait un bon feu dans la maison, et qu’il y règne une douce chaleur » dit-elle.
« Désirez-vous un dessert » demanda le serveur.
« Nous le prendrons au salon » dit Gérôme.
Assis l’un à côté de l’autre tout près du feu ouvert, ce fut pour Gérôme et Sofia le début d’un grand amour.

par Camarena Claudia - le 8 janvier, 2013


Merci pour ce commentaire romanesque !

par iPhilo - le 8 janvier, 2013


Pensez que l’amour conjugal ou filial puissent être identifié à « l’amour de l’humanité » ou « l’amour du bien des générations futures » c’est, selon moi, faire un raccourci ou une extrapolation imprudente et à la limite c’est non seulement irrationnel, mais c’est surtout la manière la plus à même d’encourager la perpétuation indésirable de notre « espèce » . Certes, c’est un progrès « global » que l’amour soit devenu de plus en plus libre (et donc de moins en moins contraint) mais les gens aiment leurs enfants même au point de ne pas percevoir que ceux ci peuvent parfois être les moins aimables qu’ils soient possible d’imaginer. Quant à la philantrophie, on peut considérer que c’est la meilleure façon de n’aimer en réalité personne.

par Schopenhauer - le 17 janvier, 2013


[…] paraît loin de nos sociétés occidentales, surtout européennes. Comme le disait Luc Ferry dans iPhilo il y a quelques semaines, l’idée de donner sa vie pour son pays n’est plus à l’ordre du […]

par Qui sont nos ennemis au Mali ? | iPhilo - le 30 janvier, 2013


Réjouissons-nous de ce formidable progrès de nos sociétés, que Luc Ferry souligne à juste titre : aujourd’hui, nous ne serions prêts à risquer notre vie que pour des personnes. Personnellement, je préciserai : pour nos enfants. N’est-ce pas, au fond, ce que n’ont pas compris les promoteurs du Mariage pour tous ? En voulant porter atteinte à la filiation, en voulant créer un droit à l’enfant là où ne devraient exister que des devoirs à l’égard des enfants, ils choquent profondément des millions de Français . Dont une partie manifesteront demain, dimanche 24 mars, à Paris, leur rejet de ce  » tournant de civilisation « .

par Philippe Le Corroller - le 23 mars, 2013


Cher Philippe, attention, car ce site n’est pas un lieu de commentaires politiques (ou sinon de façon tout à fait indirecte) ! Au demeurant, Luc Ferry serait en colère de votre argumentation, car c’est un fervent défenseur du mariage pour tous, au nom justement de cette Révolution de l’amour.

par L'équipe d'iPhilo - le 23 mars, 2013


L’amour ne fait pas une politique, et n’abolit pas la loi.
Ce n’est pas faire la « conscience malheureuse » que de constater que l’amour privé s’accompagne d’une exacerbation des égoïsmes, y compris dans la famille. Le christianisme social du « care » et de la « vulnérabilité » va de pair avec le libéralisme individualiste.

par Patrick ghrenassia - le 25 novembre, 2013


[…] contrario, dans La Révolution de l’amour, c’est l’ancien Ministre Luc Ferry qui s’est insurgé contre les tenants du décadentisme et […]

par Rétrospective « iPhilo » : l’année 2013 signe-t-elle une sortie de crise ? | iPhilo - le 24 décembre, 2013



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