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L’art de vieillir

12/02/2013 | par Philippe Granarolo | dans Art & Société | 5 commentaires

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Au moment où je suis entré dans ma septième décennie, il m’est apparu fondamental de porter mon regard de philosophe sur ce qui est désormais la pente inéluctable de ma vie : le vieillissement. Les pistes que je vais présenter sont très librement inspirées de la lecture d’un livre de 1944 de John Cowper Powys, The Art of Growing Old, dont le titre, dans la traduction française, est L’art de vieillir 1.

 

 

« L’art de vieillir » ne saurait faire partie des beaux-arts

Mais comment vieillir pourrait-il être un art ? Tout semble opposer, au premier regard, la notion d’art et l’idée même du vieillissement.

La peinture ou la musique font partie des beaux-arts : nul n’est dans l’obligation de manier les pinceaux ou de jouer de la flûte traversière. Rien de tel avec le fait de vieillir : sans doute épargne-t-il, en un sens, ceux qui meurent avant d’atteindre un âge avancé. Pourtant même ceux-là vieillissent avant l’heure fatidique. Vieillir ne saurait être une activité que l’on choisirait de pratiquer ou non, et parler d’un art de vieillir n’aurait guère de sens.

Si l’on se réfère, d’autre part, au point de vue d’Emmanuel Kant, qui distingue, dans sa Critique de la faculté de juger (1790), la gratuité des beaux-arts, qui ne sont tels que parce qu’ils sont totalement affranchis de toute préoccupation utilitaire, et les techniques qui, elles, répondent à des exigences pragmatiques, on tirera la même conclusion d’une quasi absurdité de l’expression « art de vieillir ».

 

« L’art de vieillir » conçu comme une « technè »

Mais une autre racine irrigue depuis les Grecs le champ sémantique de la notion d’ « art » : la racine « technè », terme désignant toute pratique éclairée par la connaissance, mais se distinguant du savoir théorique. Ainsi, pour un Aristote, le médecin  a-t-il toujours affaire à un corps unique, le corps individuel de son patient, il est un homme de la « technè », et non pas un savant. Ne dit-on pas aujourd’hui encore du médecin qu’il est « l’homme de l’art », art au sens ici de « technè » ?
L’art de vieillir pourrait donc relever de la « technè ». Examinons donc quelques-uns des piliers de cet art de vieillir, dont j’ai retenu cinq dimensions principales

L’art de retourner en enfance

On dit généralement du vieillard qu’il « retourne en enfance ». Mais ne remarque-t-on pas, en sens inverse, que les bébés qui viennent au monde ont parfois un visage un peu fripé qui leur donne des allures de « petits vieux » ?
Pour Powys, retourner en enfance, c’est retrouver un contact avec la nature probablement assez proche de la relation du jeune enfant avec son environnement. L’un des plus grands drames des sociétés développées est que la vie urbaine nous isole dans une bulle artificielle coupée de la nature et de ses éléments. Libérée des contraintes de la vie sociale, la personne âgée retrouve un contact avec l’environnement naturel qui était celui de son enfance. Même dans nos cités bétonnées, il lui suffit de lever les yeux pour contempler les nuages, le soleil et la lune, pour se réimprégner du rythme des éléments. Cette réimprégnation est bien quelque chose comme un retour à une innocence perdue.

L’art de se libérer conçu comme un art de jouir

Débarrassée des contraintes de la vie sociale et du poids des jugements, la personne âgée quitte le monde de la compétition. Un sentiment domine depuis des millénaires nos vies sociales : le sentiment de la peur. La sortie de la vie active, assortie du fait que désormais nos « réussites » sont plutôt derrière nous, va nous libérer de cette peur qui empoisonne nos vies. La libération que permet un âge avancé est ainsi la condition d’un art de jouir  auxquels ont cherché à nous initier quelques grands philosophes appelés, à tort ou à raison, « matérialistes ».
Un tel art de jouir découvre la vie comme valeur suprême, ainsi que le fait Meursault, le héros de L’étranger d’Albert Camus. De même que Meursault découvre dans sa geôle qu’une seule valeur existe, la valeur même de la vie, et qu’il comprend a posteriori que c’est cette valeur qui avait guidé son existence, de même le vieillard peint par Powys prend la pleine mesure de la valeur de la vie à laquelle il avait été aveugle dans sa maturité : « L’Âge a fini par comprendre que la Vie elle-même est le seul Bien suprême et que la vertu souveraine de l’âme humaine est un irrépressible plaisir de la vie et son péché souverain, une fielleuse dépréciation de la vie » 2.

L’art de s’ouvrir aux autres

La personne âgée est souvent qualifiée d’ « égoïste », et cet égoïsme la couperait de ses semblables et la replierait sur elle-même. Or l’ « égoïsme » de la personne âgée est au contraire la condition d’une vraie relation, d’une relation qui n’est plus du tout pervertie par les contraintes sociales. Vieillir serait donc en ce sens cultiver l’art de s’intéresser à autrui et réveiller la morale spontanée de l’être humain qui sommeille depuis toujours en nous.
Moins soumis, plus à l’écoute de lui-même, le vieillard est nettement moins malléable, plus rétif aux diktats des pouvoirs. Il ne s’agit pas d’affirmer que le vieillard est bon, mais il suffit de constater qu’en étant libérée de la propagande qui transforme si souvent en tueur l’homme mûr, la vieillesse dispose de tous les atouts permettant de nouer avec autrui un lien profond et authentiquement moral.

L’art de prendre son temps

S’ils retrouvent en un sens la liberté de leur enfance, c’est aussi la liberté de la vie aristocratique dont bénéficient les vieillards de nos sociétés développées, renouant ainsi avec cette « scholè » qu’un Aristote avait si remarquablement méditée, cet « otium » que les grands auteurs latins avaient mis au centre de leurs réflexions. « Comment se fait-il », note Powys, « que non seulement les jeunes enfants mais aussi les adolescents, garçons et filles, tel le jeune homme de Proust, s’écartent de plus en plus de leurs parents et se tournent vers leurs grands-parents ? Pour la simple raison que ceux-ci ont le temps d’écouter ! » 3. Libérée des contraintes d’abord temporelles de la vie active, libérée des pressions sociales de la réussite, la personne âgée devient apte à une écoute dont peu de personnes d’âge mûr sont capables.

L’art de flirter avec la mort

« Apprendre à mourir » a souvent été considéré par les grands sages du passé comme le plus nécessaire de tous les apprentissages. Mais « apprendre à mourir » est sans doute excessivement héroïque pour un homme mûr, à juste titre préoccupé des exigences propres à la vie active. Le vieillard, au contraire, ne pouvant se masquer sa finitude, se voit presque mécaniquement poussé à redéfinir son échelle des valeurs et à centrer celles-ci autour de l’axe de la vie.
La perception du lien indissoluble de la vie et de la mort s’impose alors à la personne âgée consciente de la proximité de sa fin. Vie et mort sont ces « faux contraires » dont Nietzsche a dressé le tableau, cherchant en grand pédagogue qu’il était à nous arracher aux effets pervers de tous les dualismes. En des termes étonnamment nietzschéens, Powys célèbre avec brio cette connivence de la vie et de la mort : « Il nous faut nous rappeler que la vie et la mort sont toutes deux, en un sens, des aspects de la Nature, tout comme la Nature, en un autre sens, est un aspect de la vie et de la mort de tout ce qui vit »  4.

 

Et si l’art de vieillir devenait un jour l’un des « beaux-arts » ?

Ce qui nous a, peut-être à tort, amenés à exclure l’art de vieillir du champ des beaux-arts, est que nous avons considéré comme évidente l’idée que les beaux-arts doivent produire des œuvres qui se détachent de leur créateur. Mais en est-il toujours ainsi ?

Au spectateur qui contemple l’œuvre, l’essentiel échappe, c’est-à-dire l’artiste se créant lui-même. Friedrich Nietzsche, dans un très beau texte d’Aurore, exprime cette conviction : « Ce qu’il y a de plus beau se passe peut-être encore dans l’obscurité […] – je veux dire le spectacle de la force qu’un génie applique non à des œuvres mais à lui-même en tant qu’œuvre […] Le grand homme reste toujours invisible, comme un astre trop lointain […] Sa victoire sur la force reste sans témoin » 5. Pratiquer l’art de vieillir, le pratiquer pendant de très longues années, profiter de la leçon de tous ceux qui l’ont pratiqué avec talent, voire avec génie, pourrait engendrer, dans les siècles à venir, un type d’homme encore inconnu. Un type d’homme dont on a pu sans doute rencontrer des préfigurations dans le passé, mais dont l’accomplissement et la croissance pourraient être exponentiels. Quoi de plus logique que de penser que l’œuvre d’art que sera un jour l’homme accompli atteindra son acmé quand ce dernier aura atteint un âge plus que respectable ?

Je vous accorde le droit de penser que mon hypothèse est un peu folle. Accordez-moi en retour  qu’elle nous offre un incontestable bénéfice : celui d’inverser la terrible pente de l’angoisse du déclin, pour lui substituer l’espérance d’un perfectionnement ininterrompu auquel seule la mort viendra mettre un terme. Armés de cette espérance, décidés à cultiver de toutes nos  forces l’art de vieillir, nous-mêmes et plus encore nos successeurs pourrions traverser dans la joie et l’harmonie cette étape essentielle de la vie que les Modernes semblent tant redouter.

 

1  John Cowper Powys, L’art de vieillir, Paris, Bibliothèques 10-18, 2003.
L’art de vieillir, op. cit. p.162.
3  Ibidem, op. cit. p 221.
4 Ibidem, op. cit. p. 368.
5  Nietzsche, Aurore, § 548, O.C. de Nietzsche, Paris, Gallimard, 1970, p. 279.

 

Philippe Granarolo

Docteur d'Etat ès Lettres et agrégé en philosophie, Philippe Granarolo est professeur honoraire de Khâgne au lycée Dumont d'Urville de Toulon et membre de l'Académie du Var. Spécialiste de Nietzsche, il est l'auteur de plusieurs ouvrages, notamment Nietzsche : cinq scénarios pour le futur (Les Belles Lettres, 2014) . Nous vous conseillons son site internet : http://www.granarolo.fr/. Suivre surTwitter : @PGranarolo

 

 

Commentaires

Superbe article! Magnifique et réconfortant…Une question cependant: faut-il vraiment attendre d’être vieux pour « quitter le monde de la compétition » , se libérer des contraintes inutiles et tendre vers la sagesse ?

par Janine Pagès-Berthier - le 24 mai, 2013


[…] (Saint Pierre repentant, Goya) […]

par Before Your Very Eyes | Sillonner - le 26 octobre, 2013


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Monsieur Granarolo,

je vous ai écouté qqf à Peiresc Toulon où j’ai habité quelques temps.
Je garde un souvenir éternel de vos interventions.
Je m’interroge à l’aube de ma seconde vie (la retraite) sur une de vos conclusions qui disait
« nous avons tous les outils pour créer un objectif commun mais nous ne savons pas faire apparemment » ou nous ne voulons pas faire …
Je n’ai jamais oublié cette conclusion car elle semble être, selon moi, la clé de malaises individuels ou collectifs.
Pourriez-vous en qq mots me donner votre sentiment mais surtout comment nous aider à nous orienter svp. C’est ambitieux c’est vrai mais parfois un mot peut nous aider à réfléchir différemment.

Un grand merci si vous pouvez me répondre.

Avec mon profond respect,

m. chanel

par chanel marine - le 7 février, 2018



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