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Hyperindividualisme ou néotribalisme ? Scénarios pour le monde de demain

16/04/2013 | par Philippe Granarolo | dans Monde | 6 commentaires

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Il y a trente ans de cela, en août 1983, au XVIIe Congrès Mondial de Philosophie qui se tint à Montréal, je présentai un exposé intitulé Mort de la culture et naissance de l’individu (1). Plongé à l’époque dans la lecture de Nietzsche, sur lequel je commençais à préparer une thèse de Doctorat d’État, je tentai en particulier de démontrer à travers mon propos l’éminente actualité des intuitions du penseur qui  annonça dès le XIXe  siècle ce que le philosophe Alain Renaut dénomma avec justesse, six ans après ma conférence de Montréal, « l’ère de l’individu » (2). Je me permis même de créer un mot (oserais-je dire un concept ?) pour signifier ma thèse : nous entrions, disais-je, dans l’ère « idiogénétique », terme qui véhiculait dans mon esprit l’idée que ce qui dorénavant allait être engendré avec une puissance inouïe, ce n’étaient plus des œuvres défiant les siècles, mais des individualités (d’où mon utilisation de la racine grecque « idios », dont le sens est « propre », « particulier ») dont les plus grands génies de notre histoire n’ont été que la pâle préfiguration. Puis j’oubliais pendant plus de vingt ans cet épisode de ma vie de philosophe.

Miracle d’Internet ! Mon ordinateur me replongea au début des années 2000 dans mon escapade canadienne de 1983. En naviguant sur la toile, j’appris que des sociologues canadiens avaient repris à leur compte, en l’attribuant honnêtement à son auteur, « le philosophe corse Philippe Granarolo » (« philosophe corse », car j’étais professeur de classes préparatoires au lycée de Bastia au moment de ce Congrès de Montréal), la notion d’ « ère idiogénétique ».

Or, entre 1983 et 2006, un sociologue, d’une part, et des événements historiques majeurs, d’autre part, auraient pu m’amener à réviser sérieusement ma thèse. Michel Maffesoli écrivit en effet en 1988 un livre que je lus avec passion : Le temps des tribus  /  Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse (3), thèse qu’il n’a cessé de creuser depuis dans de nombreux ouvrages. Le sociologue y annonçait l’époque néotribale dans laquelle nous entrerions. Pour ce qui est des événements historiques majeurs, c’est bien évidemment au 11 septembre 2001 en particulier que je songe, et plus globalement à l’islamisme qui a pris de cours tous les intellectuels, exception faite peut-être de Régis Debray. Ma thèse de 1983 aurait-elle donc perdu toute pertinence ? Sommes-nous entrés dans une ère néotribale, aux antipodes de cette époque idiogénétique que j’annonçais à Montréal ?

Je choisirai pour présenter mes réponses la méthode des « scénarios » chère aux futurologues. Outre l’avantage de me permettre une présentation succincte de mes hypothèses, cette méthode  a l’intérêt d’éviter tout dogmatisme et d’exposer ces possibles avec la prudence qui s’impose à tout discours portant sur le futur.

Scénario 1 : Démocratie planétaire et fin de l’histoire

Pour le premier des trois scénarios que je vais exposer, je m’appuierai sur un ouvrage paru dix ans après ma conférence de Montréal. En 1992, un politologue américain, Francis Fukuyama, rédige un texte qui allait rapidement devenir un best-seller mondial, La fin de l’histoire et le dernier homme (4). L’essayiste américain tentait de démontrer que le libéralisme individualiste allait s’imposer sur l’ensemble de la planète, rejetant dans les poubelles de l’histoire tous les autres systèmes politiques. La victoire de nos démocraties était inéluctable puisque seul ce système politique  correspondait à la nature profonde de l’être humain, assoiffé d’égalité, mais plus encore de victoires : chacun veut que la compétition soit juste, mais chacun veut gagner la course. Seul bémol expliquant la seconde partie du titre de l’ouvrage (« et le dernier homme »), qui se voulait d’inspiration nietzschéenne : lorsque la planète entière sera composée d’entités soumises aux règles de la démocratie occidentale, un ennui profond risque de submerger l’humanité, privée des rivalités et des oppositions de systèmes et d’idéologies qui avaient animé son histoire.

En ramenant à quelques éléments simples le gros livre de Fukuyama, on aurait donc, pour ce qui concerne notre propos, le scénario suivant : l’histoire chemine vers sa fin, qui verra le triomphe planétaire de la démocratie  libérale, mais plus elle se rapprochera de cette fin, plus seront violentes les résistances des dernières parties de la planète qui tenteront en vain de refuser le modèle occidental. Les néotribalismes, en particulier religieux, qui se développeront ne seront que les derniers soubresauts des retards de l’histoire qui deviendront d’autant plus agressifs qu’ils pressentiront le caractère programmé de leur défaite. Fukuyama a introduit depuis quelques nuances dans ses propos, en  particulier dans un second livre intitulé La confiance et la puissance (5), sans toutefois en modifier les axes fondamentaux.

     
Scénario 2 : Une époque néotribale

Aux antipodes des hypothèses défendues par Fukuyama, notre temps serait comparable, selon Maffesoli, à la décadence de l’empire romain. Pendant que toutes les institutions qui avaient donné corps à l’une des plus brillantes civilisations qui soient s’effritaient dans l’inconscience générale, de petites collectivités, celles des premiers chrétiens, auxquelles personne ne prêtait attention, portaient en germe le monde à venir : les tribus de la chrétienté primitive annonçaient la civilisation européenne médiévale, mais nul alors n’était apte à le percevoir. La même néotribalisation caractériserait notre époque.

Mon second scénario reprend donc les thèses de Maffesoli.  Notre hyper-individualisme ne serait qu’une parenthèse de l’histoire, l’un de ces moments revenant à intervalles réguliers où, ainsi que le disait ce grand oublié qu’est Gustave Le Bon, les anciens dieux sont morts et où les nouveaux dieux ne sont pas encore visibles. En me permettant un usage un peu libre des thèses de Maffesoli (6), je dirais que la figure du monde à venir ne peut être lue directement ni dans les nouvelles tribus dont nul ne saurait sérieusement prédire l’avenir, ni dans les tribus relevant d’un ancien paradigme (par exemple les tribus islamistes), qui sont très probablement condamnées par l’essor technologique et par la mondialisation techno-médiatique. Nous ne pouvons donc ici que reconnaître que nous nous trouvons face à un indécidable : seul un avenir lointain pourra valider ou invalider les thèses de Maffesoli, aucun examen de la réalité actuelle ne pouvant offrir un argument de poids en faveur ou en défaveur de ses propositions.

Scénario 3 : Vers une ère idiogénétique

Reste donc un troisième scénario qui, vous le devinez déjà, a mes faveurs. Ni Fukuyama, ni Maffesoli, n’ont pu me contraindre à devoir renoncer à mon hypothèse d’une ère « idiogénétique » dont nous vivrions les prémices. Nietzsche demeure en ce début du XXIe siècle l’analyste le plus lucide du monde contemporain. L’événement qui s’est produit en Grèce il y a environ vingt-cinq siècles constitue, sauf cataclysme imprévisible et assez peu vraisemblable, une mutation irréversible de l’être humain. Penchons-nous par exemple sur ce que Nietzsche affirme dans un texte de l’été 1880. Le philosophe qu’on considère trop rapidement comme l’ennemi acharné de Socrate, comme celui qui veut « renverser le platonisme », s’exprime en ces termes : « La morale de l’individu défiant la communauté et ses principes, commence avec Socrate » (7).  L’émancipation individualiste de la civilisation hellénique, réactivée par la Renaissance  italienne, a transformé sans retour possible l’animal de troupeau, qui ne trouvait espérance et salut que dans son groupe d’appartenance, en un individu dont les liens avec la communauté ne cessent de se distendre.

Je corrigerai en un point mon analyse de 1983 : pour que ce mutant qu’est l’individu en devenir résiste aux pressions que les tribus archaïques vont lui imposer toujours plus durement, pour qu’il traverse indemne la phase transitoire durant laquelle des phénomènes de néotribalisation se manifesteront,  trompeuses anticipations d’une configuration qui ne verra jamais le jour, les « ovules » que nous sommes (l’expression est de Nietzsche lui-même) devront très vraisemblablement savoir prendre la configuration provisoire de groupes de défense grâce auxquels ils pourront résister aux forces grégaires qui tenteront de les détruire. Quelles formes prendront ces groupes ? Comment des individus peu aptes à l’insertion dans un collectif sauront-ils surmonter leur antipathie naturelle pour la horde afin de rejoindre, dans un objectif de simple survie, ceux qui comme eux sont porteurs de la semence qui seule a un avenir ? Je l’ignore pour l’essentiel. Mais rien ne m’amène à m’éloigner de l’idée selon laquelle cette ère idiogénétique que j’annonçais à Montréal sera moins animale qu’une culture animée seulement par la volonté biologique de résister à la mort. Rien ne me pousse vers un pessimisme que mon « idiosyncrasie » (terme éminemment nietzschéen là encore),  tout autant que ma raison, m’amènent à rejeter. Il faudra peut-être quelques milliers d’années pour que l’individu accompli surmonte tous les obstacles qui parsèmeront sa route : mais comme le dit fort bien celui qui demeure mon maître à penser, « qu’importent quelques milliers d’années ».

[1]  Mort de la culture et naissance de l’individu, in Philosophie et Culture, Actes du XVIIe Congrès Mondial de philosophie, Éditions du Beffroi / Éditions Montmorency, Montréal, 1986, volume II, pp. 408-414.
[2] Alain Renaut, L’ère de l’individu, Paris, Gallimard, 1989.
[3] Michel Maffesoli, Le temps des tribus  /  Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, Paris, Éditions Méridiens Klincksieck, 1988.
[4] Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
[5] Francis Fukuyama, La confiance et la puissance, Paris, Plon, 1997.
[6] On pourra lire sur le site « Trop Libre » de la Fondation pour l’innovation politique de Paris mon compte rendu du dernier livre de Maffesoli L’homme postmoderne (Paris, François Bourin, 2012) : http://www.trop-libre.fr/le-marche-aux-livres/un-homme-de-retard
[7] Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, tome IV, Paris, Gallimard, 1970, p. 399.

 

Philippe Granarolo

Docteur d'Etat ès Lettres et agrégé en philosophie, Philippe Granarolo est professeur honoraire de Khâgne au lycée Dumont d'Urville de Toulon et membre de l'Académie du Var. Spécialiste de Nietzsche, il est l'auteur de plusieurs ouvrages, notamment Nietzsche : cinq scénarios pour le futur (Les Belles Lettres, 2014) . Nous vous conseillons son site internet : http://www.granarolo.fr/. Suivre surTwitter : @PGranarolo

 

 

Commentaires

Merci pour ce très beau texte. Mais n’est-ce pas négliger que que Nietzsche par de l’oeuvre de son vieux maître Jacob Burckhardt. Celui-ci base l’émergence de l’individu sur fond de culture sans les dissocier. Nietzsche sans éloigne mais point dans le sens que vous indiquer puisqu’il fustige l' »égotisation », l’hémiplégie de la vertu chrétien. On peut dire de Nietzsche qu’il est dionysiaque dans la définition finale qu’il s’en donne (Nietzsche contre Wagner et Ecce homo), on peut dire qu’il a des accointance avec le socratique, mais s’il s’est où termine son corps il n’est pas apollinien ou individualiste pour autant (le principe d’individuation appartenant à Apollon, bien avant que Socrate en fait Paul n’en fasse la morale). C’est même mécomprendre la procession de Zarathoustra, dès lors, qui est centrale chez Nietzsche ou faire comme certains « nietzschéen de gauche » du sens de la Terre c’est-à-dire le surhomme un individu.

La différence entre la littérature et la philosophie est peut-être dès lors le manque de rigueur que la littérature compense par une impulsion initiale. Certes l’individualisme est la marque de l’avènement du paulinisme, comme le notent Alain Badiou, Michel Serres ou Jean-Pierre Faye dans leurs différents ouvrages consacrés à Saint-Paul ou même le Petite Poucette pour Serres, mais vous ratez semble-t-il la dimension du dividu et de l’homme mobile.

PS : la citation de Nietzsche que vous donnez est d’avant 1881, période où il ne s’émancipe pas tout à fait de Burckhadt. L’individu finit souvent en un contempteur du corps.

par Anthony LC - le 17 avril, 2013


Merci pour ce commentaire.
Vous auriez raison s’il n’existait qu’un seul « individualisme », l’individualisme égotiste qui a partie liée avec le nihilisme.
Mais je pense avoir montré depuis mon premier ouvrage sur Nietzsche (« L’individu éternel », Vrin, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, 1993) et dans ceux qui ont suivi qu’il existe un individualisme que j’appellerais paradoxalement un individualisme « holiste », un individualisme du lien.
L’individu véritable n’est pas la monade repliée sur elle-même, mais celui que Nietzsche appelle (entre autres) « esprit libre », esprit libre à propos duquel il écrit qu’il est « l’être le plus religieux qu’il y ait au monde » (religieux au sens de « relié », bien évidemment, et non pas d’homme de religion). Formule que je m’étonne de n’avoir jamais trouvée chez les commentateurs de Nietzsche.
Ma très longue fréquentation de l’œuvre nietzschéenne (plus de trente ans !) m’a conduit à penser que Nietzsche est incontestablement « individualiste » en ce sens très précis.
Et s’il y a en France un nietzschéen qu’on ne saurait qualifier de « nietzschéen de gauche », c’est bien moi ! Tout mon parcours intellectuel en est la preuve.
Merci encore pour vos commentaires.
Bien cordialement.

Philippe Granarolo
http://www.granarolo.fr

par Granarolo - le 17 avril, 2013


Merci pour ces réflexions.
Vous auriez raison s’il n’existait qu’un seul type d’individualisme, celui qui fait de l’individu une « monade », individualisme que Nietzsche dénonce en effet et qu’il considère à juste titre comme lié au nihilisme.
Mais il existe un tout autre individualisme, un individualisme que j’oserais appeler « holiste », un individualisme du lien. C’est cet individualisme qui permet à Nietzsche d’affirmer que l' »esprit libre » est « l’esprit le plus religieux qu’il y ait au monde » (formule absente de tous les commentaires en dehors de mes écrits) : esprit religieux au sens de relié, bien évidemment, et non au sens d’esprit animé par une religion.
C’est ce qui m’a permis d’intituler mon premier ouvrage sur Nietzsche « L’individu éternel » (Vrin, Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 1993).
Après trente années d’études nietzschéennes, je reste convaincu que Nietzsche est un individualiste en ce sens-là. Et je suis tout sauf un « nietzschéen de gauche » comme le démontre tout mon parcours.
Vous trouverez tous les arguments en faveur de cette thèse dans mes livres, mais aussi dans les articles que j’ai mis en ligne sur mon site http://www.granarolo.fr.
Encore merci pour vos remarques.
Bien cordialement.

Philippe Granarolo

par Granarolo - le 17 avril, 2013


Très belle illustration de Bertrand de Grandmaison : http://grandmaison.over-blog.com/

par nikkoo - le 3 juin, 2013


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