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Que signifient les « chiffres de la délinquance » ?

13/02/2014 | par Mathieu Zagrodzki | dans Politique | 2 commentaires

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Un journaliste m’a demandé un jour si nous vivions dans une société plus criminogène qu’il y 30 ou 40 ans. J’avoue que cette question m’a mis dans l’embarras, tant les critères pour évaluer le degré de violence et de dangerosité dans un pays sont à la fois multiples, contradictoires et souvent imprécis. Le débat public est pourtant parsemé d’acteurs donnant une réponse univoque à une telle interrogation. Les uns s’appuient sur la montée constante des crimes et délits constatés par les forces de l’ordre, dont le taux a été multiplié quasiment par six depuis 1950, et un certain nombre de faits divers particulièrement violents pour livrer un constat alarmiste sur l’insécurité en France. Le succès de l’ouvrage de Laurent Obertone, « La France orange mécanique » est le symptôme de la popularité croissante de ces thèses.

Délinquance

Source : Centre d’observation de la société.

A l’inverse, une tendance que l’on qualifiera de « critique » insiste sur le faible niveau de violence de la France contemporaine, le sentiment d’insécurité résultant dans une large mesure du battage médiatique et de la récupération politique dont fait l’objet ce sujet. Une preuve parmi d’autres : à peine deux homicides sont commis chaque jour en France. Les accidents de la circulation tuent par exemple cinq fois plus dans notre pays. Autre illustration : Marseille, perçue comme la capitale française du règlement de compte, n’a connu que 17 faits de ce type en 2013. Aux Etats-Unis, la ville floridienne de Jacksonville, de taille analogue à la métropole provençale, a vu 115 personnes décéder en 2013 suite à un homicide volontaire…

Si l’on résume, ces deux tendances ont en partie raison et se fondent sur des données empiriques pour étayer leurs arguments. La réponse à la question est toutefois plus complexe que cela. Elle nécessite notamment que l’on passe en revue les différents indicateurs de mesure de l’insécurité.

Les statistiques policières et leurs écueils

Le niveau de délinquance est généralement perçu à travers le prisme des chiffres officiels communiqués par le Ministère de l’Intérieur. Ces dernières semaines ont vu la traditionnelle présentation des statistiques des crimes et délits par Manuel Valls, ainsi que par le Préfet de Police Bernard Boucault pour Paris et la petite couronne. Mais de quoi s’agit-il au juste ? Ce que l’on nous présente comme « les chiffres de la délinquance » est ce que l’on appelle dans le jargon l’index 4001. Créé au début des années 1970, il recense (entre autres choses), à partir d’un classement en 107 catégories d’infractions, les crimes et délits constatés par les services de police et de gendarmerie. Le mot « constatés » est ici crucial. En effet, ces chiffres ne reflètent que les faits qui ont fait l’objet d’une plainte, d’une interpellation en flagrant-délit  ou d’une interpellation suite à un contrôle d’identité (c’est ce que l’on appelle les infractions révélées par l’activité des services, ou IRAS, où le fait délictuel, comme le port d’arme ou la détention de stupéfiants, est découvert suite à une action dite « d’initiative » des forces de l’ordre).

Or, comme chacun sait, tous les faits ne sont pas portés à la connaissance de la police ou de la gendarmerie. Nous ne portons pas systématiquement plainte quand on nous vole un objet de faible valeur ou quand on nous menace. Le niveau du préjudice subi, la probabilité peu élevée que l’on retrouve l’auteur et la modicité de la sanction encourue nous dissuadent de passer une à deux heures au commissariat pour entamer une procédure. Par conséquent, il existe ce qui est désigné par l’inquiétant terme de « chiffre noir de la délinquance », qui en réalité correspond à la masse d’infractions dont l’existence restera à jamais inconnue des autorités.

Ces statistiques officielles doivent donc être maniées avec précaution. Une variation à la hausse ou à la baisse peut être interprétée de différentes façons. Une augmentation d’un certain type de faits peut soit correspondre à une hausse réelle, soit tout simplement à une plus forte propension de la population à les signaler aux forces de l’ordre. Ainsi, la hausse des violences interpersonnelles enregistrée ces dernières années découle dans une large mesure d’une dénonciation croissante des violences conjugales. De même, une baisse du nombre d’interpellations pour trafic de stupéfiants dans une commune peut être interprétée comme une bonne ou comme une mauvaise nouvelle. Bonne car cela peut vouloir dire que le problème est résolu : il n’y a plus de vente de produits stupéfiants, donc la police n’a plus personne à interpeller. Mauvaise car on peut également imaginer que la police s’est tout simplement désintéressée du problème.

Quelles alternatives à l’état 4001 ?

On le voit, ces statistiques officielles comportent un certain nombre d’imperfections, même quand elles sont enregistrées honnêtement (je fais ici allusion aux nombreuses astuces, souvent dénoncées ces dernières années, que peuvent utiliser les policiers pour améliorer leurs statistiques, comme par exemple reporter l’enregistrement d’une plainte au mois suivant). Elles présentent l’avantage, notamment pour les décideurs politiques, de permettre une présentation simplifiée d’une question infiniment plus complexe et donc de faciliter la communication autour de ce thème. Notons toutefois que l’actuel locataire de la place Beauvau a mis fin à l’utilisation du « chiffre unique de la délinquance », qui mesurait la variation globale du nombre de crimes et délits constatés sur le territoire, quelle qu’en soit la gravité. Il s’agit incontestablement d’un progrès, tant ce chiffre pouvait donner une vision distordue de la criminalité : une hausse des vols sans violence, très nombreux (il y en eu 1 683 632 en 2012 selon l’Observatoire National de la Délinquance et des Réponses Pénales, ONDRP), pouvait faire monter cet indicateur, donnant l’impression au public que nos rues deviennent de plus en plus dangereuses, quand bien même les homicides, beaucoup moins fréquents (il y en a moins de 700 commis en France chaque année), étaient en nette baisse.

Dès lors, de quels autres outils dispose-t-on pour mesurer l’insécurité ? Il ne s’agit pas ici de jeter l’état 4001 aux orties : il constitue un outil indispensable de mesure de l’activité de la police et de la gendarmerie, qui permet de piloter les services sur le terrain. Toutefois, il est utile de compléter ces données par d’autres sources. Il en existe au moins trois. La première se matérialise par les enquêtes de victimation, comme l’enquête « Cadre de vie et sécurité » menée chaque année par l’ONDRP et l’INSEE. Ces enquêtes consistent à interroger un échantillon représentatif de la population sur les infractions subies, quelles qu’aient été les suites judiciaires qui leurs ont été données. L’intérêt est évident : déceler la délinquance subie et pas seulement la délinquance déclarée, et évaluer de ce fait le niveau de ce fameux « chiffre noir de la délinquance ». Il y a ensuite les enquêtes sur le sentiment d’insécurité. Elles sont de toute évidence très controversées, car on a affaire à un indicateur trop dépendant de la subjectivité des personnes interrogées (une personne âgée et un adolescent n’auront pas du tout la même interprétation d’une même situation, certaines infractions de faible gravité peuvent être plus traumatisantes que des délits plus importants), mais pose une question de fond : doit-on se focaliser sur ce qui est grave selon le code pénal ou sur ce qui l’est selon les gens, quels que soient les biais qui peuvent exister dans leur perception ? Enfin, une autre manière de voir si les gens se sentent en sécurité est de leur demander s’ils sont satisfaits de l’action de la police. Cet indicateur est par exemple pris en compte en Grande-Bretagne pour évaluer les responsables locaux des forces de l’ordre. L’idée est que cette dernière soit tournée vers la résolution des problèmes de la population et non des indicateurs importants pour la hiérarchie mais sans signification pour le citoyen. Par exemple, une hausse des contrôles et des verbalisations pour excès de vitesse peut satisfaire l’encadrement policier mais être totalement sans effet sur le niveau de satisfaction des habitants si elle est concentrée dans une zone où il y a peu de passants et donc de risques d’accident.

Une société plus violente ?

Au final, que répondre à la question initiale ? Est-il plus dangereux de vivre en France aujourd’hui que dans les années 1960 ou 1970 ? Cela est difficile à déterminer comme nous venons de le voir. Les enquêtes de victimation sont trop récentes pour pouvoir mener une comparaison sur le long terme et les statistiques de la police et de la gendarmerie ne permettent pas de répondre à cette question. En réalité, ce débat est stérile et ne sera jamais tranché. Il est plus fécond d’essayer de recouper les différentes sources dont nous disposons pour identifier les problèmes concrets vécus par nos concitoyens, plutôt que d’essayer de démontrer à coups de chiffres équivoques que nous sombrons dans le chaos ou que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. La réalité se trouve quelque part entre les deux : l’insécurité existe, il ne faut ni la nier, ni l’exagérer.

 

Mathieu Zagrodzki

Docteur en sciences politiques, Mathieu Zagrodzki est chercheur au CESDIP, le Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales du CNRS. Il enseigne également à Sciences Po Paris et a publié en 2012 aux éditions de l'Aube l'ouvrage Que fait la police ? Le rôle du policier dans la société.

 

 

Commentaires

Bon point que d’éclaircir la difficulté d’évaluer les chiffres. Comme dit Lino Ventura dans les Barbouzes, « On leur fait dire ce que l’on veut aux chiffres ». Ça n’arrange pas la question de savoir où en est la délinquance dans notre pays, ce qui serait pourtant nécessaire pour que les citoyens puissent juger des actions de leurs représentants …

par Marcel Habib - le 14 février, 2014


La vérité, à égale distance entre Laurent Muchielli et Alain Bauer … Vive la médiété d’Aristote !

par Laurent Perrault - le 15 février, 2014



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