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Le Discours sur l’inégalité, berceau et sépulture de l’anthropologie philosophique

2/10/2014 | par Robert Redeker | dans Philo Contemporaine | 6 commentaires

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L’enjeu décisif du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Jean-Jacques Rousseau tient dans une tentative radicale : fonder l’anthropologie philosophique. L’anthropologie se ramasse  dans la question : « qu’est-ce que l’homme ? ». Elle est philosophique lorsque cette question est question de l’essence. Elle est identification de l’anthropologie et de la philosophie lorsque cette question devient le pivot de tout l’édifice philosophique – ce qui n’était pas le cas ni chez Platon, ni chez  Aristote, ni chez Thomas d’Aquin et ni chez Descartes, qui pourtant proposaient tous une réponse à cette question de l’essence de l’homme. Chez Rousseau, au contraire, pour la première fois dans l’histoire, cette question est l’alpha et l’oméga de la pensée.

De fait, l’ouvrage s’ouvre en sa préface par un coup de tonnerre appelé à ébranler tout le paysage de la philosophie : « La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines me parait être celle de l’homme ». La première partie elle-même redouble ce chamboulement en débutant par : « C’est de l’homme que j’ai à parler… ».  Toute la pensée de Rousseau commence très haut, à la hauteur de l’essence ; toute entière elle découle de ce coup de force initial. Cet énoncé déclassant tout ce qui a été écrit jusqu’ici sur l’homme n’est pas une induction tirée de l’histoire de la philosophie et des sciences, mais un point de départ absolu. Si son évidence ne résulte d’aucune d’expérience, toute la démarche philosophique de Rousseau va pourtant en découler. Rousseau écarte d’emblée toutes les connaissances accumulées depuis l’antiquité sur l’homme. Pourquoi ? Parce que ce ne sont pas des connaissances philosophiques, ce sont des connaissances empiriques. Or, le « citoyen de Genève » s’en est persuadé, dans le domaine de la connaissance de l’homme, l’observation est mauvaise conseillère.

Pourquoi un pareil coup de force ? Pourquoi, pour connaître l’homme, importe-t-il préalablement d’écarter « tous les faits » ? Pour proposer non une histoire remontante, qui irait de l’homme tel qu’on le voit dans nos sociétés inégalitaires, où règne le despotisme, où l’homme ne peut pas être lui-même, donc où son âme est corrompue, vers l’homme naturel, mais inversement une histoire descendante, qui coulerait de l’origine vers la condition humaine actuelle. Ne pouvant être induite, cette origine doit être affirmée sur le mode de l’hypothèse. On ne peut remonter à la source, il faut partir de la source. La descente de l’histoire de l’homme expliquerait à la fois l’homme et l’inégalité. L’histoire est une dérive qui éloigne l’espèce humaine « de son état primitif ». La méthode généalogique proposée par Rousseau descend cette dérive depuis l’homme originaire jusqu’à nos jours.

Nommons généalogie – il s’agit de se livrer à une généalogie à double fond : celle de l’homme, qui est aussi celle du malheur – une pareille descente. Elle est le contraire d’une archéologie. Une archéologie retrouve les origines, la reconstitue à partir des restes, elle se doit d’être inductive. Si elle se permet une hypothèse, c’est sur la base de l’empirie. Une généalogie part de l’origine, explique les embranchements, les déviations. C’est ainsi que l’on voit naître, sous la plume de Rousseau, la propriété (« le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire, ceci est à moi… »), les langues, les premières sociétés, le pouvoir, l’exploitation, le luxe, l’esclavage, etc… L’anthropologie philosophique de Rousseau se structure autour de la connaissance d’une essence de l’homme, tenue pour origine, tout en se déployant selon une histoire généalogique de l’homme.

Cette anthropologie philosophique présente l’avantage de faire exploser la solidarité toujours affirmée entre nature humaine et condition humaine. C’est cette solidarité que Rousseau fustige chez les philosophes et les politiques qui jugent de la nature de l’homme d’après l’homme qu’ils voient dans la civilisation. La lycanthropie théorisée par Hobbes s’inscrit dans cette solidarité. Non seulement la philosophie politique, toutes les inductions tirées de l’observation, mais aussi la culture issue de la condamnation biblique de l’homme au malheur, reposait sur cette assimilation de la nature humaine à la condition humaine. Le malheur, l’inégalité trouvaient leur justification dans  cette assimilation. Celle-ci expliquait, et naturalisait tout en l’essentialisant, la misère, le despotisme, la soumission, l’esclavage, la servitude.

Donc, Rousseau veut descendre l’histoire depuis un point de départ impossible à déterminer par induction. Cette exigence produit une étrange situation : ce point de départ, l’homme à l’état de nature, se situe à l’extérieur de l’histoire prise comme un tout. Rousseau, au contraire, fait autant partie de cette totalité historique, extérieure à l’état de nature, que l’écriture même de ce second discours. La conceptualisation livrera l’essence de cet homme des origines, non aliéné, mais comment se faire une idée de sa vie extrahistorique ? Ici peut intervenir le sauvage, le Caraïbe. Certes, ce personnage, sur lequel Rousseau médite, vit, lui, en société. Pourtant sa considération nous  permet d’acquérir une vue sur l’homme naturel non par induction mais par analogie. On ne remonte pas du Caraïbe à l’homme naturel, impossible parcours. On n’induit pas l’homme naturel à partir du sauvage. Mais, on entrevoit l’homme naturel à travers le Caraïbe – merveille de l’analogie. Celle-ci ne donne pas une connaissance, simplement une entrevue. L’objet de Rousseau, c’est une connaissance philosophique de l’homme. L’étude du Caraïbe n’apporte pas cette connaissance. Elle permet cependant d’entrevoir, comme dans une éclaircie, cet objet.

Selon l’aveu même de Rousseau, l’homme à l’état de nature n’est qu’une hypothèse, semblable en philosophie à celles dont usent tous les jours les chimistes et les physiciens, sans épaisseur charnelle. Il en parle en ces termes : « la supposition de cette condition primitive ». L’hypothèse sert à détruire les erreurs et les préjugés, en particulier ceux, inductifs, partagés par les philosophes et les politiques. Préjugés qui insultent la nature humaine. Passer, par-dessus toute induction, à l’hypothèse d’un état de nature engendre un effet d’éradication. L’hypothèse nettoie le terrain, le désencombre des préjugés qui empêchent de connaître aussi bien la nature humaine que les causes de l’inégalité, le dégage des « obstacles épistémologiques » s’interposant entre nous et la vérité.

Il devient pourtant manifeste que sous sa plume, l’homme à l’état de nature est bien plus qu’une hypothèse ou un  paradigme. Le statut d’hypothèse est affecté d’un tremblé, d’un bougé qui la tire vers l’existence biologique. Cette ambiguïté – à vrai dire géniale – est liée à l’écriture. C’est elle qui produit ce « plus » qui tire l’hypothèse vers la vie. Rousseau, dans le mouvement de l’écriture, parce que c’est un écrivain, et pas exclusivement un philosophe, insuffle la vie à son personnage (l’homme à l’état de nature) comme s’il était tout près de croire à son existence. Comme si, quelques pages durant, sa plume obéissait à son personnage en quête de vie. Bref, l’écriture donne de la chair à cette hypothèse. En tant que philosophe, Rousseau maintient l’homme à l’état de nature dans sa condition d’hypothèse destinée à éradiquer les préjugés sur l’homme, mais en tant qu’écrivain il construit sous sa plume un personnage qui flirte avec l’existence, auquel le lecteur peut être entraîné à croire. La célèbre phrase de Rousseau, selon laquelle l’hypothèse de l’homme naturel permet « de bien connaître un état qui n’existe plus, qui n’a peut être point existé, qui n’existera probablement jamais », s’éclaire désormais. L’hypothèse crée un rapport d’éloignement, d’observation, d’entomologiste, quand l’écriture crée un rapport de sympathie. Improbable dans l’histoire et le monde, l’homme à l’état de nature est pourtant à la fois une vérité philosophique et une réalité littéraire.

Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes constitue le sommet de l’anthropologie philosophique. Il remplit par anticipation le fameux programme de Kant pour qui, à tout le moins dans un passage réputé de sa Logique, toute la philosophie se ramène à l’anthropologie. Dans cette perspective, la  philosophie doit se dissoudre dans l’anthropologie, qui en est l’alpha et l’oméga. En même temps ce programme s’avère dangereux pour la philosophie : si toute la philosophie se ramène à l’anthropologie, et que l’anthropologie devienne une science au sens moderne du terme, alors la philosophie est menacée de se dissoudre dans la science.  Pourtant, c’est autre chose qui est arrivé: l’homme a été enlevé à la philosophie.

Le second discours ouvre un champ nouveau à la philosophie – la connaissance  philosophique de l’homme, l’anthropologie philosophique. Mais ce qu’il aura rendu possible creusera en retour son tombeau : sommet de l’anthropologie philosophique, seuil de l’anthropologie qui deviendra rapidement scientifique, ce second discours est aussi une sépulture. La science s’empare de l’objet dont Rousseau avait fait l’objet philosophique par éminence : l’homme. Le moment Rousseau est donc suspendu entre deux époques : celle qui le prépare (Montaigne, Descartes, Malebranche) et celle qu’il prépare à son insu (l’approche scientifique de l’homme).

 

Robert Redeker

Robert Redeker est un philosophe et écrivain français né en 1954. Agrégé en philosophie, il est chercheur au CNRS. Il est membre du comité de rédaction de la revue Les Temps modernes et de la revue Des lois et des hommes. Parmi ses ouvrages, nous vous conseillons Egobody : La fabrique de l'homme nouveau aux éditions Fayard (2010) et L'Emprise sportive aux éditions François Bourin (2012). Suivre sur Twitter : @epicurelucrece

 

 

Commentaires

Merci Prof Redeker

par Ladislas Katsuba Kinyali - le 2 octobre, 2014


Bonjour,

Peut-être que la science approchera les apparences à une réalité tangible. La philosophie pourrait s’en trouver bouleversée.Mais il y aura toujours à interpréter notre existence quelle que soit le devenir de l’homme; sauf à ce que nous devenions des machines ! Sans doute relativisera t’elle la dialectique de l’anthropologie de la philosophie. Le sens des mots, la sémantique, tel que culture et science, s’interpénétreront et c’est à cet équilibre que nous seront confrontés. Au fonds,peu de changement.La contingence,elle,a ses limites.

Ne disons nous pas  »une poétique des mathématiques », des œuvres fictionnelles, des romans; ne croyons nous pas aussi à des dieux, à des chimères ? Et l’homme,n’est il pas en puissance de devenir, lui-même, dieu ?

Nous sommes dès à présent effectivement suspendus entre deux humanisations, dans un entre deux.Il ne faudrait pas trop faire de nos craintes un bouclier, un repoussoir. Après l’infusion nécessaire,le changement se fera, parce que c’est une des lois de la nature universelle et nous ne pouvons nous y soustraire.

par philo'ofser - le 3 octobre, 2014


 » Ecarter tous les faits  » , n’est-ce pas le propre de l’idéologie , dont Hannah Arendt nous a rappelé qu’elle est , au sens littéral du terme , la logique d’une idée ? Logique poussée jusqu’à l’absurde , jusqu’à l’inhumain , lorsqu’elle est mise en oeuvre par des esprits totalitaires , comme le firent les nazis et les staliniens . Rousseau serait-il alors le père spirituel des idéologues ?

par Philippe Le Corroller - le 3 octobre, 2014


Serait-il absurde d’établir un lien, toute proportion gardée, entre l’hypothèse rousseauiste du  » bon sauvage » et celle du Moïse égyptien de Freud ? Plus psychogénétique que véritablement anthropologique…

par Anna92 - le 6 octobre, 2014


Excellent article de Robert Redeker sur le « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes ». Je cite le titre complet car il éclaire le sens de l’hypothèse anthropologique de Rousseau, laquelle me semble en son fond animée moins par un souci d’ordre scientifique (fonder une connaissance objective de l’homme) que par un souci d’ordre éthique et bien sûr politique (la critique de la société, de l’injustice). Les deux ne sont certes pas incompatibles: Claude Lévi-Strauss rendra d’ailleurs hommage à Rousseau comme précurseur de l’anthropologie. Il n’en demeure pas moins que cette hypothèse initiale de Rousseau, qui le conduit à « écarter tous les faits », lui permet de ne pas rester prisonnier des schémas politiques attestés par l’histoire et de pouvoir en proposer un autre et qu’il va développer magistralement dans son « Contrat Social ». Avec Robert Redeker, j’admets que Rousseau a bien eu une intuition d’anthropologie philosophique, mais c’est précisément l’usage qu’il en fait en philosophie politique qui fait qu’aujourd’hui encore les oeuvres de Rousseau restent vivantes et passionnantes.

par Guillon-Legeay Daniel - le 15 octobre, 2014


Il existe bien une philosophie qui unit connaissance et foi: C’est la philosophie hermétique. Malheureusement elle est souvent rejetée avant même d’être lue.

Je vous signale mon livre paru chez Beya Éditions en 2013 : Défenseurs du Paracelsisme DORN DUCLO DUVAL.Vous pourriez y puiser bien des choses.

Bien cordialement.

par Pr S. Feye - le 26 octobre, 2014



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