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« Attentats » : Le principe irresponsabilité

27/12/2014 | par Patrick Ghrenassia | dans Politique | 8 commentaires

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On a vu récemment ressurgir ce « principe irresponsabilité » à l’occasion des attentats de la veille de Noël dans plusieurs villes françaises : présentés d’abord comme des attentats islamistes commis au cri d’ « Allah Akbar », ces actes ont été vite attribués à des « personnes déséquilibrées », à la folie, à l’alcool (Dijon et Nantes), voire à une crise cardiaque (Glasgow). Bref, la faute à « pas de chance », et à de regrettables « coïncidences ». Le tour de passe-passe n’a trompé que ceux qui le voulaient bien.

De fait, quelqu’un de « normal » ne fonce pas délibérément dans la foule pour tuer des innocents. Quelqu’un de « normal » ne torture pas des enfants, ne viole pas des femmes, ne décapite pas des otages. Quelqu’un de « normal » respecte les lois et les humains. Donc tout acte criminel ou délinquant ne peut qu’être le fait d’un « déséquilibré ». Or un déséquilibré est irresponsable de ses actes et ne peut être tenu pour coupable. Donc un criminel est un déséquilibré donc un innocent. Et personne n’est coupable ; ou, peut-être, vaguement, « la société ». CQFD

Le procédé consiste à séparer l’acte de la personne, et à en attribuer la cause à des agents objectifs : folie, drogue, alcool, accident, manipulation, éducation, entourage, etc., bref, tout ce qui permet de déposséder le sujet de toute responsabilité, et de changer le crime en accident, ou drame, ou attaque malheureuse, ou moment d’égarement, le vocabulaire s’égayant à la recherche de mots neutres.

On obtient ainsi deux figures : soit l’acte criminel devient un accident dû au hasard, comme la chute d’un arbre ou une inondation ; soit l’acte reste condamnable, mais l’acteur en devient comme le spectateur désolé, « malgré lui de son plein gré », assistant impuissant au dérapage de son corps. A la limite, le criminel est présenté comme la première victime de son crime, et suscite parfois plus de compassion que les véritables victimes.

Ce « principe irresponsabilité » est à géométrie variable selon l’intérêt politique du moment. Un néonazi commet un crime raciste, aucune excuse ne lui sera trouvée, et, au contraire, ses motifs seront une circonstance aggravante. Le même crime est commis par un islamiste ? On lui cherchera une enfance maltraitée, une colère contre l’injustice faite  à Gaza, des antécédents psychiatriques, un endoctrinement dont il est victime, un passé de petit délinquant pitoyable, le ressentiment envers une société raciste, etc.

Deux poids, deux mesures, deux interprétations opposées des mêmes faits. Et une incohérence : si est vraie la thèse déterministe qui veut que l’homme en général, et le criminel en particulier, soit le jouet de causes objectives et donc irresponsable de ses actes, elle devrait l’être pour tous les criminels et pour tous les actes.

« Qui devient enragé par la morsure d’un chien, doit être excusé à la vérité… », dit Spinoza (A Oldenburg, le 7 février 1676) Mais il ajoute : « et cependant on a le droit de l’étrangler ». On objectera que cette exécution sans procès n’est pas justice, mais simple protection cynique de la société. Sans aucun doute ! Mais il faut choisir entre, d’une part, un déterminisme qui déresponsabilise et reconduit à un « état de nature » sauvage où chacun « se fait justice », et, d’autre part, une justice qui regarde le criminel, et l’homme en général, en sujets responsables de leurs actes devant la loi. Il faut choisir entre voir tous les méchants, le terroriste comme Hitler, comme de pauvres fous méritant notre pitié, ou comme des responsables de leurs choix et coupables de leurs actes.

Sans responsabilité, il n’est plus de justice. Et « si la justice disparaît, c’est chose sans valeur que le fait que des hommes vivent sur la terre » (Kant, Métaphysique des mœurs, « Doctrine du droit », II, section 1) Car ce ne serait plus des hommes, mais des bêtes ou des machines.

Hans Jonas a écrit Le principe responsabilité (1979), un beau livre pour dire que l’humanité est responsable du sort de la nature qu’elle habite. Voilà bien une noble extension de la responsabilité humaine. Mais qui contraste d’autant plus avec cette triste restriction que j’appelle le « principe irresponsabilité », cette démission morale qui traite les hommes en fous et en déséquilibrés, à l’égal des chiens enragés et des serpents venimeux, et qui, pour d’obscurs motifs où se mêlent lâcheté et calcul, conduit au mépris des victimes et de la justice. Et au mépris, finalement, du criminel lui-même.

Dernière ironie de l’histoire : au nom du « principe responsabilité », l’écologie criminalise le citoyen qui ne trie pas ses déchets ; dans le même temps, le « principe irresponsabilité » innocente le terroriste de masse. Etrange chiasme éthique d’une société schizophrène !

 

 

Patrick Ghrenassia

Professeur agrégé en philosophie, Patrick Ghrenassia enseigne à l'IUFM de l'Université Paris-Sorbonne. Il a également enseigné au lycée ainsi qu'à l'Université Paris-Panthéon-Sorbonne. Intervenant notamment en histoire de la philosophie et en philosophie de l'éducation, il tient le blog "Bac 2013 : La philo zen" sur letudiant.fr. Suivre sur Twitter : @ghrenassia2

 

 

Commentaires

C’est quand même bizarre cette affaire de malades qui presque simultanément opèrent de la même manière. Pourrais-je y voir une provocation politique, une manipulation de cerveaux malades par de sombres manipulateurs tels des agents d’un organisme aussi puissants qu’un État ? Il faudrait être fou pour croire que de telles événements se produisent par la simple volonté d’individus librement décidés… Mais le véritable problème est de savoir qui les manipule et qui les entraîne vers ces actes, qui sont leur commanditaires ou leur gourous.
Qui aurait il intérêt à cela ? Des opposants au gouvernement ? Ou des organisations de terroristes qui n’auraient pas d’autres buts que de se faire encore plus détester ?

par Seyhan - le 27 décembre, 2014


Ça fait du bien de lire ça. À trop absoudre pour folie la justice donne champ libre aux organisations terroristes qui doivent se faire rassurantes en expliquant à leurs recrues que la justice est conciliante parce que juste, même combat.

Il ne faut pas être conscient de sa respiration pour ignorer que tuer est mal. Le geste lui-même témoigne de la capacité de la personne à faire des choix.

Nous sommes tous éligibles pour un déséquilibre mental, quel qu’il soit et cela ne fait pas de ses souffrants des meurtriers. Ceux-là font des choix dont le premier est de se placer sous l’influence de gens malsains.
Si ce que j’écris n’est pas complètement sensé, pardonnez, je suis sous l’influence du respect de la vie.
Louise Vaillancourt
Aucun diplôme

par Vaillancourt Louise - le 27 décembre, 2014


Ne passez-vous pas un peu vite d’actes isolés, commis par des personnes solitaires , au terrorisme de masse , façon Daech ou Aqmi ? Peut-on faire un amalgame entre ces deux types d’actes ? Franchement , je n’en crois rien . Pour affreux qu’ils soient , parfaitement inhumains , les actes de Daech ou d’Aqmi relèvent d’une démarche politique . Croyez-vous vraiment qu’il en soit de même à Dijon et Nantes ? La maladie mentale, ça existe , reconnaissons-le . Après , qu’il y ait des degrés dans la responsabilité et que notre société accorde un peu trop facilement le label  » irresponsable  » , c’est probable . Mais lorsqu’on juge une personne , on passe toujours du général au particulier . Sinon , on se laisse à son tour emporter par la barbarie.

par Philippe Le Corroller - le 27 décembre, 2014


Si lors d’un procès, il y a un avocat pour défendre l’accusé quelques soient ses actes, c’est bien pour plaider qu’un certain nombre de circonstances interviennent dans les actes. C’est pour contrer le procureur qui lui prétendra que l’accusé a agit en toute liberté. Adam Lanza était sous Fanapt par exemple, ce qui n’est pas rien.

par jul - le 29 décembre, 2014


Analyse intéressante sur cette nouvelle forme d’absolution du crime par déshumanisation de son auteur puisqu’appréhendé comme le simple instrument de forces ( sociales, psychologiques…) qui le dépassent…promouvant ainsi en effet un « principe d’irresponsabilité ».
Certes, la « folie » criminelle existe et il faut éviter l’amalgame…Toutefois, est-ce un pur hasard que quelques « loups solitaires » s’inspirent de la logorrhée terroriste ambiante? Je suis d’avis qu’effectivement ce n’est pas anodin si aujourd’hui les psychotiques « décompensent » par ce type de passage à l’acte…

par Amanou Michèle - le 30 décembre, 2014


Lorsqu’un « déséquilibré » commet un acte grave ou meurtrier, les psychiatres sont immédiatement réquisitionnés pour être mis en cause : « Comment ont-ils pu laisser en liberté un individu aussi dangereux ? » (le pronom « ils » n’étant ici pas personnel mais indéfini).
On pourrait parler en l’espèce de « principe de responsabilité (ou d’irresponsabilité) par ricochet ». Il est très souvent employé car il autorise le sujet qui en use à définir rapidement un « responsable-coupable », et d’autre part d’éviter d’avoir à lire l’excellent article de Patrick Ghrenassia et à sombrer ensuite dans une profonde et angoissante incertitude.
Merci à PG de faire vaciller une nouvelle fois ces bastions fragiles que nous empilons sous les coups d’une information brute et continue qui ne laisse que peu de chance à la pensée.

par Roland LEY - le 31 décembre, 2014


[…] y a peu, Patrick Ghrenassia, Jean-Sébastien Philippart et Jean-Michel Muglioni s’étaient interrogés sur les origines du […]

par iPhilo » Charlie Hebdo : Voltaire et le fanatisme - le 7 janvier, 2015


Ce n’était donc qu’une série de préparatifs pour finir de former une opinion politique européenne avec cet attentat du 7 janvier. Pour en faire quoi ?

par Seyhan - le 17 janvier, 2015



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