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Pourquoi Dieudonné ne nous fait pas rire

23/01/2015 | par Jean-Sébastien Philippart | dans Politique | 11 commentaires

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Au lendemain du massacre de Charlie Hebdo, en marge du cortège immense des témoignages exprimant leur soutien au droit le plus absolu de n’être ni menacé ni assassiné pour ses opinions, de nombreux offensés réclamaient leur voix au chapitre. Si l’on peut offenser le sacré au nom de la liberté d’expression, pourquoi ne pas pouvoir à son tour attaquer la sacro-sainte liberté en question ? Avec plus ou moins de colère, d’ignorance, de mauvaise foi, de naïveté ou de haine, le problème, chez les plus jeunes des offensés notamment, s’est posé en ces termes : pourquoi marquer son soutien à Charlie Hebdo et se rallier ainsi aux médias et aux politiques, quand ceux-ci ont ostracisé Dieudonné ? Aux yeux de toute une frange de la jeunesse, il est donc apparu une nouvelle fois criant que le « système » — et les « mains » dans lesquelles il se trouverait — ratifient un deux poids deux mesures lorsqu’il s’agit de s’occuper d’eux-mêmes face aux minorités visibles mais non représentées.

Souvenons-nous. Le 9 janvier 2014, motivée par une circulaire que le ministre de l’Intérieur, Emmanuel Valls, avait publiée, l’interdiction du spectacle de Dieudonné, Le Mur, signée par le préfet de la région où il devait se produire, était jugée légale par le Conseil d’État. Cette décision de la plus haute juridiction sonnait le glas du reste de la tournée du soi-disant humoriste.

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Nommer, c’est dinstinguer les choses

Que M. Valls y ait trouvé quelque intérêt pour sa carrière politicienne n’épuise pas son intention véritablement politique. Car, comme l’a très justement remarqué le député PS invité le 10 janvier sur le plateau de Ce soir ou jamais (« Faut-il interdire les spectacles de Dieudonné ? »), la décision du Conseil d’État répondait en fin de compte à la question : « De quoi Dieudonné est-il le nom ? ». Certes ladite décision s’appuyait sur la « menace à l’ordre public » et l’« atteinte à la dignité humaine », mais tout le monde l’avait compris et pouvait désormais le dire haut et fort : Dieudonné est « antisémite ».

Or, nommer les choses revient à les extraire du caractère diffus ou confus de la situation où peut proliférer la haine. Nommer est de soi éclairant et redistribue les choses dans l’intelligibilité. L’acte de nomination est en ce sens un acte politique au service d’un certain ordre que représente la paix.

Nommer, c’est ainsi distinguer les choses. Mais attention aux mots eux-mêmes : leur usage peut en soi semer la confusion. Nous devons être attentifs lorsque nous délions notre langue à ne pas être totalement dupes des connexions qui s’opèrent quasi mécaniquement quand nous parlons. C’est ainsi qu’au sujet de ce que l’on a appelé l’« affaire Dieudonné » et en vue d’une meilleure intelligibilité, il convient de mettre en question ce qui, dans la précipitation, a paru, pour beaucoup, aller de soi. Le retour sur ladite affaire nous permettra ainsi, dans le même temps, d’éclairer le concept de la liberté d’expression que le massacre de ce mois de janvier 2015 a secoué en profondeur, en lui conférant un nouvel élan qui ne doit cependant pas se rigidifier ou se dissiper en aveuglement et doit pouvoir répondre ainsi à ses proches accusateurs, pourvu qu’ils soient relativement pacifiques.

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Antisémitisme ou judéophobie ?

Le terme d’« antisémitisme » n’est pas adéquat. La haine de Dieudonné n’est pas celle du nazi qui n’est pas elle-même celle du Moyen Âge chrétien. Comme le préconise Pierre-André Taguieff, le terme de « judéophobie » rend davantage compte d’un phénomène qui traverse différents âges sous différentes modalités. Il convient ainsi de se pencher sur ce qui caractérise la nouvelle judéophobie qu’incarne Dieudonné. Sans quoi, il est facile pour lui de se défendre de toute accusation d’antisémitisme, — un terme qui ne devrait désigner que la forme racialiste prise par la judéophobie (le Juif comme anti-race) au cours de la seconde moitié du XIXe siècle.

La judéophobie n’est pas une forme de racisme. L’intentionnalité raciste vise chez l’autre un attribut (fantasmé ou non) à partir duquel s’opère une essentialisation (le sujet est fixé une fois pour toutes comme tel ou tel). L’intentionnalité judéophobe quant à elle vise ce qui lui échappe : l’énigme humaine que fait scintiller l’origine juive.

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La symétrie entre islamophobie et judéophobie tient-elle ?

Contrairement à ce que laisse entendre sa proximité lexicale, le terme « islamophobie » n’est pas le symétrique du terme « judéophobie ». En tant que système de pensée, d’organisation ou de pratiques sociales, on a parfaitement le droit (à tort ou à raison) de trouver l’islam détestable. C’est faire le jeu de l’islamisme (initiateur du pseudo concept) que de considérer qu’être musulman n’est pas un acte de foi mais une origine (impossible à renier). Le fait, par ailleurs, qu’un discours raciste s’empare de l’islamophobie comme d’un paravent pour se donner des airs respectables ne disqualifie pas en soi la clarification (le sens) du terme. Enfin, comme vient de le rappeler judicieusement l’écrivain Olivier Rolin, au beau milieu d’un concert de bonnes consciences tétanisées à l’idée d’être taxées d’islamophobie : quelle honte y-aurait-il à avoir peur d’une branche armée de l’islam se fondant sur des appels sacrés à la violence meurtrière ?

La judéophobie de Dieudonné ne soulève donc pas la question de savoir si l’on peut se moquer du judaïsme (en tant que religion). Profitant de la confusion entre islamophobie, racisme et antisémitisme, l’« anti-système » vise les Juifs en tant que Juifs. « Si l’islamophobie est un racisme toléré par le système, alors, on a le droit d’être antisémite. »

L’amalgame entre antisionisme et antisémitisme n’est pas d’abord le fait des amis d’Israël cherchant à disqualifier leurs adversaires. Ce sont les ennemis d’Israël (les islamistes rejoints par la rhétorique d’extrême gauche dans les années 70) qui l’ont diabolisé en proclamant que l’État juif était un État raciste. Ce sont les ennemis d’Israël qui ont remis au (dé)goût du jour l’accusation moyenâgeuse faisant d’Israël une engeance diabolique. L’élection devient ainsi l’œuvre du Diable : le peuple qui s’est fait passer pour la victime du Mal, victime d’entre les victimes, incarne au fond la malfaisance raciste.

Dira-t-on que Dieudonné, comme point d’orgue médiatique d’un tel mouvement, a déshonoré l’antisionisme (en tant que critique et non comme haine) ? En tout cas, la décision du Conseil d’État devrait pousser nombre d’antisionistes d’aujourd’hui à devoir clarifier leur position. Ce qui constitue un accroissement d’intelligibilité.

En somme, l’on pourrait avancer que la nouvelle judéophobie qu’incarne Dieudonné et les adeptes de sa rhétorique repose sur le mythe du Juif dominateur corrompant la paix des peuples et entre les peuples, par un sionisme diffus comme l’essence même du racisme.

Ceux qui se rendent aux spectacles de Dieudonné — et ils y vont sciemment et nombreux — sont-ils pour autant « tous » judéophobes ?  De la même manière que la judéophobie de Dostoïevski n’est pas celle de Céline, de la même manière qu’entre les paroles et les actes, il peut y avoir un monde, le ressentiment judéophobe peut varier d’intensité selon la situation individuelle ou collective, sociale, culturelle ou politique. Mais les ricanements de la foule à un spectacle de Dieudonné manifestent a minima l’ivresse qu’il y a à transgresser les interdits. Tandis qu’un comique mime la transgression et suscite un léger malaise que le rire tente de couvrir, Dieudonné le tribun — feignant d’être humoriste — s’y enfonce jusqu’à l’obsession, emportant avec lui l’adhésion d’une foule.

Cependant, ne doit-on pas distinguer entre l’attitude « anti-système  » et la judéophobie ? Là encore, il convient d’assumer ce à quoi l’on se raccroche. Les « anti-système » qui versent dans la vision complotiste doivent savoir que cette vision du monde est étroitement liée, historiquement, à la judéophobie.

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La « complotite » et les « anti-systèmes »

Un mot alors sur démocratie et vision complotiste. Comme y insiste Claude Lefort, la démocratie est un régime politique dont le lieu du pouvoir est vide. Autrement dit, le pouvoir n’appartient à personne en particulier et les représentants du pouvoir ne détiennent pas la vérité. Dès lors, l’exercice démocratique ne va pas sans angoisse dans la mesure où les questions débattues ne trouvent jamais de réponses définitives. Corrélativement, le malaise est dû à ce que le citoyen ne peut pas rendre responsable l’un ou l’autre dirigeant de sa situation, puisque personne n’incarne le pouvoir. D’où l’illusion de croire que le véritable pouvoir est exercé dans l’ombre par une société manipulant et fomentant la destruction du monde. Côte-à-côte avec les francs-maçons, ce sont les Juifs que les visions complotistes visent, en reconnaissant dans le langage du ressentiment le caractère insaisissable de ceux qui échappent aux mauvais coups du « système » et en constitueraient ainsi le promoteur.

L’interdiction d’un spectacle ne met-il pas à mal le principe démocratique de la liberté d’expression, renforçant par là les visons complotistes et le besoin pour le ressentiment de se défouler ? Mais le ressentiment n’a pas besoin de prétexte pour empoisonner la vie et le complotiste trouvera toujours de quoi alimenter sa vision délirante. Or il appartient essentiellement à la loi de pouvoir protéger ses citoyens des expressions de la haine visant directement leur personne.

Certes, la pensée ne se déploie pas si elle ne se débat pas avec ses propres préjugés en débattant avec d’autres. Penser librement, c’est toujours penser contre l’autre, sans quoi ne subsistent que des déclarations décharnées enchaînées à leurs principes. S’il est donc parfaitement concevable, contre la loi Pleven, d’accorder la liberté d’expression à des « thèses » révisionnistes ou négationnistes, ce serait dans la stricte mesure d’un débat qui parierait sur l’intelligence et la vérité scientifique. Mais un objet-livre n’est pas un objet-spectacle. On pourrait revenir sur un livre par une lecture critique désamorçant le motif d’incitation à la haine. Au beau milieu d’une foule électrisée par un tribun, par contre, nulle place pour la moindre note critique. En outre, comment empêcher le délire interprétatif du complotiste de se nourrir de vos arguments ?

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Et Desproges ?

Se demander pourquoi Desproges avait le droit de dire (mimer) des « horreurs » sur les Juifs ou la Shoah et non Dieudonné est pure hypocrisie. Le contexte-Desproges dans lequel s’inscrivent ses paroles n’a rien de comparable avec le contexte-Dieudonné que le Conseil d’État a eu le mérite, encore une fois, de rendre explicite en mettant les choses en perspective. Un peu tard, il est vrai.

Toute violence n’est pas haineuse. L’humour noir touche (violemment) au sacré (l’intouchable) en le tenant à distance : sa vertu interdit de cette manière au sacré de nous écraser totalement du poids de sa non-humanité. On ne peut donc prétendre donner dans l’humour quand on est dans le même temps obsédé par la malfaisance juive.

Certes les croyances sont portées par des personnes qui ne sont pas forcément toutes disposées psychiquement ou culturellement à supporter le choc de la satire. Toutefois, plutôt que d’encourager par courtoisie une retenue dans l’humour (à l’encontre de sa nature), il nous paraît préférable de parier sur la capacité de chaque homme à pouvoir, par le biais de l’éducation, prendre distance par rapport à soi ou à sa culture. Sans quoi, on risque d’encourager le culturalisme qui par définition enferme les individus dans leur habitus. Le culturalisme désignant la nouvelle forme du racisme.

 

Jean-Sébastien Philippart

Agrégé de philosophie, Jean-Sébastien Philippart est conférencier à l'Ecole Supérieure des Arts Saint-Luc de Bruxelles.

 

 

Commentaires

Le drame , c’est qu’il n’est pas simple de faire comprendre la différence fondamentale entre des caricatures visant une religion , c’est-à-dire une croyance , un système de pensée, et des appels à la haine visant des personnes . On peut – c’est mon cas – trouver détestable la vulgarité de Charlie-Hebdo et irresponsable sa façon de blesser des croyants dans leur foi , tout en descendant dans la rue pour défendre la liberté d’expression et , plus globalement , les valeurs de la société française , attaquées jusqu’au meurtre . Et on peut , dans le même temps , considérer comme inacceptable qu’un humoriste appelle à la haine contre des Juifs , du simple fait qu’ils sont juifs . En allant même jusqu’à désigner nommément un journaliste de France-Inter . Délits caractérisés , dont on espère bien que la Justice les sanctionnera . Mais ce qui n’est déjà pas simple à faire comprendre à des classes de la société relativement cultivées – Je Suis Charlie , mais je n’achèterai pas leur journal – devient très compliqué si l’on tente de convaincre des Français croyant que la laïcité est leur ennemi.

par Philippe Le Corroller - le 23 janvier, 2015


Pourquoi tourner autour du pot si votre but est de dire qu’il est antisémite ? Dite le bon sang !
Et votre théorie sur l’énigme humaine judaïque est douteuse a vrai dire…
Je n’ai personnellement rien contre des juifs. Mais je suis contre tout les nationalismes. Il faut préciser que les courants fascistes israéliens se confondent avec la religion juive, du fait que Israël est une gouvernance religieuse. L’essence même de l’Etat d’Israël est basée mot pour mot sur la Torah je crois.
Celui donc qui condamne Israël pour ses agissements devient qu’il le veuille ou non antisémite, selon chaque juif, qu’il fut hors d’Israël.
C’est notamment pour cette raison que nombre de personnes susceptibles d’être appelées à rejoindre les terres d’Israël, ne sont pas désireuses d’émigrer. La France en outre a offert à ses ressortissants juifs – c’est souvent eux même qui se définissent en tant que tel avant de se considérer comme français – tout le soutien politique qu’ils auraient pu désirer. Ceci tranche nettement avec les position déjà miterrandiennes de ne pas se plier au lobby juif qui voulait culpabiliser la France pour Vichy, et ainsi faire plier le pays.

par Seyhan - le 23 janvier, 2015


En quoi Dieudonne incite a la haine ? Il y a eu aucun meutre, aucun trouble avec Dieudonne depuis 12 ans. Par contre Charlie le tarif c’est 17 morts, des manif partout dans le monde, des morts meme le surlendemain de la marche. Mais la il n’y pas de souci, il n’y a pas de trouble, il n’y pas de haine c’est la liberte d’expression a la Francaise. C’est beau.

par Olaf - le 24 janvier, 2015


Olaf, malheureusement , la judéophobie fait des victimes en France , les dernières étant les quatre morts de l’hyper cacher . Mais vous n’avez pas tort de vous interroger sur notre conception de la liberté d’expression .Il aura fallu un journaliste néo-zélandais , cité ce samedi matin par France-Inter , pour mettre enfin les pieds dans le plat dans le politiquement correct dans lequel nous baignons tous actuellement . Objet de son étonnement : dix-sept morts à Paris et toute la planète s’émeut ; deux mille au Nigeria , provoqués par Boko Haram , et l’information trouve peu de place dans la presse . Un mort occidental vaut-il plus de cent fois un mort africain , s’interroge le journaliste néo-zélandais.
Sa question est d’autant plus gênante que le massacre provoqué par la secte islamiste fait suite à la couverture du Charlie-Hebdo survivant , qui en remet une couche sur la satire du Prophète . Alors , osons-en une à notre tour : concernant la liberté d’expression , ne sommes-nous pas en train de barboter dans l’idéologie ? Hannah Arendt nous le rappelle : l’idéologie , c’est , au sens littéral , la logique d’une idée , poussée jusqu’à l’absurde , jusqu’à l’inhumain . Or toutes les libertés ont des limites , nous le savons bien : pourquoi la liberté d’expression n’en aurait-elle pas ? Est-il vraiment opportun d’en remettre sur la moquerie à l’égard d’un milliard de croyants , encore et toujours ? Sommes-nous si intellectuellement limités , si franco-français-franchouillards ayant peu voyagé et encore persuadés d’être un modèle pour le monde, que nous ne soyons pas capables de comprendre la psychologie de l’autre ? La fermeté contre le danger islamiste ne nous impose-t-elle pas de dépasser le goût de la provocation systématique, cher aux adolescents ?

par Philippe Le Corroller - le 24 janvier, 2015


Joli discours Phillippe Le Corroller !
Je vous invites à lire ceci pour compléter votre argumentaire sur l’idéologie. Toutefois je soutiens par ailleurs que le politique aujourd’hui est à l’origine des événements objet de commentaires, qu’il m’en coûtât d’être taxés bassement et bêtement de conspirationniste ( ceux qui disent cela croient tout savoir ).

Pascale Casanova
21 janvier 2015

Devenue clef de lecture incontestée de la politique mondiale, la « haine de l’Occident » relève pourtant, non d’une évidence inscrite à même les bombes, mais d’une fabrique discursive qui a ses règles et ses acteurs, et d’une conception idéaliste de l’histoire qui empêche toute réponse politique au terrorisme. Tentative pour rouvrir, sous l’interprétation exclusive du conflit, le conflit des interprétations.

Attentats dans le métro de Londres, juillet 2005. Dans les minutes qui suivent, et comme à chaque fois qu’un événement « fait date », c’est-à-dire qu’un fait politique s’impose à tous dans sa brutalité, transcendant du même coup les limites sociales ou politiques ordinaires pour entrer dans une chronologie qui « fera » l’histoire nationale et internationale, s’ouvre, comme presque mécaniquement, le grand marché du commentaire. La grande machine interprétative, la lutte pour l’analyse la plus reprise, la plus influente, la plus tranchée, la plus provocante, se met en place immédiatement en s’appuyant sur l’univers concurrentiel de la presse. Et chaque affirmation, chaque déclaration, prise de position, interprétation des faits ne prétend à rien moins qu’à la légitimité.

La lutte est serrée, d’autant plus que l’enjeu est immense : contrairement à l’univers littéraire, par exemple, dans lequel la production des discours est vouée à une prolifération sans fin, sans hiérarchie et sans sanction, l’univers politique (au sens large) est orienté vers une pratique. Il ne s’agit pas seulement de comprendre le réel mais d’engager, de soutenir ou de dénoncer une politique en fonction d’une interprétation de la réalité : l’explication des faits qui s’imposera comme la plus légitime donnera un cadre à la politique et aux prises de décision qui tiendront elles-mêmes leur légitimité de l’accord obtenu sur l’interprétation de la réalité.

Mais, on le constate chaque jour, le grand marché du commentaire politique est prodigieusement inégal et les chances d’accès à la légitimité de ces discours interprétatifs sont elles-mêmes totalement dissymétriques. Plus les analyses des faits sont opposées aux politiques réelles et réellement mises en œuvre, plus elles sont rares, improbables et, paradoxalement, politiques. Au contraire, plus elles sont en accord avec la vision dominante du monde, plus elles dépolitisent, neutralisent, dénient l’historicité des faits.

On sait que, dans les années 1840, le jeune Marx luttait contre la conception alors dominante de l’histoire promue par les néo-hégéliens, une « histoire des idées » selon laquelle le monde sensible pouvait/devait être décrit, compris, analysé à travers des « idées » abstraites ou des concepts :

« Ces théoriciens s’en tiennent à l’histoire des idées, détachées des faits et des développements pratiques qui en constituent le fondement » [1].

Outre que cette « chimère théorique » était pour lui une forme d’ethnocentrisme national caractéristique (« Ils dénient tout caractère historique aux actions des autres peuples »), elle privilégiait un mode de pensée intellectualiste. Ce sont pourtant ces « abstractions » qui étaient proclamées « les seules raisonnables, les seules qui aient une valeur universelle ».

Il semble que, dans le domaine de l’analyse des faits et des événements politiques, nous soyons aujourd’hui revenus à une configuration politico-intellectuelle du même type. Une molle histoire des idées paradoxalement déshistoricisées et (soigneusement) dépolitisées, réduisant à des principes abstraits les motivations des acteurs de l’histoire en train de se faire, domine largement ces derniers temps le marché interprétatif et politicien. Ainsi, une « explication » essentialiste, c’est-à-dire non-historique ou, mieux, anti-historique, des motivations des poseurs de bombes se dessine un peu partout comme l’évidence même :

« Car c’est bien un combat contre les démocraties et ce qu’elles représentent — liberté de mœurs, matérialisme, statut de la femme, séparation résolue du spirituel et du temporel — que mènent les petits groupes de terroristes islamistes […] c’est toujours le même ennemi, l’Occident, celui des Lumières. Ce sont les Lumières qui menacent la société à laquelle ils aspirent et qu’ils veulent imposer au monde arabo-musulman : une organisation dictatoriale, dirigiste, fondée sur le refus de séparer la mosquée de l’État […] la haine de l’Occident et de la démocratie survivra à l’évacuation de Gaza »

lisait-on dans Le Monde du 27 juillet 2005. Ainsi, mû par ses seules idées abstraites, et en particulier sa haine de l’Occident, « l’islamiste » n’obéirait qu’à une rationalité minimale et archaïque, figé qu’il serait dans une vision du monde passéiste, aliénée, fermée à toute novation d’ordre politique ou religieux. Cette haine déraisonnable et absurde de l’Occident, est aussi la thèse principale de « l’islamologue » Bernard Lewis, conseiller écouté des néo-conservateurs américains et notamment de Paul Wolfowitz ; pour lui l’Islam entretiendrait une hostilité culturelle, et non pas politique, à l’égard de l’Occident parce que depuis deux siècles « ils » ont perdu leur puissance [2]. Cette très simple et très courte « histoire des idées » est diffusée un peu partout et sous toutes ses variantes :

« There is an essential distinction between us and the suicide bombers, pouvait-on lire récemment dans le Herald Tribune. The suicide bombers perpetuate gratuitous horrors. We do terrible things only when it is necessary to prevent something even worse from happening » [3]

« Nous sommes confrontés à la pire des haines » affirmait il y a quelques semaines Ariel Sharon [4], comme si, renversant le rapport de forces réel et objectif, son gouvernement était devenu simple victime passive de la haine inexpliquée et tout à fait inexplicable des Palestiniens, eux aussi mus par l’irrationalité d’un comportement de haine à l’égard des Israéliens, c’est-à-dire d’un simple sentiment abstrait apparu sans raison — au double sens d’explication et de rationalité — et sans histoire, c’est-à-dire très exactement, sans signification. « L’Occident », victime passive et innocente de la haine active, violente, impitoyable, monstrueuse de l’Islam, attaquée traîtreusement et alors même qu’elle cherche à intégrer toutes ces populations pauvres qui viennent chercher chez elle de quoi survivre, voilà donc la représentation médiatique et politique dominante.

Mais, en opérant ainsi un déni total de l’histoire réelle, c’est-à-dire des conditions sociales et historiques (notamment coloniales) d’apparition des idées et des « producteurs de pensée », comme le dit Marx, on continue à prétendre que les « islamistes » s’attaquent aux Lumières sans leur appliquer les catégories de la raison. Pourquoi est-il si rare, sur le marché de l’interprétation, de les voir considérés comme des êtres historiques ?

Pourquoi, par exemple, ne retient-on le plus souvent que l’idée d’une irréductible « différence » religieuse entre « eux » et « nous », et non pas celle, très rationnelle, d’une révolte contre ce que « nous » leur faisons ?

Pourquoi l’hypothèse d’une cohérence proprement politique (intolérable, terrifiante par son implacabilité même, mais qui n’est peut-être que la mesure précise de l’oppression subie collectivement et depuis si longtemps) est-elle constamment déniée ?

Pourquoi ne pas considérer, parmi d’autres possibilités interprétatives, que ces « musulmans radicalisés », comme dit la presse, sont entrés en guerre contre les occupations militaires (en Irak, en Arabie, dans les territoires palestiniens), mais aussi contre les humiliations collectives, les dénis d’existence, les racismes ordinaires, les alliances militaires, le « droit » international, etc. ?

Pourquoi les mots de domination économique et culturelle (et ceux qui vont avec — colonialisme, impérialisme) sont-ils si peu prononcés par ceux qui prétendent à l’interprétation légitime du « terrorisme » ?

Pourquoi l’entrée en guerre d’une partie du tiers-monde contre un état des rapports de forces politiques (et militaires) qui lui est extrêmement défavorable reste-t-elle très largement inanalysable, au moins dans les lieux de profération des analyses politiques « légitimes » ?

Sans doute parce qu’il s’agit, à court terme, de justifier les politiques engagées. C’est évidemment pourquoi Tony Blair affirme inlassablement qu’il n’y a aucun lien entre la guerre d’Irak et les attentats de Londres.

Plus profondément parce qu’une très puissante machine à inventer insensiblement un adversaire radicalement différent, unilatéralement caractérisé par sa haine, sa violence, son archaïsme et un mode de pensée brutal, c’est-à-dire prétendument irréconciliable avec le nôtre, s’est mise en marche dans tous les lieux de diffusion de la pensée. Cette machine qui se prétend rationnelle est en réalité un instrument très puissant de conservatisme et d’archaïsme intellectuel et politique. La seule véritable régression est là : dans le refus de considérer l’histoire et surtout l’évidence de la réalité écrasante des rapports de domination sous toutes ses formes.

Convenons du moins que l’un des enjeux de la lutte pour l’interprétation des événements politiques pourrait être désormais de ne plus accepter comme recevables ou discutables que les analyses qui ont l’histoire et la politique pour horizon : tenter de restituer une « logique » proprement politique et historique aux effrayantes tueries de Londres ou de Bagdad n’est pas les justifier. Au contraire. Il se pourrait bien que cela soit un moyen de les faire cesser.

p.-s.
Ce texte est paru initialement en octobre 2005 dans la revue Vacarme. Nous le republions avec l’autorisation de l’auteure.

notes
[1] Karl Marx, L’Idéologie allemande

[2] Alain Gresh, « Bernard Lewis et le gène de l’Islam », Le Monde Diplomatique, août 2005, p.28.

[3] Haim Watzman, International Herald Tribune, 29 juillet 2005.

[4] Le Monde, 27 juillet 2005.

par Seyhan - le 24 janvier, 2015


Je suis en accord avec l’essentiel de l’analyse. La rhétorique perverse qui consiste à renvoyer dos à dos, en regard de la liberté d’expression, Charlie Hebdo et Dieudonné, au delà de la question de la mauvaise foi au sens sartrien, ne saurait résister à une réflexion, à minima, conséquentialiste.
Dans un cas en effet, il s’agit de moquer des figures symboliques en vertu du libre exercice de la critique de la religion, appréhendée comme simple idéologie. De l’autre, de nier cyniquement la souffrance extrême éprouvée par des êtres de chair et de sang, de contester leur légitimité à exister en falsifiant l’histoire. Rejet absolu d’un autre, essentialisé et fantasmé. Délire psychotique abreuvé aux sources des théories complotistes . Probable rejeton, d’un désir mimétique porteur d’une logique mortifère aux possibles implications directement meurtrières. Rien à voir, convenons en, avec la visée des caricaturistes massacrés. On peut ne pas en apprécier le bon (ou mauvais goût) mais dont la seule « faute » a été la prise de distance critique et la pratique assumée de la dérision. Pierre Desproges relevait en effet d’une même intelligence de la réalité.

par Amanou Michèle - le 25 janvier, 2015


@ Philippe Le Corroller,

Je ne suppose pas que l’éducation aille de soi. Etant moi-même enseignant dans le secondaire, j’ai cent fois l’occasion de remettre mon ouvrage sur le métier. Mais confronté à des élèves d’origines et de milieux socio-culturels très différents, je ne cède pas à la démagogie multiculturaliste et travaille d’abord à bousculer leurs préjugés en leur transmettant un savoir qui les pousse à reconnaître qu’ils n’y avaient pas pensé.

par Jean-Sébastien Philippart - le 25 janvier, 2015


Votre démonstration repose sur une idée essentielle : être juif ne signifie pas avoir adopté (par naissance ou par conversion) la religion juive. Être juif, dans votre texte a le même sens qu’être noir ou nain ou blond, c’est-à-dire porter une caractéristique intrinsèque à l’être humain. C’est l’idée sur laquelle vous vous basez pour écrire « En tant que système de pensée, d’organisation ou de pratiques sociales, on a parfaitement le droit (à tort ou à raison) de trouver l’islam détestable ». Et pour conclure qu’il n’y a pas de symétrie avec le judaïsme. Parce que l’islam est un système de pensée mais pas le judaïsme.
Cette idée n’est pas souvent clairement exprimée mais est pourtant à la base de la rhétorique courante pour expliquer pourquoi se moquer d’une personne de religion juive n’est pas du tout pareil que de se moquer d’une personne d’une autre religion (islam, chrétien…). Car dans un cas, on se moquerait/insulterait la personne elle-même, dans les autres, on se moquerait/insulterait les choix de vie, de croyance, de tradition de la personne.
Que faite-vous des convertis ? Dans les deux sens d’ailleurs. Une personne ayant grandi dans la religion, tradition, culture juive qui se converti à une autre religion reste t-elle ou non juive ? Et une foi qu’elle a adopté une autre religion, peut-on alors sans heurter personne se moquer de son choix ?
Ce texte transpire le besoin de convaincre avec des « belles paroles », des grandes tournures de phrases qui ne portent pas vraiment de sens, et surtout aucun fait vérifiable et tangible. Ce que je trouve le plus dommage c’est le mépris qui apparaît pour ceux que ne comprendraient pas et qui sont tous nécessairement, pour les besoins de votre démonstration, complotiste.
Arriveriez-vous à croire que l’on puisse être antisionniste mais pas antisémite ni antijudéophobe, ni révisionniste et tout aussi peu adepte de la théorie du complot ?

par Mireille - le 5 février, 2015


« Votre démonstration repose sur une idée essentielle : être juif ne signifie pas avoir adopté (par naissance ou par conversion) la religion juive. Être juif, dans votre texte a le même sens qu’être noir ou nain ou blond, c’est-à-dire porter une caractéristique intrinsèque à l’être humain. »

Justement pas. Etre juif ne renvoie pas à un attribut mais à une question : « Qu’est-ce qu’être juif ? ».

par Jean-Sébastien Philippart - le 5 février, 2015


1-Quelle est votre réponse à cette question ? Est-ce que la réponse « avoir embrassé la religion juive » vous conviendrait ?
2- Est-ce qu’être chrétien ou musulman renvoie à la même question (qu’est-ce qu’être chrétien ? Qu’est-ce qu’être musulman ?)? Et si non, pourquoi ?

par Mireille - le 6 février, 2015


Etre juif est peut-être l’impossibilité de répondre à cette question. Si une impossibilité n’est pas un quelque chose, ce n’est pas rien non plus. Etre juif renvoie donc à une manière singulière d’incarner le fait que notre origine, en tant qu’être humain, nous échappe absolument.

Mais je sais d’avance que ma réponse ne vous satisfera pas parce que votre question attend une détermination que l’être-juif ne peut pas vous donner. C’est en ce sens qu’être juif oblige à penser autrement.

par Jean-Sébastien Philippart - le 6 février, 2015



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