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L’homme irrationnel : choix impossible entre Nietzsche et Kant ?

9/11/2015 | par D. Guillon-Legeay | dans Art & Société | 5 commentaires

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CINEMA : Daniel Guillon-Legeay a vu le dernier film de Woody Allen, L’homme irrationnel. Ce n’est pas tous les jours qu’un professeur de philosophie devient un héros au cinéma ! Notre chroniqueur nous livre sa critique.
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Lorsque Abe Lucas (Joaquim Phoenix), professeur de philosophie, prend son poste dans la petite université de Providence, sur la côte Est, sa réputation de penseur sulfureux l’a déjà précédé. Sans  compter la dépression sévère qui le pousse à se réfugier dans l’alcool. Très vite, il se trouve pris au beau milieu d’un triangle amoureux. Avec Rita (Parker Posey), collègue en mal de compagnie, et Jill (Emma Stone), son étudiante la plus brillante. A la faveur d’une conversation surprise dans un pub, Abe Lucas entrevoit soudain la possibilité de redonner du sens à sa vie… en commettant un crime qu’il estime juste.

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Au cœur de l’univers allenien

Avec L’Homme irrationnel, Woody Allen revient – une fois de plus – sur la question de savoir s’il est possible de commettre un crime en toute impunité et d’échapper aux tourments de la culpabilité et de la damnation. De façon assez transparente, L’Homme irrationnel s’inscrit dans la continuité de Crimes et délits, de Match Point et du Rêve de Cassandre. On le sait, chacune de ces trois œuvres magnifiques apporte une réponse différente à la question posée. Dans Crimes et délits, il s’agit d’apprendre à vivre avec la culpabilité, tandis que dans Match Point, il s’agit au contraire de continuer à vivre dans le déni de celle-ci. En revanche, dans Le Rêve de Cassandre, le poids de la culpabilité entraîne les deux frères complices vers leur propre destruction.

De ce point de vue, L’Homme irrationnel opère une sorte de synthèse : en croyant pouvoir échapper à la culpabilité après avoir accompli le crime parfait, son auteur se laisse cependant piéger par la force irrationnelle de ses sentiments (d’où le titre), ainsi que par sa fascination pour le Mal qu’il avait cru pouvoir convertir en Bien. A cela, il convient d’ajouter que L’Homme irrationnel rappelle certains aspects de Anny Hall (l’irrationalité est au fond de toutes les conduites humaines), ainsi que de Hannah et ses sœurs (comment échapper au désespoir et donner un sens à sa vie ?). Sans conteste, L’Homme irrationnel nous plonge, une fois de plus, au cœur de l’univers allenien. 

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Entre la morale de Nietzsche et celle de Kant, faut-il choisir ?

Le propos du film est d’autant plus piquant que l’homme irrationnel fait profession de rationalité. De fait, cette contradiction interne donne au film son allure et son ampleur : il commence comme une comédie et s’achève comme une tragédie : moins sombre que Match Point et que Le Rêve de Cassandre, mais plus dramatique que Crimes et délits. C’est également dans cette contradiction que résident, selon moi, la force et la faiblesse de L’Homme irrationnel.

D’un côté, en faisant le choix d’un tel personnage, le cinéaste s’octroie une grande latitude pour explorer la question de la liberté envisagée dans son rapport à la responsabilité et à la culpabilité, à travers la confrontation – revendiquée par Abe pour justifier son crime – entre deux types de morale : celle du surhomme nietzschéen, celle de l’homme pur kantien. Là est la force du film. Parce que le personnage principal est professeur de philosophie, il peut concevoir et théoriser rationnellement le sens et la portée de ses actes. Un homme peut-il se placer « par-delà le bien et le mal » pour commettre un crime, s’autoriser d’une quelconque légitimité quand la légalité échoue à confondre un salaud ? Pis encore, lorsque ce salaud est censé faire appliquer la loi au nom de la justice? Autant qu’à Nietzche, Woody Allen songe manifestement au Dostoïevski de Crime et Châtiment et des Frères Karamazov : « Si Dieu est mort, alors tout est permis », référence incontournable pour tous les penseurs existentialistes hantés par le spectre de l’absurde (Karl Jaspers, Albert Camus, Jean-Paul Sartre). Inversement, dans une perspective kantienne, le respect inconditionnel de la loi morale n’est-il pas le meilleur moyen de préserver la pureté du cœur, la paix de l’âme et l’équilibre de l’édifice social ? Un mauvais esprit aurait beau jeu d’affirmer que « si Kant a les mains pures, en revanche, il n’a pas de mains ». Abe  connaît son Hegel, et il sait que « Rien de grand dans l’histoire ne s’est accompli sans passions« . Y compris le crime.

D’un autre côté, le personnage d’Abe Lucas est souvent décrit du point de vue externe (celui de Jill, celui de Rita). A cette première forme de distanciation s’en ajoute une seconde : celle du statut même de professeur de philosophie. Or, si ce mouvement réflexif permet de suivre le redoublement vertigineux inhérent à la conscience morale lorsqu’elle se confronte au réel, il fait perdre au film une grande part de son intensité dramatique, puisque les actes du personnage ne valent que comme illustration de la morale qu’ils sont supposés incarner ou contester. Ainsi, le motif rationnel (incarner une certaine conception de la justice) prend le pas sur le mobile sensible (échapper au désespoir et reprendre goût à la vie).

De la sorte, le crime commis est à la fois posé et dilué dans la lumière de la justification a priori. Dans Crimes et délits, Match Point, Le Rêve de Cassandre, les personnages sont mus par des mobiles sensibles (qu’ils estiment valables) et, en même temps, troublés par les conséquences morales de leur acte. Ils sont, pourrais-je dire, comme « poussés au crime » par la logique aveugle de leurs passions égoïstes. Et c’est précisément ce déchirement intérieur  qui leur confère leur humaine densité. Dans L’Homme irrationnel, l’assassin agit prétendument au nom d’un idéal désintéressé (la justice pour autrui), sans comprendre qu’il est en réalité le jouet de son propre mal-être. Le professeur de philosophie excelle peut-être à manier concepts et doctrines, mais il échoue à sonder son âme et, plus encore, à faire preuve de sagesse pratique dans sa vie personnelle. De ce point de vue, il me semble que le ton adopté de la comédie – du moins, jusqu’à son point basculement vers le drame – dessert quelque peu le propos général du film.

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Tragi-comédie éblouissante et fable métaphysique divertissante

Il est vrai que Woody Allen oppose à l’hyper intellectualisme du personnage l’irrationalité des affects violents : ceux de l’amour, ceux de la mort (au passage, il n’est pas rare d’entrevoir, dans l’œuvre du cinéaste new-yorkais, le couple éternel d’Eros et Thanatos). Mais que l’on prône telle doctrine plutôt que telle autre ne change rien à l’affaire ; en définitive, seule compte la force des sentiments. L’irrationalité vient à bout de l’homme qui fait profession de rationalité. Ainsi, l’expérience vécue contient en elle-même sa propre justification. L’hypothèse est amusante et séduisante pour faire un film tragi-comique ; mais est-elle convaincante ? Ne pêche-t-elle pas dans son principe, qui est d’admettre préalablement ce qu’elle prétend ensuite démontrer, à savoir que la philosophie n’aide nullement à vivre ?

Il faut tout le talent de Woody Allen pour aborder ce sujet grave avec grâce et légèreté. Et pour faire observer in fine le paradoxe suivant : si la morale héroïque du surhomme nietzschéen est intellectuellement créatrice, elle n’est pas concrètement applicable ; à l’inverse,  si la morale kantienne est en son fond passablement conformiste, elle reste peut-être la seule dont nous soyons réellement capables. Mais, dans le même temps, la désinvolture affichée par l’auteur à l’égard d’un sujet si grave peine parfois à convaincre. Mais, clairement, Woody Allen n’est pas de la trempe d’un cinéaste tel que Luchino Visconti par exemple : dans Le Guépard (1962), et surtout, dans L’Innocent (1976), le maître milanais nous laisse apercevoir la possibilité d’une toute autre morale, d’essence aristocratique et impitoyable pour les faibles. Le conformisme est-il la seule option possible ?

En tout état de cause, il demeure que Woody Allen, tant par son savoir-faire indéniable que par son incroyable vitalité, nous entraîne avec grâce et élégance dans un abîme de perplexité et de réflexion. Dans une époque où la question morale est souvent la portion congrue des préoccupations mises au premier plan, il est heureux qu’un tel film soit largement diffusé et qu’il reçoive un accueil très favorable. L’œuvre de certains cinéastes contribue à nourrir notre esprit autant qu’à réjouir notre regard ; sans aucun doute possible, Woody Allen est de ceux-là.

Woody Allen, notre frère.

 

D. Guillon-Legeay

Professeur agrégé de philosophie, Daniel Guillon-Legeay a enseigné la philosophie en lycée durant vingt-cinq années en lycée. Il tient le blog Chemins de Philosophie. Suivre sur Twitter: @dguillonlegeay

 

 

Commentaires

(Si vous n’avez pas vu le film et que vous en avez l’intention, évitez, peut-être, de lire ce qui suit)

Bonsoir Monsieur Guillon-Legeay,

La hasard fait bien les choses : à peine sorti du cinéma où j’étais allé voir L’homme irrationnel, la newsletter d’iPhilo me conduit vers votre article que je n’avais pas encore vu ! Justement, n’est-il pas aussi question du hasard dans ce film ? Hasard qui semble se surajouter aux « justices » dont il est question tout au long du film : celle, boiteuse, du domaine juridique et celle, tout aussi boiteuse au final, d’un homme qui semble être abandonné par la chance (son passé, la façon dont il meurt, les aléas accompagnant son soi-disant crime parfait) ou ne plus savoir la saisir quand elle se présente à lui (une nouvelle vie possible à l’université de Providence, des étudiants qui l’adorent, deux prétendantes…) ! Le choix de Woody Allen de réifier ce hasard dans une lampe de poche est assez génial je trouve ! Comme quoi, il n’est de contrôle absolu que dans une volonté qui se fourvoie.

Je suis d’accord avec votre analyse du film. Pour ma part, j’ai ressenti avec beaucoup de force la question de l’égoïsme. J’ai vu dans Abe Lucas, un homme que le savoir n’aide plus sauf au moment de légitimer son acte (peut-être en sait-il trop ?). Tout se passe comme si il piochait dans la somme de son érudition, une doctrine capable de rétroagir sur la chaine causale. Mais ce n’est pas la philosophie qui le conduit au meurtre, mais plutôt une sorte de pulsion vitale dont la manifestation concrète se trouve, paradoxalement, dans le fait de tuer quelqu’un. Il s’invente une cause et s’arrange avec la morale après. L’existentialisme et sa théorie de l’action ont donc bon dos ! Je m’attendais, d’ailleurs, à ce qu’Abe ressente de la culpabilité après avoir tué le juge. Mais pas du tout ! J’ai compris par la suite que mon attente était quelque peu conventionnelle. Le film devait justement se démarquer des œuvres précédentes et des attentes « classiques ». Cette non culpabilité est d’ailleurs sans faille ! L’alibi intellectuel qu’il déploie pour justifier son crime n’est qu’un simulacre, un reflet de l’égoïsme qui l’a conduit à agir ! D’ailleurs, il trahit cette réalité quand il avoue tout à Jill et énumère les effets positifs que cet acte ont eu sur son existence. Il ne s’agit que de lui. La pauvre femme qu’il prétend aider n’est qu’un prétexte.

Ce dernier point renvoie aussi, selon moi, au thème de la conciliation entre théorie et pratique. Pour ne pas déboucher sur du pur « blabla », le savoir philosophique doit être un minimum connecté à l’action. Mais une action ne peut se prévaloir du savoir qui l’engendre que si celui-ci l’irrigue avant, pendant et après son accomplissement. Dans le cas contraire, on abandonne la performativité philosophique au hasard.

Malgré les nombreuses réflexions que ce film invite à avoir, j’espère que le public n’en retiendra pas que les philosophes s’arrangeraient systématiquement avec le savoir pour justifier des actes discutables voire abjectes, ou, dans des cas moins sordides, pour avoir raison ! Mais faisons confiance à l’esprit critique !

Merci pour votre article et bonne soirée !

par Julien De Sanctis - le 9 novembre, 2015


Cher Julien,

Le hasard? Oui, bien sûr! Il est un élément important du film: il tient lieu de justice immanente. C’est une façon de dire que les calculs rationnels les plus élaborés omettent toujours la part de l’imprévisible, autrement dit l’ordre des choses qui ne dépendent pas de nous. Truc classique que l’on trouve dans tous les bons polars. Le hasard réifié dans une lampe de poche? Oui. Le grand Woody peut se permettre ce genre de pitrerie cinématographique… puisqu’elle fonctionne!

Sur le thème de l’égoïsme et de la culpabilité, je suis d’accord avec vous. Je ne m’y attarde pas, puisque j’ai dit l’essentiel dans l’article: les motifs invoqués ne correspondent pas aux mobiles réels…

Merci pour votre commentaire.

PS: Le début de votre message prouve que la toute récente newsletter de iPhilo a commencé à fonctionner. C’est super! Bravo Alexis F.

DGL

par Guillon-Legeay Daniel - le 9 novembre, 2015


Merci pour cette critique intéressante. Il se trouve que, moi aussi, j’ai vu le film hier soir.
Je partage votre… insatisfaction pour le film, tout en trouvant qu’il est une étude ? démonstration ? exploration ? virtuose de la conscience de l’individu moderne (au sens de l’être conscient, volontaire, opposé au sujet divisé qui n’est pas autofondateur), sujet de prédilection de Woody depuis toujours, je crois (mais je n’ai pas vu ses films « sérieux » préférant de loin les films où il s’interroge de manière toute aussi virtuose, sur le statut de la fiction dans notre bas monde. Il se trouve que ces films sont souvent des comédies dramatiques au sens noble.).

Pour la culpabilité : quelques part dans les Midrash ? il est dit que lors du premier meurtre, au moment où Abel a été en position d’occire son frère, il a vu se dresser l’image de son père, Adam, prostré à cause des conséquences de l’acte qu’il s’apprêtait à faire. Cette vision a arrêté sa main. Caïn, par contre, n’a pas vu cette image dans son âme et conscience…
La Genèse continue pour mettre dans la bouche de Caïn la plainte que son acte, sa « faute » est trop lourde à porter, le condamnant à errer, déraciné, sur un sol qui ne le nourrira plus, loin du visage de Dieu.
Caïn, pourtant, ne ressent pas plus de culpabilité pour son acte que.. Abe…(« Abe » pour évoquer « Abraham » ? « Abel » ?
Mais il est tout de même intéressant de noter que dans le Décalogue, le « tu ne commettras pas le meurtre » arrive très tardivement derrière les invitations à honorer Dieu, à respecter le Shabbat, par exemple.

Woody examine dans le détail, de manière vivante, la manière dont la nouvelle cosmogonie continue à façonner nos consciences. (A ce titre, je crois qu’il n’est pas souhaitable de taxer Abe d’égoïsme, mais de le montrer façonné par l’égocentrisme… cartésien. Pourquoi choisir un mot porteur de jugement, quand un mot qui ne porte pas de jugement fait aussi bien l’affaire ?)

Je crois que Descartes, comme Kant, fait appel à la… tradition (les conventions ?) pour dicter le comportement social, qui comprend cette invitation du Décalogue de s’abstenir du meurtre, quelles qu’en soient les… raisons… (Se souvenir que « la raison » et « les raisons » ne sont pas synonymes.)

Selon Woody, tout de même, la conscience d’Abe est très floue. Sans limites ?
Un égocentrisme sans limites ?
Au début de l’histoire, Abe se débat dans un mélasse qui POURRAIT nous faire penser à l’inhibition qui serait celle de Hamlet, lui aussi sommé de commettre le meurtre d’une crapule incestueux, usurpateur, et meurtrier, pour couronner le tout. Mais Abe n’est pas Hamlet du tout, et notre monde n’est pas celui de Shakespeare.
Abe va réaliser ce meurtre afin de se donner une nouvelle érection, et un nouveau désir de vivre. Pour une perversion, (ce n’est pas la voie de la Genèse) c’en est un.

par Debra - le 9 novembre, 2015


Chère Debra,

Je vous remercie pour votre commentaire inspiré. Sans reprendre chacun des points que vous évoquez et que je vous accorde bien volontiers, j’aime assez votre dernière remarque 🙂

par Daniel Guillon-Legeay - le 11 novembre, 2015


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