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De quoi André Glucksmann est-il le nom ?

12/11/2015 | par Philippe Granarolo | dans Philo Contemporaine | 5 commentaires

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Un philosophe essentiel pour les hommes de ma génération vient de tirer sa révérence. Rappeler les grandes étapes de l’itinéraire d’André Glucksmann relève sans doute d’un devoir de mémoire. Mais retracer cet itinéraire, c’est aussi baliser un parcours qui est peu ou prou celui de quelques-uns des penseurs les plus importants des cinquante dernières années, et saisir l’occasion d’esquisser le  bilan d’un moment charnière de notre histoire.

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Les pièges de l’antinazisme

Reprocher à un penseur ses évolutions, voire ses retournements, est une entreprise vaine et qui est en contradiction avec la nature de la philosophie. Il n’y a que les idéologues qui peuvent s’accrocher d’un bout à l’autre de leur vie aux mêmes certitudes, confirmant l’irréfutable diagnostic nietzschéen : « Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou ».

Si André Glucksmann a pu donner l’impression d’avoir « retourné sa veste », c’est tout simplement parce qu’il fut victime, comme la majorité des hommes de sa génération 1,  d’une idéologie perverse et redoutable, dont Alain Badiou (qui s’est précisément acharné sur Glucksmann ces dernières années) est le dernier dinosaure : l’idéologie communiste. Nous pouvons comprendre, avec le recul dont nous disposons aujourd’hui, la séduction opérée par l’idéologie communiste sur un jeune philosophe d’origine juive né en 1937, dont la mère, active militante d’un réseau de résistants, fut contrainte à vivre dans la clandestinité ainsi que son jeune fils. Pour André Glucksmann, l’adhésion au Parti Communiste apparut comme une évidence. On ne pouvait, et tel fut le piège pervers dans lequel tant d’intellectuels tombèrent, être antifasciste qu’en étant procommuniste. Même l’admiration qu’il vouait à Raymond Aron, dont il fut l’assistant à la Sorbonne, ne fut pas un vaccin suffisant !

Cet engagement à l’extrême-gauche se poursuivit par un passage chez les maoïstes, passage qui permit à beaucoup de conjuguer illusoirement antistalinisme et communisme, l’ange Mao poursuivant après le Dieu Staline l’entreprise d’envoûtement de toute une génération. Le maoïsme est parfois perçu comme l’une des dernières illusions des victimes de l’idéologie communiste. Ne fut-il pas en réalité pour beaucoup une transition leur permettant de s’éloigner du Parti Communiste tout en s’accrochant aux fantasmes de leur jeunesse ? En renversant habilement, avec Daniel Cohn-Bendit, une maxime léniniste, ces soixante-huitards virent dans le communisme « la maladie sénile du gauchisme ».

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Enfin la philosophie

Mais à moins de s’appeler Badiou, on finit par ouvrir les yeux, ce que fit Glucksmann en compagnie de ceux qu’on qualifia de « nouveaux philosophes » : pour ne citer que les principaux, Bernard-Henri Lévy, Philipe Nemo, et Jean-Marie Benoist, prématurément disparu (qui s’annonçait comme le plus prometteur du groupe). L’expression « nouveaux philosophes » fut en réalité une dernière victoire de l’idéologie communisante : ces jeunes penseurs n’étaient nullement des « nouveaux » philosophes, mais tout simplement des philosophes qui avaient tourné le dos à l’idéologie monstrueuse dont ils découvraient (un peu tardivement) qu’elle n’était que la sœur jumelle de l’idéologie nazie.

La cuisinière et le mangeur d’homme (1975) fut pour Glucksmann et pour ses lecteurs un livre majeur, dont le sous-titre était particulièrement explicite, « Essai sur l’État, le marxisme et les camps de concentration ». L’auteur y avouait sa dette envers Soljenitsyne et son Archipel du Goulag publié un an auparavant. Très médiatisés, avec en particulier un passage mémorable chez Bernard Pivot dans l’émission Apostrophes, les « nouveaux philosophes » furent souvent raillés par les rares intellectuels français qui pouvaient se vanter de n’avoir jamais succombé aux sirènes marxisantes (Raymond Aron, Marcel Gauchet, Gilles Deleuze, etc.). La distance qui nous sépare de ce moment si proche et pourtant si lointain nous oblige à reconnaître que les railleurs n’avaient pas tout à fait raison : qu’une génération de philosophes ose enfin dénoncer sans nuance le système totalitaire qu’ils avaient stupidement vénéré fut un moment important de notre évolution. Juger que ces philosophes « tiraient sur des ambulances » est erroné : il fallut la chute du mur de Berlin, la découverte des abominations commises par Pol-Pot (qui connut lui aussi son heure de vénération chez certains de nos « intellectuels »), la conscience des horreurs du maoïsme, de ses gigantesques hécatombes et de son laogaï, pour qu’enfin le sinistre amalgame antifascisme-procommunisme vole définitivement en éclat 2.

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Ouvrir les yeux

Ceux qu’on appelle à tort « nouveaux » philosophes se lancèrent alors dans une vaste entreprise généalogique destinée à éclairer l’énigme qui avait conduit de systèmes philosophiques aux ambitions généreuses aux univers concentrationnaires. Le livre de 1977 Les Maîtres Penseurs  fut de loin la plus réussie de ces entreprises, mais l’aura médiatique dont bénéficiait (déjà …) Bernard-Henri Lévy et sa Barbarie à visage humain, sorti la même année, occulta les mérites de Glucksmann. Les hiérarchies inversées sont une spécialité nationale, et il faut souvent un siècle pour remettre à l’endroit la pyramide des artistes et des penseurs.

Glucksmann ne cessa jamais d’interroger l’aveuglement de sa jeunesse, jusqu’en 2006 avec Une rage d’enfant, le seul ouvrage autobiographique qu’il nous laisse. Ce qui caractérise son itinéraire est une capacité exceptionnelle à s’emparer d’événements politiques qui engendrent si souvent des débats pauvres et stéréotypés, pour alimenter à partir d’eux une réflexion de haut niveau. Ainsi l’affligeant slogan des pacifistes ouest-allemands « Plutôt rouges que morts » l’incita à écrire La force du vertige (1983), belle réflexion sur les absolus qui doivent orienter nos choix. Ainsi les attentats du 11 septembre 2001 qui lui donnèrent l’occasion d’écrire un superbe Dostoïevski à Manhattan (2002), et la campagne présidentielle de 2008 qui le vit s’engager auprès de Nicolas Sarkozy donna naissance à Mai 68 expliqué à Nicolas Sarkozy (2008). J’arrête là une liste qui peut aisément être complétée.

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Une morale camusienne

L’un de ses ouvrages les moins médiatisés, Descartes c’est la France (1987) me semble constituer un moment important de son parcours. C’est dans cet ouvrage que pour la première fois Glucksmann jeta les bases de ce qu’on pourrait appeler une « morale minimale » ou « morale négative ». J’entends par là une morale d’inspiration camusienne fondée sur les mots du personnage de La Peste Tarrou, à qui Camus fait dire : « J’ai décidé de me mettre du côté des victimes, en toute occasion, pour limiter les dégâts ». On peut reprocher à Glucksmann d’avoir insuffisamment affirmé sa dette à l’égard de Camus en ce domaine. Dans Descartes c’est la France, Glucksmann jette les bases de cette morale négative qui cherche à définir le Mal sans définir le Bien.

Mise en pratique par le philosophe, cette morale lui permit de réaliser l’exploit de réunir sur le perron de l’Élysée Jean-Paul Sartre et Raymond Aron, militant avec lui en faveur de l’opération « Un bateau pour le Vietnam » destinée à sauver de la mort les boat people vietnamiens fuyant le régime communiste 3.

De 1987 à 2015, tous les ouvrages de Glucksmann ont été consacrés plus ou moins directement à la question du Mal, et irrigués par cette « morale minimale » que je viens d’évoquer. Deux de ces livres me semblent se détacher du lot : La troisième mort de Dieu en 2000, et Le discours de la haine en 2004.

Dans le premier, il se demande si c’est l’excès ou le défaut de religion qui entraîne le développement exponentiel du Mal. Parcourant les grandes étapes philosophiques de la question du Mal, le philosophe rappelle que la violence qui nous émeut en dehors de nos frontières a d’abord été la nôtre. Il met ses espoirs dans une morale de la responsabilité : en Europe, et seulement en Europe (l’affirmation serait à nuancer aujourd’hui) les hommes ont pris conscience qu’ils étaient responsables de leur survie. En Europe donc peut naître une nouvelle morale ancrée dans l’humilité et dans la certitude d’une fragilité de la condition humaine.

Dans le second, il dénonce la naïveté qui nous a fait négliger la puissance d’un sentiment qui alimente depuis toujours l’action des hommes, et qu’une idéologie nihiliste tend à gommer du paysage. Le présupposé de toutes les attitudes de complaisance à l’égard de la haine est unique : le réel n’est pas paradisiaque, la réalité ne correspond pas à nos rêves. Or précisément, ce qu’il conviendrait de faire, au lieu de détruire en espérant accélérer la venue d’un paradis sur terre, c’est d’apprendre à mieux vivre et à s’accomplir dans le réel tel qu’il est. C’est le monde, en définitive, que déteste l’homme au cœur plein de haine. C’est le monde qu’il doit apprendre à aimer. La haine, cet « hiver du cœur » (Victor Hugo), ne pourra être combattue que si elle est identifiée 4 et qu’on parvient à détruire ses racines les plus profondes.

En qualifiant la haine de « butée et brutale, mais surtout bête à mourir » 5, Glucksmann, tout en établissant un lien entre son livre de 1985 La Bêtise et sa réflexion de 2004, insistait une fois encore sur l’urgence de cette morale minimale à laquelle il a consacré plus de la moitié de sa vie de philosophe.

On me permettra de laisser le dernier mot à Pascal Bruckner affirmant, au début de l’hommage qu’il rend aujourd’hui à Glucksmann dans les pages du Figaro, que le philosophe était « en état d’indignation permanente », et d’avouer ma préférence à l’indigné Glucksmann sur l’indigné Stéphane Hessel 6.

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(1) Il faudra un jour rendre l’hommage qu’ils méritent aux rares philosophes français de la seconde moitié du XXe siècle qui n’ont à aucun moment de leur vie cédé aux sirènes communistes (je m’honore d’en faire partie).
(2) J’ai eu la preuve tangible que rompre avec le communisme au début des années 1970 était loin d’être une position confortable. En organisant dans ma commune, en 2004, un colloque et une grande exposition destinés à célébrer le quinzième anniversaire de la chute du Mur de Berlin, je me suis trouvé en butte à une campagne de calomnie et d’hostilité dont je n’avais pas anticipé la violence. Je découvris avec stupéfaction que dénoncer la barbarie communiste en 2004 restait un acte scandaleusement iconoclaste, ce qui m’amena à regarder avec une sympathie nouvelle les « nouveaux philosophes » des années 1970. Les panneaux de l’exposition « Le communisme : l’autre barbarie du XXe siècle » sont visibles sur mon site Internet à l’adresse suivante : http://www.granarolo.fr/medias/exposition-tous-les-murs-ne-sont-pas-tombes.html
(3) Quatre ans auparavant, en 1975, Jean Ferrat ironisait sur l’inquiétude que manifestait Jean d’Ormesson à propos du sort des vietnamiens après la victoire communiste (« Ah Monsieur d’Ormesson, Vous osez déclarer Qu’un air de liberté Flottait sur Saigon »). En bon militant communiste, Ferrat considérait sans doute qu’il ne fallait pas « désespérer Billancourt » et que le devoir des artistes et des intellectuels était de laisser croire que les vietnamiens étaient tout proches du paradis grâce à la victoire d’Hô Chi Minh. On peut être un chanteur talentueux et ne jamais avoir mis sa montre à l’heure …
(4)  À la fin du Discours de la haine, Glucksmann propose sept critères permettant d’identifier la haine (p. 230-234).
(5)  Le discours de la haine, op. cit. p. 234.
(6) Ultime remarque qui me permet de faire signe en direction de l’un des derniers ouvrages publiés par mon ami Jean-François Mattei, L’Homme indigné, Le Cerf, 2012.

 

Philippe Granarolo

Docteur d'Etat ès Lettres et agrégé en philosophie, Philippe Granarolo est professeur honoraire de Khâgne au lycée Dumont d'Urville de Toulon et membre de l'Académie du Var. Spécialiste de Nietzsche, il est l'auteur de plusieurs ouvrages, notamment Nietzsche : cinq scénarios pour le futur (Les Belles Lettres, 2014) . Nous vous conseillons son site internet : http://www.granarolo.fr/. Suivre surTwitter : @PGranarolo

 

 

Commentaires

Totalement d’accord avec votre bel hommage à l’homme qui sut réunir Aron et Sartre pour défendre les boat-people du Vietnam , victimes de communisme . Juste un petit regret : peut-être auriez vous pu citer Jean-François Revel parmi  » les rares intellectuels français qui pouvaient se vanter d’avoir résisté aux sirènes marxisantes  » . Mais il est vrai que c’était d’abord un journaliste , profession dont se méfient souvent les universitaires ! Et permettez moi une question : ne pensez- vous pas qu’Alain Finkielkraut , aujourd’hui bouc émissaire de certains « progressistes  » auto-proclamés , est celui qui incarne le mieux la figure du philosophe intranquille ,  » en état d’indignation permanente » ? A défendre contre  » la bêtise  » , ici et maintenant, plutôt qu’à le couvrir de louanges lorsqu’il aura rejoint Socrate .

par Philippe Le Corroller - le 12 novembre, 2015


Le pb de Badiou est d’être un communiste platonicien. Son biais est essentiellement celui de la philosophie. Celui de ce texte, comme le montre sa conclusion en coup de pied de l’âne, est d’être orienté par la mauvaise foi (qui rappelle justement la grande époque stalinienne).

par Jacques Bolo - le 14 novembre, 2015


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D’autres intellectuels n’ont jamais «  marché » avec le communisme réel, fussent-ils jeunes. Pourquoi sont-ils oubliés, quand une génération de figures médiatiques tire gloire de ses erreurs ?

par Wanderer - le 12 août, 2020



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