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Les mots du Prince ou comment dire l’état d’urgence

10/04/2016 | par Jean-Louis Fournel | dans Politique | 4 commentaires

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S’il est une chose sur laquelle existe un accord dans les travaux sur Machiavel, un des rares point pourrait-on même dire qui soit consensuel au fil des dizaine de milliers de pages écrites par la critique machiavélienne depuis la première parution du Prince il y a près de cinq siècles, c’est l’efficacité particulière de la prose du Florentin. Que ce soit pour la regretter ou pour s’en étonner, pour l’admirer ou pour l’analyser, presque tous les lecteurs attentifs de l’opuscule, de tout temps, ont mis en évidence la spécificité de cette langue qui se déploie de façon si directe, avec une évidence et une immédiateté qui nous surprend toujours et peut parfois nous heurter. Une langue qui, tout en partageant bonne part de ses références textuelles (de Tite Live à Plutarque) avec les humanistes du Quattrocento, n’est pas l’héritière de la prose des chanceliers cicéroniens de la Florence républicaine (ne serait-ce que parce qu’elle se dit en langue vulgaire et non en latin). Une langue qui “détonne” par rapport à la langue vulgaire du passé proche, celle de la petite cour de Laurent le Magnifique, mais une langue qui, en revanche, n’est pas sans rapport avec la langue matérielle et charnelle des citoyens-marchands qui ont recommencé massivement à parler et écrire sur la politique et l’histoire du temps présent depuis la chute de Pierre de Médicis au début du mois de novembre 1494, mais qui, pour la plupart, arrêteront de le faire après la chute de la république en 1530. Avant même que l’on ne considère la provocation qui caractérise le contenu de son propos, la première rupture provoquée par Machiavel tient peut-être à la distance créée ainsi par rapport à ses lecteurs, à partir de 1532, une distance qui n’éloigne pas mais qui captive, qui capture et suscite l’attention, grâce à la tension continuelle d’une phrase suivant laquelle l’auteur ne laisse pas au lecteur le temps de souffler, allant de l’avant inéluctablement tout en tentant (sans y parvenir vraiment, heureusement) de contrôler l’ensemble des effets de son discours.

La langue adoptée semble devenir ainsi le pendant de l’état d’urgence dans lequel se trouve la pensée politique à Florence au tournant des XVe et XVIe siècles, en un moment où les républicains florentins sont désespérément en quête, depuis 1494 et le début des guerres d’Italie, d’un équilibre harmonieux entre vieilles pratiques de gouvernement et nouvelles solutions institutionnelles qui permettent à la cité de faire face aux aléas de l’histoire du temps présent.

Avant d’entamer la rédaction du Prince, entre l’automne et l’hiver 1513, Machiavel s’est formé politiquement (il le dira lui-même dans sa correspondance) à l’école de la chancellerie florentine. Là, il a pris l’habitude d’écrire beaucoup et d’écrire vite : ses “écrits de chancellerie et de gouvernement” comportent des milliers de pages relevant tour à tour de la simple information succincte ou de l’analyse, de la description ou de l’instruction, de la longue relation d’ambassade mise sur le papier a posteriori ou des dépêches rédigées dans l’urgence [2]. L’ensemble de ces écrits constitue le véritable creuset dans lequel s’effectuera la composition des données et des analyses d’où s’écoulera la matière en fusion du Principe . De ce fait, la “longue expérience des choses modernes”, rappelée dans une célèbre phrase de la lettre de dédicace au Prince, fut aussi l’expérience d’une forme d’écriture et d’un rôle assigné à l’écriture dans le processus qui conduit de l’analyse à la décision puis, enfin, à son application – du diagnostic au remède pour reprendre une métaphore médicale fréquente chez Machiavel. L’écriture était alors censée orienter ou transmettre, jour après jour, les décisions des maîtres de Florence ; l’efficacité dépendait directement de la clarté, de la condensation et de l’acuité du propos du Secrétaire.

Machiavel reste souvent désigné dans la littérature critique comme “le Secrétaire florentin” : la périphrase est devenue un lieu commun commode, une appellation souvent complaisante, qui, à l’occasion, sent quelque peu le souffre et renvoie à des pratiques de cabinet – pratiques toutes de dissimulations, de leurres et de ruses. Le surnom pourrait être repris dans un autre sens en lui faisant souligner que ce qui est ainsi premier, outre l’article défini qui fait de l’intéressé “le” secrétaire par antonomase, c’est bien que Niccolò est qualifié comme un homme de l’écrit et d’un écrit qui est à la fois, en même temps, indissociablement, pratique quotidienne de gouvernement, outil de la réflexion et instrument de la construction d’un point de vue sur la “vérité effective de la chose”, de la chose politique bien sûr. Notre hypothèse est en effet que les caractéristiques fondamentales de l’écriture du Principe (celle des Discorsi – et a fortiori celles de l’Arte della guerra et des Istorie fiorentine – mériteraient à cet égard probablement un jugement plus nuancé) ne sont pas radicalement différentes de celles des écrits de chancellerie parce que leur matrice est la même. Ce qui est premier dans ces écrits fonctionnels trop souvent délaissés comme dans le chef d’oeuvre de la littérature politique de la Renaissance lu et relu, traduit et retraduit, c’est le temps court de l’écriture, le rythme d’une prose qui veut passer dans des actes le plus rapidement possible, voire se faire elle-même acte, directement, comme si seule la fonction conative du langage avait une quelconque importance. C’est ce rythme qui donne au texte un ton si particulier, une véhémence qui ne s’embarrasse pas de circonlocutions parce qu’il s’agit bien de mettre à nu le coeur du sujet traité, immédiatement, c’est-à-dire sans la médiation et la transfiguration d’une langue qui envelopperait les faits dans des voiles illusoires et séducteurs. Machiavel n’entend pas ici “épater le bourgeois” mais hâter un phénomène de compréhension, une prise de conscience de ce qui est vraiment important, une formalisation d’une nouvelle hiérarchie des paramètres de la politique.

Dès lors, la force impétueuse de l’expression langagière est le pendant de l’impeto de la crue de la fortune dans le chapitre XXV (et a pour but d’être un des moyens de construire les digues nécessaires et de “remparer” le territoire de la politique florentine au moment où il est encore temps de le faire) ; la brutalité du propos est le contrepoint de la violence des nouveaux conflits (grâce à une mise en évidence du bon usage des cruautés, la pensée de la force, comme dynamique mesurable, et de la puissance, comme mécanique quantifiable, peut ainsi l’emporter sur le simple constat accablé ou la plainte mélancolique et élégiaque face au déploiement de la violence) ; la concentration iconique de l’image ou la rapidité de la formule sont les correspondants de l’accélération de l’histoire engendrée par les guerres incessantes ( dans ce cadre, les métaphores multiples ont pour but de traduire immédiatement et au plus près les noeuds de la pensée – surtout ceux que l’on ne peut trancher – en alliant efficacité de l’expression et ouverture du sens).

Si Savonarole, quatre mois avant sa mort tragique sur le bûcher, n’avait pas le temps de rédiger en latin son Trattato circa el reggimento e governo della città di Firenze, ce n’était pas que lui même aurait eu besoin de plus de temps pour le faire mais parce qu’un texte en latin aurait circulé plus lentement et n’aurait été accessible qu’à un nombre limité de citoyens – comme il le rappelait dans sa lettre de dédicace. C’est à notre sens pour les mêmes raisons que Machiavel – dans une phrase qui doit être lu pour ce qu’elle nous dit – déclare dans la lettre de dédicace au Prince que, son oeuvre, il ne l’a “ni ornée ni emplie d’amples clausules ou de mots ampoulés et magnifiques ou de quelque autre séduction et ornements extrinsèques avec lesquels beaucoup ont coutume d’écrire et d’orner leurs ouvrages ”. Il n’y faut voir nulle coquetterie et encore moins une excusatio convenue : l’auteur énonce ici la nécessité d’une nouvelle rhétorique de la politique, d’un nouveau lien entre les mots et les actes du gouvernement. Un lien d’autant plus nécessaire que la vieille rhétorique a contribué à précipiter la catastrophe face aux “barbares” français et espagnols, si l’on se rappelle qu’à la fin de l’Arte della guerra, Machiavel s’en prend avec une ironie violente à ces princes d’Italie qui croit que de beaux discours, des phrases bien tournées et des mots d’esprits puissent suppléer à la faiblesse des armes et à l’absence de véritable stratégie.

Le temps bouleversé de l’histoire présente impose un temps particulier de l’écriture et une forme spécifique de rhétorique liée à la question des formes de la persuasion à privilégier. Au passage, on retrouve deux des plus vieux problèmes de la critique machiavélienne : d’une part, la question du “destinataire” du texte (le prince, le peuple, l’humanité des républicains de tout pays et de toute époque – question qui a notamment animé toutes les lectures “obliques” de l’oeuvre de Traiano Boccalini à De Sanctis en passant par Rousseau ou Quinet) ; d’autre part, et surtout, la question de la posture de l’auteur (du “destinateur”, si on l’on veut utiliser le barbare vocabulaire de la critique littéraire) qui tour à tour – et parfois en même temps – est présentée par la critique comme un philosophe porteur d’un discours de vérité, un théoricien (le premier) de la politique dite “moderne” (parce qu’il fonderait les règles d’une nouvelle science), un conseiller du prince. En effet, chacune de ces postures-ci et chacun de ces destinataires-là peut renvoyer à une forme de persuasion particulière : dire cette rhétorique, dire cette langue du Prince c’est donc moins s’attarder sur un aspect purement formel, strictement linguistique, de l’oeuvre que porter l’enquête au coeur même du dispositif théorique de Machiavel et des enjeux de son oeuvre.

Un lecteur attentif remarque vite que, d’un chapitre à l’autre du Prince, certaines contradictions apparentes se font jour, que la syntaxe peut par endroits paraître bien relâchée, que le plan présenté initialement (aux chapitres I et II) ne correspond qu’aux onze premiers chapitres[3] ou, enfin, que les éléments syntaxiques d’ordre illocutoire sont récurrents. Le complexe ballet des pronoms sujets (tu, noi, voi, io, loro etc.) montre ainsi que non seulement le « je » machiavélien n’attend pas les Discours pour émerger mais aussi qu’il n’est pas purement le signe d’une injonction impérative, d’une logique forcée et d’une contrainte interprétative. Une multiplicité des destinataires, implicites ou explicites, se fait jour, assortie en outre de nombreuses interrogations, réelles ou rhétoriques, instaurant dans la rédaction une tension entre une forme d’oralité et l’écriture.

Toutefois, dans le Prince, l’apparente multiplication des points de vue a moins pour but d’encercler l’objet et de l’examiner sous des facettes différentes et complémentaires, dans une sorte de perspective sans point central, à l’image de ce qui advient par exemple dans la prose guichardinienne, que de mettre en place une stratégie discursive visant à convaincre le lecteur/auditeur, à le rallier à l’analyse de l’auteur. Il ne s’agit donc pas (ou plutôt pas seulement) de produire ici un avis singulier et “autorisé” par l’expérience – selon une pratique de “conseiller” du prince – ou une démonstration à valeur universelle de “philosophe” de la politique s’appuyant sur un raisonnement linéaire et tendu vers une fin universelle telle que la définition de bons ordres ou du meilleur des régimes. L’horizon que fixe l’auteur n’est ni la constitution d’un vademecum du bon gouvernant, ni l’établissement d’une cartographie claire et rationnelle de l’objet d’étude en traçant des frontières déterminées entre ses composantes.

N’étant ni simplement un livre du conseil, ni un art de gouverner, ni un traité sur le pouvoir – même s’il peut participer de ces trois “genres” à l’occasion et ponctuellement – le Prince entend montrer de quoi et comment la politique est faite au jour le jour. De ce fait, il nous dit aussi à quel point la langue qui peut dire cette politique est régie par un paradoxe permanent : en tant qu’instrument de dévoilement de la vérité des faits, elle requiert la plus grande précision possible mais, dans le même temps, en tant qu’un des outils de la pratique politique, elle est soumise, comme tous les autres outils de ce métier, à la même indétermination et à la même irréductible singularité d’une contextualisation contrainte. Comme les actes de l’homme politique les mots de sa pensée n’existent qu’en situation, n’ont pas de pertinence absolue et ne sauraient rendre compte de la globalité d’une réalité trop complexe et fuyante pour être enfermée dans l’organisation rigide d’un lexique et d’une syntaxe déterminés, si précis et si économes de leurs effets soient-ils. L’enjeu de l’analyse étant chaque fois spécifique et singulier, celle-ci ne peut être produite par un héritage, si prestigieux soit-il, ou par une modélisation. De même, cette analyse n’a pas de valeur absolue et doit constamment être en mouvement, faire bouger ses marges et reconnaître qu’elle n’aura de pertinence qu’en rapport au cas qui l’a suscité, qu’en se pliant pour partie à la dictature du présent, c’est-à-dire des faits. La mesure du monde que l’auteur propose n’est toujours que celle d’un moment et d’un homme (d’autant plus autorisé à le faire qu’il a acquis une compétence grâce à sa “longue expérience des choses modernes” et à la “continuelle lecture des choses antiques”). Mais il ne faut pas voir là un quelconque renoncement ou une forme d’abandon relativiste ou sceptique qui naîtrait du constat des insuffisances et des limites cognitives intrinsèques à l’individu. Tout comme l’homme politique machiavélien ne doit jamais se laisser aller (“non si abandonnare mai” selon une fréquente injonction de l’auteur) et tenter quand même de bousculer la fortune, l’analyste doit prendre le risque de l’erreur et de l’incomplétude de son propos, accepter la singularité radicale de ce dernier et son caractère difficilement reproductible. Le livre est ouvert, toujours, inachevé, nécessairement.

Certes, il n’en reste pas moins que Machiavel pose aussi, souvent, des règles, voire des lois pour l’agir politique mais celles-ci et celles-là sont probablement, pour la pensée, le pendant du pari de l’action, quand même et malgré tout, du prince ou du citoyen qui tente de remédier à la corruption de la cité. A cet égard, la position de celui qui écrit n’est certes pas une position de domination, la position supérieure, stable et assise, de celui qui saurait et enseignerait à celui qui ne sait pas (logique classique de conseil, qu’il s’agisse de conseil philosophique ou politique) : la stratégie de l’auteur relève ainsi plutôt de la dynamique d’un incessant va-et-vient, constitué par le mouvement de celui qui fait un pas de côté, ou s’écarte un moment, pour voir ce qui se passe et mieux revenir ensuite à la place qu’ont continué à occuper les autres acteurs de la politique dans la cité – prince, peuple ou grands – afin de les convaincre d’agir efficacement et immédiatement, c’est-à-dire plus rapidement que l’adversaire, et ce parce qu’il a vu plus tôt et de plus loin ce qu’il convenait de faire. On retrouve ici encore une fois l’importance de la posture rhétorique du propos et celle du temps comme paramètre essentiel à la fois de l’analyse et de l’action.

On rappelle souvent que, selon Jacob Burchkardt, à qui l’on doit – après Michelet – la fortune de la catégorie historique de “Renaissance”, les Etats de la Renaissance italienne sont des “oeuvres d’art” et que les princes humanistes en sont les héros, en quelque sorte les artistes (Der Staats als Kunstwerk est le titre de la première partie de sa Civilisation de la Renaissance en Italie). S’il en est ainsi c’est que comme tous “les produits d’un art”, ces Etats sont des “créations voulues, nées de la réflexion, reposant sur des bases visibles et bien calculées”. Machiavel figure d’ailleurs en bonne place dans la galerie des quelques figures qui ont inspiré à l’historien bâlois sa conception de la renaissance italienne comme époque. Mais il convient d’ajouter que, selon l’analyse que propose Maurizio Ghelardi du grand projet de Burckhardt – jamais mené à bien – de rédiger un ouvrage intitulé l’Age de Raphaël : “ Burckhardt a la conviction que, dans la culture florentine des dernières années du XVe siècle, prévaut une conception conventionnel et abstraitement idéalisée de l’antiquité qui fait pendant à un cicéronianisme littéraire et à une historiographie classique contre laquelle, on le sait, s’était dressé un des auteurs favoris de Burchkhardt, à savoir Machiavel” [4]. Il convient donc de préserver la lecture burckhardienne de tout esthétisme déplacée et de souligner que lui-même, au-delà de son indéniable fascination pour les grands signori -mécènes du Quattrocento , a perçu la rupture qui advint au tournant des XVe et XVIe siècle, faisant au passage de Machiavel un des interprètes de cette rupture. De ce fait, on peu aller plus loin et proposer – reprenant ainsi une remarque de l’un des premiers exégètes de Burckhardt, Werner Kaegi – que le terme d’oeuvre d’art doit être pris dans son sens d’”artifice” ou de “réalisation technique”.

Dans cette perspective, on revient à une notion d’”art” beaucoup plus proche de celle qui, à notre sens, doit prévaloir dans une étude sur Machiavel en général et sur sa langue en particulier. L’”art” ouvre ici l’espace d’un métier, d’une corporation particulière qui bâtit sa spécificité, sa légitimité, sa productivité, bref sa place dans l’histoire, à partir de pratiques concrètes déterminées, constamment mise à l’épreuve de l’expérience et qui doivent satisfaire à une exigence d’efficacité. Dans ce qui reste sans doute la plus célèbre de ses lettres, écrite à Francesco Vettori le 10 décembre 1513, lettre d’autant plus intéressante pour nous que l’auteur s’y attarde longuement pour la première fois sur la rédaction du Prince qu’il a presque achevé à cette date, Machiavel déclare que pendant les quinze années où il a fait son apprentissage dans le métier de l’état(arte dello stato), il n’a ni dormi ni joué. L’expression italienne qui est par ailleurs un hapax dans l’oeuvre de Machiavel et que, dans notre traduction nous rendons par “métier de l’état”, est l’arte dello stato . Le choix de traduction relève ici d’une interprétation du modus machiavélien de penser la politique: la politique est d’abord un métier que l’on doit apprendre à la boutique (alla bottega) de la chancellerie (voir aussi sur ce point la lettre à Vettori du 9 avril 1513 et la lettre de Vettori du 3 décembre 1514).

D’ailleurs, tous les mots fondamentaux de l’ouvrage (stato, ordine, principato, modo, virtù) ne supportent pas une signification univoque, et ce serait les trahir que de ne pas respecter le réseau et le système d’échos constant qu’ils mettent en place dans le texte. Même si les structures dilemniques proclament à première vue une organisation du raisonnement très rigoureuse (aut…aut…), l’enchaînement des propositions propose rarement un seul cheminement : à chaque fois la cohérence reste celle d’un moment et d’un cas ; à chaque fois l’homme vertueux garde la possibilité d’impulser une direction à la fortune quitte à courir à l’échec. Le pari et l’histoire sont ouverts, la langue convainc plus qu’elle ne démontre, elle donne à voir et dévoile autant qu’elle analyse. Mais la rhétorique machiavélienne n’en devient pas pour autant une rhétorique de la séduction, une scène de l’illusion avec distribution de rôles : elle persuade en montrant plus qu’en voilant, en décrivant plus qu’en dissimulant. L’enjeu reste toujours de faire comprendre qu’on ne pense pas la sauvegarde de la république avec les catégories de la philosophie politique traditionnelle. Ce manifeste entend à ce titre ne pas se contenter d’être un traité mais avoir des effets historiques constatables et immédiats parce qu’il pense l’impensable, donne une forme de rationalité locale et partielle, mais effective, à ce qui échappait à l’ordonnancement de la raison : le rôle – dérangeant – de la force en politique, la permanence de la guerre ouverte et des conflits incessants. Au passage, le discours de la politique de puissance peut ainsi, de surcroît, conférer une beauté plastique aux heurts des hommes qui se conduisent comme des bêtes, il orne la force brutale et la rend “convenable” dans le sens où il la rend compréhensible et efficace. La langue de Machiavel, ouverte et instable, incomplète et mobile, s’avère une structure vivante. Si on l’accepte comme telle on peut relire et réentendre Machiavel : c’est aussi pour cela que Machiavel fait oeuvre de littérature.
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[1] Cet article est lié aux travaux qui précèdèrent et suivirent la préparation d’un nouvelle édition française commentée du Principe, travail effectué en collaboration avec Jean-Claude Zancarini, sortie en 2000 (Le Prince/De Principatibus, Traduction, commentaire, introduction et postface de Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, Paris, PUF, 2000. Voir aussi Langues et Ecritures de la République et de la Guerre : Etudes sur Machiavel, a cura di Alessandro Fontana, Jean-Louis Fournel, Xavier Tabet et J.-C. Zancarini), Genova, Name, 2004. Pour un approfondissement de ce qui est énoncé trop vite ici on pourra aussi se reporter à mon article sous presse “Retorica della guerra, retorica dell’emergenza nella Firenze repubblicana”(in Gionale critico della Filosofia italiana).
[2] Sur cette période de la vie de Machiavel, on consultera le récent ouvrage collectif Machiavelli senza i Medici (1498-1512). Potere della scrittura e scrittura del potere, a cura di Jean-Jacques Marchand, Roma, Salerno Editore, 2006.
[3] Depuis une trentaine d’années, à la suite d’une série d’articles de Mario Martelli, Gennaro Sasso et Giorgio Inglese publiés à partir de 1979 [Mario Martelli, « Da Poliziano a Machiavelli. Sull’epigramma ‘dell’Occasione’ e sull’occasione », in Interpres, II, 1979, p. 230-254 et « La struttura deformata. Studio sulla diacronia del capitolo III° del Principe », Studi di Filologia italiana, XXXIX, 1981, p. 77-116 ; Gennaro Sasso, « Il Principe ebbe due redazioni? », in Machiavelli e gli antichi e altri saggi, Milan-Naples, Ricciardi, vol. II, 1987, p. 197-276 ; Giorgio Inglese, « De Principatibus mixtis. Per una discusssione sulla ‘diacronia’ del Principe », La Cultura, XX, 1982, 276-301], l’analyse de ce manque relatif de linéarité du texte a entraîné dans la critique machiavélienne italienne un débat animé sur la chronologie de la – voire des – rédaction(s) du Prince. Dans ce débat, les interrogations légitimes que suscitent les éventuelles incohérences ou contradictions de l’opuscule ont pu être considérées (par Martelli entre autres) comme des signes d’une rédaction « éclatée » en plusieurs moments distincts et autonomes : l’auteur passerait ainsi d’un texte dominé par une forte composante « technique » propre au traité classique à un message plus strictement politique, dont le sommet serait bien évidemment le dernier chapitre. C’est à une autre conclusion que nos travaux sur Machiavel voudraient contribuer en soulignant comment cette cohérence spécifique du texte, cohérence locale plus que globale, est une des composantes essentielles de sa structure et de sa stratégie discursive.
[4] Maurizio Ghelardi, La scoperta del rinascimento : l’”Età di Raffaello” di Jacob Burckhardt, Turin, Einaudi, 1991, p. 102.

 

Jean-Louis Fournel

Docteur ès Lettres, agrégé d'italien et ancien élève de l'Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, Jean-Louis Fournel est Professeur d'études italiennes à l'Université Paris-8 (Vincennes) et membre de l'Institut Universitaire de France. Spécialiste de la Renaissance italienne, il est l'auteur de nombreux ouvrages, notamment Les guerres d’Italie, des batailles pour l’Europe (Gallimard, 2003, en collaboration avec J.-C. Zancarini) et a réalisé une traduction commentée du Prince de Machiavel (PUF, 2000).

 

 

Commentaires

La force de l’écriture de Machiavel ne tient-elle pas , en effet , comme vous l’illustrez superbement , au fait que c’est à la fois un politique ET un intellectuel . Le métier de l’intellectuel , me semble-t-il , c’est de faire un pas de côté par rapport au réel , de prendre du recul pour l’analyser . Le métier du politique , en revanche , c’est l’action…ou , en tous cas , ça devrait l’être ! Ce dernier est donc condamné à un certain manichéisme : arrive toujours le moment ou il faut trancher , choisir un parti plutôt qu’un autre . Donc renoncer aux autres voies que son intelligence avait perçues , pour agir vraiment sur le réel . Machiavel , et c’est son génie , débrouille à merveille la complexité du réel mais n’hésite pas à conseiller au Prince les moyens concrets d’agir , ici et maintenant . Sa double personnalité ne constitue-t-elle pas – la première explication de la beauté plastique de sa langue et de la force de son message ?

par Philippe Le Corroller - le 10 avril, 2016


Texte très intéressant, et très instructif. Cela fait quelques années que j’essaie de traverser « Le Prince », sans y arriver, par paresse, et par manque de goût.
Ce que je relève dans l’exposé ci dessus sont les mots « rapidité, efficacité, action ».
Il me semble… que la pensée de Machiavel séduit par sa réhabilitation décomplexée d’un certain « vir » romain, qui est érigé pour dominer une rhétorique perçue comme vieille, affaiblie, inefficace, à la limite de l’efféminé ? (c’est mon interprétation ici ; je l’assume. Dans cette démarche, Machiavel me rappelle un certain René Descartes, dans « Le Discours sur la Méthode ».)
On peut se souvenir des origines étymologiques du mot « vertu »… peut-être doit-on s’en souvenir, d’ailleurs.
Dans le registre « rapidité/efficacité/action » notre propre époque fait très fort pour nous assommer avec cette trilogie…ce ne doit pas être un hasard. Faudrait-il appeler cela « l’art de fabriquer l’urgence » ?
Pour information, sur cette question de la langue qui est si fascinante, j’invite l’auteur, et d’autres, à ouvrir « Le Marchand de Venise » de mon cher William Shakespeare, pour comparer le verbe des personnages, dans la toute première scène. Il s’agit d’un dialogue entre deux marchands de Venise, l’un qui pourrait être Machiavel, et qui partage son univers ET son esthétique, et un autre qui pourrait être un représentant de la vieille école. Très instructif, à sa manière. (Faut-il vous dire que je préfère le verbe du deuxième personnage ?)
Que serait le monde si nous savions ce que nous disions, et si nous disions effectivement ce que nous croyons dire ?

par Debra - le 11 avril, 2016


Erreur :dans la première scène du « Marchand », il y a trois marchands présents : celui autour de qui tourne toute l’action de la pièce, et deux compagnons. C’est les tirades des deux compagnons qui illustrent mon propos.

par Debra - le 11 avril, 2016


A vrai dire, je n’ai pas tout lu, le titre est assez évocateur, surtout dans le context actuel, une réhabilitation de machiavel ? Rapidité, efficacité et action, la raison d’état, préfère tout de même ceux qui le réhabilite du point de vue des néo-républicains, le présent est ce qu’il est, seule compte l’avenir.

par Masque - le 21 avril, 2017



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