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Deleuze : entrer dans une pensée en acte

24/04/2016 | par Jean-Clet Martin | dans Philo Contemporaine | 1 commentaire

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GRAND ENTRETIEN : La revue Un Philosophe a publié un grand entretien avec le philosophe Jean-Clet Martin. Ce spécialiste de Gilles Deleuze y explique qu’« être philosophe et deleuzien veut dire entrer dans une pensée en acte ». Nous reproduisons cet entretien avec l’aimable autorisation de son auteur et de son éditeur. Il a été réalisé par Jonathan Daudey et Élise Tourte

Un Philosophe : Plus de vingt ans après la mort de Gilles Deleuze, que signifie « être deleuzien » quand on est philosophe ?

Jean-Clet Martin : Deleuze m’écrivait pour me dire qu’il se sentait « un philosophe très classique ». Peut-être, en premier lieu, parce qu’il ne pouvait croire à la mort de la philosophie à une époque où on parlait un peu de la mort de tout : de l’art, de l’histoire… On voit aujourd’hui évidemment que l’histoire n’a aucune raison de finir et que le siècle connaît une mondialisation, des formes d’asservissement qui requièrent bel et bien des luttes et pensées, des affrontements plus compliqués que toute dialectique. Foucault ne croyait pas davantage en une fin de l’histoire sachant que les strates se recomposent sans cesse selon des rapports de pouvoir fort nombreux, moins massifs que la lutte des classes qui pensait pouvoir finir dans l’avènement du communisme. Donc, en effet, vingt ans ont passé et on continue à revendiquer la philosophie comme un mode de pensée mis en difficulté par les temps qui courent. La philosophie, c’est donc bien l’exercice d’une difficulté, difficulté de rencontrer ce qui justement ne s’achève pas, dont on ne sait jamais comment cela va finir. Il me semble que Derrida, contrairement à ses lecteurs, ne s’inscrit pas davantage dans une fin de la philosophie, déniant du reste l’idée même de fin dans son texte sur « Les fins de l’homme ». Et par conséquent la pensée, la philosophie, ont quelque chose qui induit toujours un supplément, un additif, une inscription marginale qui se réfugie en marge du pouvoir et du savoir, là précisément où l’idée résiste, se met à circuler selon d’autres catégories que celles qui dominent, peu visible parfois aux yeux des forces les plus répressives.

Tout cela serait long à dire en quelques mots. Mais il est clair que vingt ans après, les lignes ont sacrément bougé. On ne peut plus aujourd’hui en appeler à la mort de l’Etat, à sa fin annoncée parce que ne subsiste nul besoin de le tuer. Il est déjà mort en tant que « réalité effective de la liberté », en tant que forme du Droit. L’Etat est pollué par des Régents, par des ordres de gouvernance qui ôtent aux peuples tout moyen d’en appeler à la loi contre les prédateurs qui cherchent à se soustraire à toute redevance et à toute juridiction. L’affaire Cahuzac est exemplaire sous ce rapport quand celui qui est censée assurer la fiscalité pour une redistribution des richesses se soustrait à tout impôt, s’introduit dans l’Etat pour le tuer. Le mot liberté n’a plus le même sens quand il est l’expression de la liberté sauvage d’entreprendre. Se placer en marge, ce n’est pas continuer d’ânonner les revendications de libération selon les slogans des années soixante dix. Le front n’est plus sans doute dans une hostilité au regard de la loi qui étouffe devant tant de lâcheté, qui plie sous une domination qui n’est plus celle de l’Etat souverain plutôt que d’agents de change qui organisent l’appauvrissement et la répression en en appelant à des motifs qui n’en sont pas, imposant des trains de mesures qui n’ont absolument rien de politique. L’idéologie s’est considérablement déplacée quand le discours cherche à faire émerger non plus la sécurité au travail par un code syndicalement acquis mais s’approprie d’autres menaces du côté de l’immigration, du terrorisme… Etre deleuzien dans ce cas, cela consiste à reprendre ces lignes de front, à en éprouver les rapports de force, les stratégies. En passant d’une société disciplinaire à une société de contrôle informatisée, on peut concevoir que le monde a changé et que le siècle est davantage visible depuis sa marge, dans des formes d’expérience qui requièrent des modèles d’observation et de fiction qu’on peut trouver certes au cinéma mais encore dans des jeux vidéos ou des sites numériques comme le vôtre qui n’ont rien à voir avec le Latin ou la revendication du Grec à l’école, certes louables mais dont l’école ne peut pas souhaiter en faire une nouvelle sélection comme Finkielkraut le réclame. Etre philosophe et deleuzien veut dire pour moi entrer dans une pensée en acte, saisir un réel dont il faut capter également la virtualité capable de tout déconstruire, de relancer les dés vers un autre siècle… Eviter par conséquent la momification de ce qui s’apprend et se récite de manière dogmatique selon une autorité agrégative ou doctorale. C’est en ce sens que je ne cesse pas de revendiquer dans mon dernier livre une autre lecture de Descartes, de la liberté d’indifférence, de l’animal machine comme en faisant un enfant dans le dos au classicisme à travers un Deleuze vivant… La question de la création en philosophie passe par une manière de renouveler les auteurs selon des problèmes qui les arrachent à leur siècle pour voir en chacun notre contemporain, une figure des temps contemporains  – que sa langue soit d’ailleurs celle du Latin, comme pour Descartes et Spinoza, ou qu’elle se mette à bégayer parce que manquent les mots pour dire l’événement, la radicalité d’une expérience sans précédents.

Michel Foucault espérait que le siècle soit un jour deleuzien, mais en France, la voix de Deleuze semble s’imposer difficilement, spécifiquement dans le milieu universitaire. De plus, la pensée de Foucault elle-même domine les cercles de pensées universitaires, notamment dans les sciences sociales. Il est entré dans la prestigieuse Pléiade et se trouve inscrit au programme de l’agrégation de philosophie de 2017. Pourquoi le siècle dont vous parlez ne serait-il pas plutôt foucaldien que deleuzien ?
Foucault est en effet un philosophe qui a marqué non seulement sa génération mais s’est montré capable d’aller au-delà de son temps. Qu’il soit au programme de l’agrégation est sans doute une bonne chose, presque étonnante, L’archéologie du savoirétant un livre très nouveau dans sa façon de composer les hétérogènes. Deleuze et Foucault sont au plus proche quant à la manière de rassembler les disparités.  Comment trouver, pour des énoncés aporétiques et sans commune mesure, une rencontre capable de réaliser leur « archive », et tout ça sans gommer les différences ? C’est la question essentielle de Foucault : une forme de composition qui ne passe pas par la dialectique, elle qui nous avait appris également à réaliser, pour les extrêmes, un assemblage dynamique. Le lien, pour Foucault, est dia/grammatique plus que dia/lectique. C’est-à-dire qu’on peut trouver à associer sans passer par le langage, ni par la signification de la proposition. La proposition est en effet capable de réunir des opposés à travers la rhétorique comme l’oxymore ou d’autres figures du discours… Mais Foucault assemble des couches des sens qui n’ont rien à voir avec le langage : une image, un tableau, avec des mouvements et des vitesses qui vont réaliser un « énoncé », un diagramme, mais pas forcément signifiants. Foucault a pris beaucoup d’exemples dans ses livres. Mais dans L’archéologie du savoir il y en a fort peu, s’agissant de son « discours de la méthode », hyper technique. Il évoque cependant, pour illustrer ce qu’il entend par énoncé, l’exemple d’AZERTY. Voici une association très efficace, tout à fait réelle, mais qui ne se rencontre pas dans le dictionnaire, qui n’est plus un signifié sensé. Il s’agit d’une composition pratique, un régime de signes placé en dehors de la linguistique, du structuralisme alors en vogue, mais dont l’importance en informatique est avérée. On ne communique rien par cet énoncé, mais c’est toute la communication qui a besoin de lui pour fonctionner.

Il me semble à cet égard que L’Anti-Œdipe met en œuvre une approche semblable de certaines énonciations notamment à travers l’idée d’agencement, raison pour laquelle sans doute Foucault rédige la préface de l’édition américaine du livre. Et le travail sur le cinéma chez Deleuze cherche justement des régimes de signes qui n’ont rien à voir avec les formes de la signification, des signes fort différents qui sont propres à des situations dont les liens sont faibles, perturbés, autrement mis en rapport que par la chronologie ou la succession. L’image tempsest, dans le même esprit, une véritable multiplicité et Deleuze crée à l’occasion un tas de « régimes de signe » dont la logique n’est pas celle du signifié mais requiert des textures sensibles, sonores, visuelles, affectives selon des groupes de transformation très intéressants. Donc oui, d’une certaine manière Foucault est entré dans l’institution mieux que Deleuze. Mais il y a tout de même quelques années qui séparent l’aboutissement des deux œuvres, Foucault étant mort en 84 et, par conséquent, disposé à une muséification aujourd’hui possible, parfois regrettable. Nous verrons dans une quinzaine d’années pour Deleuze. Ce que je peux dire en revanche, c’est que ses livres sur le cinéma sont mondialement traduits, reconnus et que, sous ce rapport, ses œuvres sur l’image ont profondément marqué les études filmiques et les formes universitaires qui leur sont associées. Il me semble que son livre sur « le Pli », Leibniz et le baroque, connaîtra sans doute un destin comparable et marquera profondément la manière contemporaine de faire de la philosophie, de créer des concepts. Badiou en a produit une recension qu’il serait intéressant de republier, si ce n’est pas déjà fait. Alors, que le siècle soit devenu foucaldien, c’est évidemment une vérité que Foucault ne pouvait pas dire, mais en pointant Deleuze comme celui qui donnera un nom à la rupture des temps, Foucault ne pouvait que s’associer à une telle rupture, à une telle discontinuité dans l’histoire des idées. Foucault et Deleuze font sans doute partie de cette époque qui donnera à la différence ses lettres de noblesse et Derrida n’est pas en reste sur ce point. Il y a une déconstruction et un constructivisme qui vont de pair et qui engagent la philosophie vers une autre forme de regard, de visibilité dont la logique et l’expression sensible ne sont plus redevables à l’esthétique kantienne, à la finitude de l’intuition bornée par des jugements et des synthèses trop rationnelles. Il y a tout un conflit avec Kant qui constitue, pour les trois noms évoqués, l’occasion d’une véritable révolution dans l’art de penser, de se heurter à l’impensable qui provoque toute pensée.

A la page 33, vous écrivez la chose suivante : « Le siècle de Descartes est un siècle que Deleuze poursuit entre Spinoza et Leibniz, retenant forcément quelque chose de cette folie baroque du malin génie, théâtral, qui vient menace la clarté divine. Et, dans ce mouvement des machines de plus en plus vivantes, deleuze relance les dés, entame son entrée dans le « néo-baroquisme » qui ferait notre siècle ». Comment comprendre ce courant « néo-baroquiste » dans lequel vous inscrivez Deleuze et notre siècle ?

Le baroque est justement une forme d’association qui ne passe plus par la « ressemblance », la « causalité » ou la « contigüité », mais suppose d’autres opérateurs comme le « pli », l’ « expression », les « incompossibles », etc. Un dispositif baroque est une pure hétérogénéité assemblée ou encore ce que Deleuze nomme une hétérogenèse. Et voilà précisément l’exemple d’un siècle qui sort de ses gonds, qui migre vers une autre formation énonciative, vers de nouveaux régimes de signe pour qualifier l’époque contemporaine, « le siècle Deleuzien », néo-baroque dans son genre. J’avais cherché une même forme de contemporalisation à travers mon analyse du moyen-âge, Ossuaires – une anatomie du moyen-âge roman [1] où la féodalisation, l’effondrement du pouvoir carolingien, la formation d’un mur fait de pierres uniques et singulières offrent une image d’une consolidation qui n’est pas dialectique. Elle passe plutôt par le fragment. Or toute la question pour moi aura été, quinze après, de montrer que la dialectique chez Hegel est bien autre chose qu’un processus lié à la « proposition » et, du coup, de rendre justice à Hegel, lui qui va produire des « figures » et des « moments » dont l’articulation n’a rien à voir avec le « jugement synthétique ». L’idée de dialectique chez Kant est une forme d’association de la proposition qui est illégitime comme s’il fallait taire ce dont on ne peut pas parler. Hegel, au contraire, cherche des configurations dont la logique relève du « concept », une logique qui vient faire exploser la forme propositionnelle du principe d’identité, du principe de contradiction ou encore du principe du tiers-exclu. La logique n’a plus rien à voir avec la forme binaire de la proposition aristotélicienne ni avec le jugement d’un syllogisme. On est pris, au contraire, dans les conflits du réel lui-même. Dialectique est du coup un mot que Hegel emploie fort peu. Ce sont plutôt ses lecteurs  qui voient de la dialectique partout. Ce n’est pas l’essentiel pour lui, moins essentiel que la notion de « figure », de « concept »…

Donc, de mon point de vue, les siècles ne se succèdent pas comme on périodise habituellement leurs rapports. Ils entrent dans des relations de « contemporalisation ». On peut montrer, avec Deleuze, que Descartes, Leibniz, Hegel permettent d’autres formes de pensée dans des découpages qui n’ont plus rien à voir avec « le siècle de la raison » mais qui ne cessent de déborder les chronologies dont nous avions pris l’habitude en suivant une histoire universelle. Vous revenez à l’instant à ma formule concernant le Malin Génie. Et en effet, il est de bon ton de lire Descartes en faisant du Malin Génie un épisode mineur ou feint. Le siècle de Descartes est finalement celui de la « troisième méditation » qui vient sauver l’ensemble par la perfection divine. Pour ma part, tous mes livres sont une exploration d’une métaphysique qui ne réussit plus à expulser l’hypothèse du Malin Génie. Un cartésianisme qui tient à la « première médiation » et à ses registres aggravés. C’est évident de mon livre sur Borges qui nous propose des Dieux incroyablement labyrinthiques et qui nous fait comprendre que Fichte puisse revenir à Descartes en assumant l’inquiétude absolue de la méditation première. Première du point de vue d’une autre raison, plus baroque sans doute. Il faut donc reprendre une autre histoire de la philosophie. Voilà pourquoi sans doute je fais beaucoup d’études sur auteurs entre Descartes, Spinoza, Hegel, Derrida… Et j’ai adopté ce principe baroque dans 100 mots pour 100 philosophes [3], une histoire de la philosophie faussement simple qui entre dans une forme aphoristique de l’histoire, associant les auteurs par des raccourcis et des faux raccords qu’il fallait miniaturiser en suivant une approche minimaliste. C’est seulement à cette condition qu’on notera d’autres relations entre philosophes, plus fulgurantes. Il me manque encore peut-être un livre sur Nietzsche qui revienne à cette manière de saisir l’aphorisme selon la figure de l’opéra. Mais ce ne serait pas sans inquiéter la périodisation universitaire…

Deleuze est considéré comme un philosophe immanentiste. C’est même le fil conducteur de son existence (cf. L’immanence : une vie). Mais comment s’articule ce refus de la transcendance dans la perspective du « pli » et du « plan d’immanence » ?

Le pli est un bon opérateur d’immanence. Il nous permet de comprendre autrement le rapport au dehors. L’immanence n’est d’ailleurs pas sans dehors. C’est notamment le cas du cerveau. Il est dans des relations de pure immanence, d’enveloppement, apparemment clos sur son immunité. Il forme des lobes à la différence purement interne, au point de se demander s’il n’est pas une figure de la caverne, de la crypte… Mais partout les fentes synaptiques viennent interrompre les relations. Et donc le pli est un concept qui ouvre une nouvelle articulation vis-à-vis du dehors qui n’a rien à voir avec la transcendance. Il se répartit par enveloppement ou ex/plication qui ne cessent de contourner ou de comprendre le dehors, de fractaliser la ligne du pli. Mais alors l’immanence peut se passer de transcendance et le dehors n’est plus incompatible avec l’intériorité. Un pli ne se recourbe pas sur soi-même sans envelopper le dehors. On peut donc penser qu’il y a du vide chez Deleuze, que le pli tourne sur soi en une poche qui contient le rien, le néant… Mais en fait il s’agit d’un vide relatif, un appel d’air, comme pour «les pas » d’un tissu. C’est la manière deleuzienne d’en appeler à une négativité subtile. C’est que le pli est lui-même, dans son enveloppement, saturé de plis qui vont à l’infini  – à l’image un peu borroméenne de la feuille de chou, de l’enveloppement hautement complexe qui en caractérise les méandres de plus en plus fins au sein d’un volume apparemment clos. Une seule feuille suffit pour un nombre de méandres et des formes de topologies extrêmement variées… Voilà un espace dynamique qui peut nous permettre de saisir des pluralités, des formes cosmologiques complexes capables de produire des modèles d’univers, une modélisation de ce que j’appelle « Plurivers [4] ».

Ne souscrivez-vous pas à la thèse d’Agamben (cf. Le Règne et la gloire, p. 443?), pour lequel Deleuze ne peut s’empêcher d’être saisi par le vertige de la fusion de la transcendance et de l’immanence dans l’immanence-même (dans sa lecture du livre V de l’Ethique de Spinoza, par exemple) ?

Non pas du tout. Agamben ne comprend pas Deleuze lorsqu’il se risque à un constat de ce genre et sans doute pour les raisons que je viens d’invoquer relativement au pli, un mouvement dont Deleuze s’explique d’ailleurs en se démarquant de Heidegger. Ce serait bien trop compliqué de régler le rapport en quelques mots. Et il en va de même pour Spinoza que j’aborde dans un petit texte à paraître. Je me permets simplement, pour couper court, de citer un texte de Deleuze lui-même. C’est dans Qu’est-ce que la philosophie ? : « Dans le moment moderne, on ne se contente plus de penser l’immanence à un transcendant, on veut penser la transcendance à l’intérieur de l’immanent, et c’est de l’immanence qu’on attend une rupture. Ainsi, chez Jaspers, le plan d’immanence recevra la plus profonde détermination comme « Englobant », mais cet englobant ne sera plus qu’un bassin pour les éruptions de transcendance. La parole judéo-chrétienne remplace le logos grec : on ne se contente plus d’attribuer l’immanence au transcendant, on veut qu’elle le renvoie, le reproduise, qu’elle en fabrique elle-même (…). Il fallait aller jusque-là dans l’inversion des valeurs : nous faire croire que l’immanence est une prison (sollipsisme) dont le Transcendant nous sauve ». On ne saurait être plus clair me semble-t-il… L’enveloppement de la chambre baroque que j’évoquais, l’invagination du dehors, n’est pas un mouvement de transcendance qui ferait signe vers l’Autre. Il ne s’agit par d’une « fusion de la transcendance dans l’immanence » comme si on pouvait retrouver en nous la marque de l’infini et par conséquent de Dieu. Chez Lévinas, l’infini, dans sa lecture de Descartes, est le signe d’un Autre, d’un transcendant que je ne saurais produire en en restant simplement au Cogito. Le Cogito se voit pour ainsi dire délégué, relégué selon l’altérité de la 3e Méditation. Dommage. Mais pour être précis, il faut bien voir que l’infini s’écrit au pluriel. Pour Deleuze, il y en a une infinité comme on le voit déjà chez Spinoza qui affirme que les attributs, infinis en nombre, ne sont pas extérieurs à la nature et doivent être croisés sous le signe d’un chaogito

Dans le chapitre intitulé « Perspectives ontologico-phénomélogiques », il est question d’une constellation gravitant autour de Deleuze, à l’image de Husserl, Lyotard ou Sartre. Puis vous écrivez à la page 92 : « La phénoménologie la plus radicale a cherché, de manière obstinée, à en revenir à la diversité de l’expérience, aux flux du concret. Le siècle de Deleuze ne saurait méconnaître les nombreuses publications issues de cette mouvance ». Comment Deleuze s’est-il positionné vis-à-vis de la phénoménologie ?

Le passage que je viens de citer était – replacé dans son contexte – une critique de la phénoménologie sous son versant le plus lévinassien. Mais, juste après ce passage, Deleuze poursuit l’analyse en se référant à Sartre qui témoigne d’une phénoménologie très différente mais dont Deleuze ne s’explique pas vraiment. J’ai donc voulu approfondir cette forme ontologico-phénoménologique dans un chapitre à part et qui constitue disons la formule du Siècle deleuzien. Deleuze a abordé la phénoménologie du côté de la matière, notamment chez Husserl. Il y a des « essences » qui ne relèvent pas seulement d’une variation imaginative, liée aux flux de conscience, mais des essences qui renvoient à des singularités de la matière elle-même. Ce ne sont pas des idées ou des intentions mais plutôt des intensions. Il faudrait relire Simondon, l’idée de genèse des objets techniques… Vous ne pouvez pas manier le sabre du samouraï et celui du chevalier de la même manière quelles que soient les intentions, fussent-elles similaires. Pour une raison simple, l’acier n’est pas trempé de la même manière, replié de la même façon. Il n’enveloppe pas le même espace dynamique, la lame étant légèrement courbée. C’est un autre monde qui n’a rien à voir avec « moi » seulement. C’est la forme de l’épée qui détermine le style du combat. L’épée reçoit une espèce d’âme qui lui est propre, et même un nom comme c’est le cas de Durandal. « Durandal », voilà un énoncé, un régime de signes pour revenir à Foucault…

J’ai lu avec admiration le roman de Eiji Yoshikawa La pierre et le sabre. Là on comprend comment une lame est redevable d’une intensité qui déborde l’intentionnalité, même si évidemment ce sont des consciences qui s’en servent et s’y soumettent d’une certaine manière. Le sifflement de la lame, sa façon de couper une rose immobile, autant de rapports qui sont redevables de la matière (hylé) et qui nous laissent penser que l’apparition n’est pas seulement pour une conscience, mais que la pierre et le sabre entrent dans des relations où ils s’exposent l’un à l’autre. Il se trouve que les premiers textes de Sartre renouent avec ce qu’il appelle un « esprit-chose » et que, dans sa lecture de Ponge, de Faulkner, Sartre conçoit une ontologie phénoménologique plus intéressante que L’être et le néant. Donc oui, il y a des champs d’intensité qui nappent les êtres et les choses. Et les choses en soi ne sont rien si on ne les inscrit pas dans des champs qui leur confèrent qualité et sens. Il y a une phénoménologie de l’arbre qui offre ses branches à l’oiseau et pour l’oiseau une manière de faire un nid qui tisse une relation avec les branches dont il faut bien reconnaître non seulement l’idée, mais la sensation de la matière, une matière sentie et une matière qui sent. L’espace de l’arbre est un champ fort complexe dont nous ne savons rien mais que les animaux expérimentent selon une sensibilité extraordinaire. C’est dans cet esprit qu’il faudrait réécrire une phénoménologie chosale et animale comme je le propose dans le chapitre du Siècle deleuzien que vous évoquiez. Mais c’est ailleurs déjà que je l’ai réalisée, notamment dans mes deux livres sur Derrida, Un démantèlement de l’Occident [5] et Déconstruire la finitude [6]. Il me semble que, sous ce rapport, c’est peut-être Maine de Biran qu’il faudrait également relire.
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Avec Le siècle deleuzien, vous ouvrez la collection « Bifurcations » que vous dirigez aux éditions Kimé. De nombreuses publications sont annoncées, avec Laurent de Sutter, André Hirt, Véronique Bergen ou Jean-Luc Nancy. Peut-on considérer que votre ouvrage fait aussi office de manifeste à cette belle collection ? Et quels place et rôle philosophiques donnez-vous à ce concept de « bifurcation » ?
En effet, d’autres livres sont en cours et il fallait donner le ton, mettre en œuvre le titre de la collection autour de la notion de Bifurcations. Le projet n’est pas facile. Ce qui m’intéresserait pour cette collection, ce serait des livres qui envisagent en effet les auteurs du passé comme des contemporains capables par conséquent de s’inscrire dans des détours qui en révèlent un nouveau visage. Le temps qui nous sépare, les siècles qui nous différencient forment en réalité des lignes toujours en train d’en sortir. Ligne d’échappement indispensable au moindre système. Les grands auteurs se placent sur des axes génétiques dont il faut renouveler l’approche. Les siècles se brisent pour libérer de nouveaux agencements, une archive inaperçue. La bifurcation est un état d’instabilité pour relancer les possibles. Il se peut, sous ce rapport, que les auteurs capables de bifurquer soient assez mal perçus par des éditions universitaires cloisonnées sur des chronologies et des durées qui ont définitivement figé les perspectives. Chaque époque doit inventer des formats d’édition qui n’ont rien à voir avec une maquette ni une couverture mais avec un mode de répartition. Comment la pensée se répartit ? « Faire des enfants dans le dos », c’est une manière évidente d’imaginer des passerelles entre des mondes qui s’ignorent encore. Mais il y a d’autres formes de bifurcations. La gémellité en est un exemple ou encore la hantologie comme dirait Derrida… Ce qui est intéressant dans la bifurcation, c’est qu’elle est capable de briser la symétrie. Au-delà d’une certaine limite les associations deviennent instables. Pour revenir à l’exemple d’une lame, lorsqu’on trempe l’acier, lorsqu’on le plie, naissent de nouvelles propriétés qu’on ne peut pas réduire à l’état antérieur. Cela se nomme sans doute création. Qu’en est-il de la pensée ? Que se passe-t-il si on ampute les Méditations de Descartes par exemple de leur troisième phase et qu’on en allonge la première ? Comment faire bifurquer la première méditation autour du Malin Génie. Bon là, c’est mon programme. Mais je crois que tous les auteurs auxquels je pense procèdent à un pli de ce genre sur une matière qui peut évidemment être très classique.
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Entretien préparé par Jonathan Daudey et Élise Tourte
Propos recueillis par Jonathan Daudey
(1) Jean-Clet Martin. Ossuaires. Anatomie du Moyen Âge roman, Paris, Payot, 1995
(2) Jean-Clet Martin. Borges. Une biographie de l’éternité, Paris, Éditions de L’éclat, 2006
(3) Jean-Clet Martin. 100 mots pour 100 philosophes. De Héraclite à Derrida, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 2005, Trad. Sofia, 2006, Tokyo, 2010, Lisbonne, 2010.
(4) Jean-Clet Martin. Plurivers -Essai sur la fin du monde, Paris, Presses Universitaires de France, « Travaux pratiques », 2010
(5) Jean-Clet Martin. Derrida – un démantèlement de l’0ccident, Paris, Éditions Max Milo, 2013
(6) Jean-Clet Martin. Derrida – Déconstruire la finitude, Paris, Ellipses, 2015

 

Jean-Clet Martin

Jean-Clet Martin est un philosophe et écrivain français né en 1958. Docteur habilité à diriger les recherches et agrégé de philosophie, ancien directeur de programme au Collège International de Philosophie, il est l’auteur d’une oeuvre importante, entre autres Deleuze (éd. de L’éclat), Enfer de la philosophie (éd. Léo Scheer) ou La chambre (éd. Léo Scheer). Le 15 mars 2016, il a publié Le siècle deleuzien (éd. Kimé) dans la collection «Bifurcations» qu’il dirige.

 

 

Commentaires

Bonjour,

Bifurcation (changement de paradigme ou contingence subversive) instabilité, (opportunité) dissymétrie. Nous avons passé le pont du vieux monde, et à la sortie, un pied dans le vide, et l’autre appuyé, sur un champ d’instabilités.

Tout pensée novatrice, servira, d’une manière ou d’une autre, à défricher une voie à la recherche d’une philosophie qui adapte la réflexion à la contemporanéité. Le non-choix ne nous laissera pas d’autres alternatives que de penser neuf et vite, avec des repères qui nous aiderons à compenser le présent.

Il y aura des aberrations, des enfumages, des réactionnaires, des rejetons, utiles, mais une fois dissipés, étiolés, la lave refroidie, des penseurs allumés, nous montrerons ce qui en est, ou de ce que pourrait advenir; » l’arbre humain » !

par philo'ofser - le 28 avril, 2016



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