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Nuit Debout, réseaux sociaux : vers une politique du care

28/05/2016 | par Diane Delaurens | dans Politique | 12 commentaires

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Depuis quelques semaines déjà, le mouvement « Nuit Debout » occupe la place de la République à Paris. Si de nombreux articles ont été publiés à son propos, peu d’analyses l’ont rapproché d’un courant philosophique encore peu développé en France (sauf par Bernard Stiegler et Martine Aubry) mais déjà bien implanté dans les universités anglo-saxonnes : l’éthique du care, que l’on traduirait imparfaitement par l’éthique du soin ou de la sollicitude en français.

Née dans les années 1980 aux Etats-Unis à la suite de la publication en 1982 de l’ouvrage Une voix différente de Carol Gilligan, l’éthique du care promeut un comportement inspiré par des bases différentes du libéralisme politique : il s’agit de reconnaître l’existence d’une morale du soin complémentaire à la morale de la justice qui prévaut aujourd’hui. Les activités de soin sont en effet peu valorisées dans nos sociétés, qu’il s’agisse de l’aide dispensée aux personnes âgées ou des tâches ménagères et familiales. L’éthique du care est un courant de philosophie morale qui reconnaît la vulnérabilité et les besoins de chacun en termes de soin. Dans une acception large, le soin peut être entendu comme tout acte d’intérêt ou d’assistance envers une autre personne.

L’éthique du care fait également l’objet de recherches dans le domaine de la philosophie politique, notamment à travers l’ouvrage de Joan Tronto, Caring democracy (2013) : comment le changement de base morale et intellectuelle pourrait-il influencer nos systèmes et pratiques politiques dans une démocratie du care ? Pour Joan Tronto, la crise de confiance démocratique actuelle n’est que le revers de la médaille d’une crise du soin. Or, le mouvement Nuit Debout ainsi que de nombreuses initiatives sociales et politiques pourraient correspondre à l’émergence d’une nouvelle société du care.

Cette tendance apparaît de plus renforcée par les média sociaux. La thèse exprimée ici est la suivante : il existe des similarités entre les présupposés de l’éthique du care et les revendications de mouvements politiques ou sociaux comme Nuit Debout, convergences renforcées par les outils numériques. De sorte qu’il est possible que soit en train d’émerger sous nos yeux, à la faveur d’une conjonction entre avancées technologiques, problèmes sociaux et théorisation philosophique, les bases d’une nouvelle démocratie du soin. La capacité de chacun d’être constamment en contact avec le reste de la communauté est en effet un nouvel atout pour l’implantation du care en politique à travers trois canaux : le développement de l’horizontalité, la demande sociale accrue de transparence et la redéfinition des sphères publique et privée.

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Le réseau, nouvelle norme d’organisation

L’éthique du care récuse la fiction libérale de l’égalité et de la liberté des individus pour s’intéresser à leurs situations concrètes et inégalités matérielles. Elle reconnaît ainsi une égalité fondamentale : nous avons tous besoin de soin pour vivre. La division du travail sur laquelle repose la société en est l’exemple même, puisqu’on ne peut pas à soi seul (ou alors difficilement) fabriquer ses habits, faire pousser ses légumes, etc. L’interdépendance des membres d’une société du care pourrait ainsi être fondée sur la reconnaissance de leur vulnérabilité et de leurs besoins en soin, en pensant et passant outre les hiérarchies sociales.

Une société de réseau est en train de remplacer, du moins virtuellement, la société hiérarchisée que nous connaissons. Twitter favorise par exemple l’expression de tous dans un unique format au nombre de caractères limité ; le site Reddit permet à chacun de produire de l’information. Dans leur organisation managériale, Uber et Google abolissent les hiérarchies trop strictes pour une meilleure expression des individualités, même si ce mode de management est souvent critiqué pour n’être qu’une façade de l’exploitation des individus. De fait, le réseau est global : Manuel Lima explique en 2015 qu’il a remplacé la métaphore de l’arbre pour représenter la connaissance, et Jeremy Hemians montre que le « nouveau pouvoir » est fluide et horizontal. L’interdépendance des individus, encouragée par les média sociaux, pourrait ainsi servir une démocratie qui reconnaît les besoins en care de chacun.

Cette évolution est aussi visible en politique. Le développement des partis pirates, dont la branche islandaise est aujourd’hui largement représentée au Parlement et aura pour tâche de nommer le prochain premier ministre, ont aboli la hiérarchie au profit de l’horizontalité et de la table ronde. Il en va de même à la Nuit Debout, qui se revendique sans leaders et ouvert à tous. Ceci est encore une fois grandement facilité par les média sociaux tels que Frapamad, qui facilite la réflexion collaborative, et Loomio, qui aide à la prise de décision.

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L’émergence de la transparence

Le scandale des Panama Papers a révélé combien, si la transparence est souvent invoquée, elle ne constitue pas une réalité aujourd’hui. Il en va de même pour la société politique : nous ne concourons pas tous dans la même mesure au besoin universel de soin, et certaines catégories de population en sont exemptées pour des raisons que l’éthique du care ne considère pas valables. Joan Tronto dans son ouvrage évoque les deux passe-droits accordés aujourd’hui à certains individus, majoritairement masculins : le passe-droit de protection de la famille et celui de production sur le marché du travail. Révéler ces passe-droits serait ainsi la première étape vers la construction d’une société plus transparente concernant les besoins et dons de soin.

Cette idée est déjà au cœur des systèmes de santé à travers la déclaration des conflits d’intérêts des médecins ou des membres des agences sanitaires. Les chartes éthiques dans la justice ou les déclarations de patrimoines en politique relèvent de la même logique : lorsqu’on pourvoit un service à la société, il faut établir une certaine confiance avec ele. L’éthique du care franchirait ici un pas conceptuel supplémentaire en assimilant ces services, terme relatif à la sphère marchande, à la nouvelle catégorie du soin.

Les outils numériques seraient d’une grande aide pour les deux étapes que sont la compilation et la diffusion de ces informations concourant à la transparence. Avec l’Internet of Things (IoT), qui peut tout analyser de nos personnes, la collecte d’informations sur les dons de chacun à la société et leurs modalités serait grandement facilitée. Quant à la diffusion, il ne coûte rien, une fois l’information regroupée, d’ajouter un nouveau destinataire à la liste (c’est ce qu’on appelle en économie le coût marginal nul). De sorte que la transmission instantanée d’informations à l’ensemble de la société voire du monde serait parfaitement possible à un coût peu élevé. Dans le mouvement Nuit Debout, la communication et la retranscription des débats par les outils numériques en temps réel est un gage de cette transparence.

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Une distinction entre public et privé recomposée

La protection de la vie privée un des arguments opposés à la déclaration de patrimoine en France. Or, l’éthique du care conteste en partie ce concept : ne sert-il pas à dissimuler les activités de soin réalisées au foyer, comme les tâches ménagères ou l’éducation des enfants, pour mieux valoriser l’activité professionnelle et politique ? Aujourd’hui, la confiance sociale réclame de pouvoir vérifier que les individus privés correspondent aussi aux individus publics : on peut évoquer le scandale du Sofitel de Dominique Strauss-Kahn, ou la volonté d’Emmanuel Macron ne rien cacher de sa vie privée. Ce besoin de transparence correspond à la volonté de l’éthique du care de repenser le privé par rapport au public.

Cette évolution est aussi due aux média sociaux : entre les photos de vacances sur Instagram, la multiplication des blogs et la mise en location de son appartement sur Airbnb, rien de ce qui appartenait à la « vie privée » ne semble plus échapper à Internet. Cette publicisation se fait néanmoins par gradation : on peut choisir sur Facebook ce qui est réservé à soi, ouvert à quelques amis, visible par ses connaissances ou bien totalement public. Au lieu d’une opposition frontale, les nouvelles technologies introduisent donc une classification des différentes composantes d’une vie, des plus privées aux plus sociales.

Les mouvements politiques tels que Nuit Debout consacrent eux aussi une nouvelle sphère publique formée du libre jeu des subjectivités privées et non plus ce lieu spécifique avec des règles propres où s’expriment des individus reconnus (experts, politiques). A travers le récit d’une histoire apparemment privée, mais commune à plusieurs, peuvent se former des intérêts communs et donc une conscience politique. Cette création de public par l’intersubjectivité constitue tout l’enjeu des média sociaux comme Periscope, qui fait de l’outil le plus personnel (le téléphone portable) un moyen d’information public.

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En quoi est-ce du soin ?

Plusieurs objections apparaissent : en quoi une société horizontale, transparente et amenuisant la sphère privée est-elle une démocratie du soin ? N’est-elle pas plutôt une nouvelle forme de totalitarisme ? Il est vrai que si la transparence absolue est une caractéristique des régimes totalitaires, l’opacité des processus institutionnels ressentie aujourd’hui semble dommageable au bon fonctionnement des démocraties contemporaines. Cet article ne dit pas qu’il faille pousser jusqu’au bout les logiques exprimées ici : un équilibre est évidemment toujours souhaitable. Dans une perspective plus globale, une analyse des mutations en cours semble toujours un outil précieux pour mieux les accompagner et, au besoin, les canaliser.

Cette société pourrait alors être une démocratie du soin : elle respecterait trois fondements de son éthique que sont l’horizontalité, la transparence et la recomposition des sphères publique et privée. Encore faut-il que le soin, terme connoté qui implique une relation d’affection ou du moins d’intérêt pour l’autre, soit plus qu’un retweet. A cette objection deux réponses peuvent être formulées.

D’une part, des relations de sympathie existent déjà sur Internet, bien que communautarisées la plupart du temps entre groupes de passionnés (fans de Harry Potter, etc.) L’émergence d’une nouvelle façon d’interagir, à travers un mail ou un commentaire, peut être significative d’une évolution des relations sociales virtuelles. A cet égard, la page Facebook de Humans of New-York constitue un espace à part où aux récits d’individus photographiés dans la rue répondent des commentaires empathiques de millions d’autres. Il n’est ainsi pas exclu de penser que les nouvelles technologies changent plus que la forme des communications et en altèrent le contenu même.

D’autre part, il est évident qu’une définition plus précise du concept de soin ou une typologie de ses modalités est nécessaire pour une meilleure théorisation de ses différentes acceptions : on pourrait ainsi différencier le soin prodigué médicalement de celui signifié par un message sur Facebook, et renforcer de ce fait la crédibilité de l’éthique du care.

Il ne s’agit pas d’être catégorique ou devin. Les relations réelles seront toujours plus « caring » que les relations virtuelles et la démocratie du soin n’existe pas encore, ni nationalement, ni mondialement. Pourtant, des évolutions philosophiques, technologiques et sociales semblent aujourd’hui converger vers un nouvel objet socio-politique qu’il paraît alors souhaitable voire nécessaire de comprendre et d’analyser, afin de mieux l’accompagner tout en en prévenant les dérives. Car le danger est grand de se targuer d’un cosmopolitisme humaniste creux pour mieux délaisser ses concitoyens, ainsi que le font remarquer les personnages des Frères Karamazov : « plus j’aime l’humanité en général, moins j’aime les gens en particulier, comme individus ».

 

Diane Delaurens

Ancienne élève de l’ENA, diplômée de Sciences Po Paris et en philosophie des universités de Paris-Ouest-Nanterre et de Paris-Sciences-Lettres, Diane Delaurens écrit notamment pour les revues NonFiction et Esprit. Suivre sur Twitter : @DDelaurens

 

 

Commentaires

La semaine dernière, dans une réunion du travail bénévole où nous sommes majoritairement femmes, le consensus nous a amené à lever notre verre à… « la santé »…
L’omniprésence de cet idéal moderne (depuis Descartes…) devient monotone.
Je trouve piquant le nom « Nuit DEBOUT » dans des mouvements totalisants de plus en plus horizontaux. Ne pas oublier que d’une certaine manière, l’horizontalité va de pair avec la position couchée…
Ces terribles paradoxes dont nous ne sortirons pas, malgré toutes nos bonnes volontés…

par Debra - le 28 mai, 2016


 » La fiction libérale de l’égalité et de la liberté  » ? Fichtre , comme vous y allez ! N’est-on pas plutôt dans une période qui confond égalité et égalitarisme ? Et qui oublie que la liberté n’existe qu’à condition de la responsabilité ? Entre les vaticinations de mouvements comme Nuit Debout et le fonctionnement normal des institutions de la démocratie représentative – c’est-à-dire pas troublé par des casseurs ou des grèves politiques – j’ai bien peur d’avoir fait mon choix . Quant au care , que Martine Aubry ait essayé de nous le  » vendre  » m’incite à la circonspection .

par Philippe Le Corroller - le 29 mai, 2016


Merci ! grâce à cet article j’ai une meilleure compréhension de ce qu’est le « Care »

par Reine Frantz - le 29 mai, 2016


@Debra: à la différence que si la santé est, en attendant une redéfinition que je pense salutaire, un bien statique en tant qu’état de bien-être (voire un droit individuel en France depuis 1946), le soin est un processus dynamique faisant interagir plusieurs personnes.

@Philippe Le Corroller: la liberté et l’égalité sont en premier lieu des fictions juridiques : « Les hommes naissent libres et égaux en droits ». N’est-ce pas d’ailleurs Rousseau qui avançait l’idée que c’est parce que ce n’est pas le cas dans les faits que ce doit être le cas en droit? La formulation était sans doute un peu courte, mais de fait les théories libérales ont toujours cherché à articuler la fiction juridique et la réalité (Bentham et l’utilitarisme, la théorie de la justice rawlsienne). L’éthique du care propose à ce titre un renversement de situation: partir du réel pour aboutir à la sphère juridique et morale des droits et devoirs.

par Diane Delaurens - le 30 mai, 2016


Marrant que vous citiez Rousseau , qui mit ses cinq enfants à l’Assistance publique , pour défendre le care !

par Philippe Le Corroller - le 30 mai, 2016


Merci Diane Delaurens pour ce point de vue aussi limpide qu’argumenté. Il théorise de façon didactique cette notion qui semble ré-émerger chez les humains : la coopération.
@Philippe Le Correller http://cortecs.org/materiel/moisissures-argumentatives/ cadeau puisque vous en utilisez déjà bon nombre, notamment pour votre dernière intervention « l’empoisonnement du puits ». Bonne lecture.

par Caroline RIGAL - le 31 mai, 2016


Donc , Caroline , on ne pourrait pas exiger d’un homme que ses paroles ou ses écrits soient en accord avec ses actes ? Les philosophes seraient des vaches sacrées ? On ne pourrait pas , par exemple , concernant la controverse Kant-Benjamin Constant sur le mensonge , penser que le bon sens de ce dernier l’emporte clairement sur l’impératif catégorique du premier ? Il serait impossible de penser que Descartes se trompait lourdement avec son concept des animaux-machines ? J’ai bien peur , en effet , de ne pas partager cette conception de la philo .

par Philippe Le Corroller - le 31 mai, 2016


@Philippe Le Corroller. Ais-je exposé une vision philosophique du monde qui serait la mienne ? Non. Vous ais-je autorisé explicitement à user de mon prénom ? Non. Je vous ai proposé une lecture. Y avez vous réagi ? Non. Bonne soirée.

par Caroline RIGAL - le 31 mai, 2016


Ah , le délicieux plaisir d’être donneur de leçons !

par Philippe Le Corroller - le 1 juin, 2016


@Philippe Le Corroler Justement la citation de Rousseau fait sens car comme le dit l’article : « Aujourd’hui, la confiance sociale réclame de pouvoir vérifier que les individus privés correspondent aussi aux individus publics : on peut évoquer le scandale du Sofitel de Dominique Strauss-Kahn, ou la volonté d’Emmanuel Macron ne rien cacher de sa vie privée. Ce besoin de transparence correspond à la volonté de l’éthique du care de repenser le privé par rapport au public. »
Ainsi repenser Rousseau par rapport à cette problématique du care rend cette citation pertinente une adéquation entre l’individu et ses idées publiques et son comportement personnel dans la sphère privé.

par Elleaimeanue - le 2 juin, 2016


Désolé , par principe je ne dialogue pas avec quelqu’un qui avance masqué derrière un pseudonyme . Je sais , c’est  » vieux jeu  » .

par Philippe Le Corroller - le 2 juin, 2016


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