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De la photo d’identité à la photo de profil

21/02/2017 | par Sandy Berthomieu | dans Art & Société | 5 commentaires

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Depuis les premiers métaux polis jusqu’aux miroitements de verre de la Renaissance, l’homme mire son image dans les miroirs… et les écrans. Aujourd’hui, ce reflet se dédouble sans fin pour multiplier, composer, imaginer et finalement présenter un autre soi. Longtemps considéré comme un genre mineur, le portrait est devenu omniprésent dans le quotidien avec l’avènement de la photographie argentique puis numérique jusqu’au selfie, accessible à tous et à portée de mains. Ce déploiement de l’image engendre de nouvelles définitions de l’identité et représentations de soi face à l’autre, face à soi même, face à l’écran…

Le visage sous son meilleur profil

Le portrait et l’autoportrait traversent l’histoire de l’art avec des codes de représentations qui sont aujourd’hui réappropriés voir bousculés. L’image de soi se développe et se diffuse en suivant les évolutions techniques. Ainsi, internet et la création des réseaux sociaux modifient le sens du portrait. Au-delà de l’apparence, les contenus en particulier sur Facebook, sont vecteurs d’un récit. L’utilisateur raconte sa propre histoire sur sa page du « livre des faces ». Une histoire qui s’invente par le réel et qui alimente un fil d’actualité parsemé de fictions individuelles. La photo de profil donne un visage tel un masque ouvrant le champ des possibles.

« Je ne ressemble qu’à d’autres photos de moi, et cela à l’infini : personne n’est jamais que la copie d’une copie, réelle ou mentale (tout au plus puis-je dire que sur certaines photos je me supporte, ou non, selon que je me trouve conforme à l’image que je voudrais bien donner de moi-même). » Roland Barthes (1)

Ce masque numérique sans cesse répété est vraisemblance plutôt que simulacre. Il est le lieu de représentation, l’espace où le « je » se livre à l’autre. Par essence, la photographie métamorphose le sujet en image, pour rependre la formulation de Roland Barthes de 1979 « je ne cesse de m’imiter ». Le temps de pose, même succinct engendre inévitablement une mise en scène de soi déclinée suivant celui que je crois être et celui que je souhaite montrer face à l’objectif d’un appareil photo ou désormais d’un smartphone. La photo de profil existe dans un dualisme ou une combinaison du paraître et de l’apparaître, de la présentation et de la représentation, de l’intime et de l’extime. Ce profil idéal est visiblement conçu pour l’autre. La mise en réseaux du portrait fait entrer en résonnance la réception de l’image de la sphère privée à l’accès plus large ou public. Le portrait semble alors image-iconique, le sujet se sépare de lui-même pour devenir objet du regard d’autrui.

Alors que la photo d’identité authentifie le sujet, la photo de profil expose une personnalité, parfois un personnage. Ce basculement devient la source d’inspiration de nombreux artistes exploitant les réseaux sociaux comme matière de création et plus seulement comme support.

Simple reflet narcissique ?

L’écran est une surface lumineuse ouverte sur le monde à travers lequel se projette son propre imaginaire comme à la surface de l’eau. Dans cette ouverture, le reflet de soi semble se refermer sur sa propre image, tel Narcisse se perdant dans l’abîme de son reflet. L’abîme étant cet espace frontière où règne le néant. Dans le champ visuel, il s’agit d’une image dans l’image, d’une reproduction allant jusqu’à sa disparition. L’écran propulse les données dans l’impalpable du réseau numérique, elles sont désormais insaisissables et pourtant toujours visibles.

« Sur ton visage chéri tu me laisses lire je ne sais quel espoir, et, quand je tends les bras, tu me les tends de ton côté ; à mon sourire répond ton sourire, et souvent aussi j’ai vu couler tes larmes quand j’en versais ; d’un signe de tête tu réponds aussi à mes signes ; et, autant que je le devine au mouvement de ta bouche charmante, tu me renvoies des mots qui n’arrivent pas à mes oreilles ! – Tu n’es autre que moi-même, je l’ai compris ; je ne suis plus dupe de ma propre image. C’est pour moi que je brûle d’amour, et cette ardeur, je la provoque à la fois et la ressens. Que faire ? (…) » Ovide (2)

La photographie est un outil pour s’emparer et comprendre son corps, au-delà du face à face avec soi-même, c’est la relation à l’autre et au monde qui est en jeu. Une personne narcissique selon Serge Tisseron s’émancipe du groupe plus il est dépendant de son propre reflet (3). Pour autant, l’abondance des portraits partagés sur la toile ne sont pas exclusivement un amour pour sa propre image mais une preuve d’existence visible et validée par l’autre. Autrement dit, la prise de vue frénétique est peut-être le signe d’un manque à combler ou d’une pulsion ‘‘thanatique’’ » (4).

 « Je propose d’appeler « extimité » le mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime. (…) Si les gens veulent extérioriser certains éléments de leur vie, c’est pour mieux se les approprier, en les intériorisant sur un autre mode grâce aux réactions qu’ils suscitent chez leurs proches. Le désir d’ « extimité » est en fait au service de la création d’une intimité plus riche. » Serge Tisseron (5)

Une identité dépendante d’autrui

Le portrait ou l’autoportrait présente généralement le visage, selon la pensée d’Emmanuel Levinas, cette partie du corps est l’apparence de l’être permettant à chacun d’être identifier. C’est aussi la partie vulnérable où se joue et se lie la rencontre avec autrui. Présenter sa photo de profil, c’est aller à la rencontre de l’autre et accepter son regard. L’identité révélée est en attente d’une validation par autrui, phénomène particulièrement visible avec l’action des « likes » et commentaires possibles sur les réseaux sociaux. Après la publication, il y a une attente de la manifestation du regard de l’autre. La communication de soi est dépassée par le besoin de se présenter ou plus justement de se représenter. La photographie prouve une existence et un événement, la vue de l’autre et son action l’approuve. Roland Barthes parle de dissociation, une coupure qui se fragmente aujourd’hui entre réel et espace numérique.

« (…) la Photographie, c’est l’avènement de moi-même comme autre : une dissociation retorse de la conscience d’identité. » Roland Barthes (6)

Profusion jusqu’à la disparition

La notion de temps et d’espace se diluent dans la profusion d’images propulsées chaque jour sur la toile avec plus de 2000 images publiées par seconde sur les réseaux sociaux. Roland Barthes écrit au début des années 80 alors que les réseaux sociaux n’existent pas encore « le ‘‘n’importe quoi’’ devient alors le comble sophistiqué de la valeur » (7) en parlant du sujet de la photographie. Aujourd’hui, ce ‘‘n’importe quoi’’ serait le quotidien et sa banalité capturé en instantané, tout peut être photographiable. Au-delà de la nudité censurée par les plateformes, l’intimité s’expose davantage. Les réseaux sociaux ne sont qu’un outil, sans les internautes ils seraient inactifs et vides. Les contributions visuelles (et textuelles) des utilisateurs délivrent eux-mêmes les limites du montrable.

Les photos de profils dévoilent une profusion de figures, du portrait pris dans un photomaton à l’image de son animal de compagnie, d’un dessin d’enfant à la photo de groupe, du souvenir à l’abstraction. Comment expliquer cette nécessité d’alimenter en contenu ces espaces ? La page se réactualise avec son flot d’informations en continu. Pour reprendre une nouvelle fois la pensée de Serge Tisseron, le besoin de produire et partager des images est une façon de s’approprier le monde qui nous entoure.

« Il y a aujourd’hui tellement d’images qui nous angoissent que nous sommes de plus en plus portés à vouloir créer les nôtres. Cette manière de fabriquer notre propre vision du monde est bien entendu une forme de résistance contre les images qui s’imposent à nous en nous faisant violence. » Serge Tisseron (8)

Comment être visible et exister dans cette foule d’images ?

Et puis…

La photo de profil est la base de réflexion autour d’une nouvelle forme de représentation de soi et définition de l’identité. La multiplication du nombre de portraits visibles sur la toile semble refléter une fragmentation de l’identité numérique, sans pour autant morceler le « moi ». Dans l’usage, il n’est pas rare d’observer une modification fréquente de la photo de profil adoptant plusieurs attitudes, lieux, expressions, l’identité a plusieurs visages… Quel est le sens de ces facettes de soi mise en scène et diffusées ? Comment les artistes s’emparent-ils de cette question ? Les enjeux autour de l’identité numérique et plus spécifiquement autour des photos de profils des utilisateurs des réseaux sociaux sont multiples. Ici, sont présentés quelques uns des axes d’études formant la richesse et l’intérêt de ce projet de recherche en cours de réflexion dans le cadre d’un doctorat en esthétique (philosophie de l’art).

(Illustration : Le Caravage, Narcisse, 1598-1599)

(1) Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, éd. de l’Etoile, Gallimard, Le Seuil, 1980, p.159.
(2) Ovide, Les métamorphoses, III.
(3) Serge Tisseron, L’intimité surexposée, éd. Ramasay, 2001.
(4) Selon Sigmund Freud, les deux pulsions constitutives de l’homme sont la pulsion de vie Eros opposé à la pulsion de mort Thanatos.
(5) Serge Tisseron, L’intimité surexposée, éd. Ramasay, Paris, 2001, p.53.
(6) Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, éd. de l’Etoile, Gallimard, Le Seuil, 1980, p.27-28.
(7) Idem.
(8) Serge Tisseron, L’intimité surexposée, éd. Ramasay, 2001, p.70.

 

Sandy Berthomieu

Sandy Berthomieu est doctorante en esthétique depuis 2015 au sein du laboratoire de recherche CRISES à l’Université Paul Valéry Montpellier-III, où elle consacre sa thèse à l'étude des nouvelles représentations de soi à l’ère numérique via les réseaux sociaux. Passionnée par la création contemporaine, elle associe la pratique plastique et la théorie des arts. Elle collabore régulièrement auprès d’artistes, pour lesquels sa plume devient critique. Suivre sur Twitter : @SandyBerthomieu

 

 

Commentaires

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salut Sandy
comment allez vous

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