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Le monde magique de la politique

25/02/2017 | par Jean-Michel Muglioni | dans Non classé | 4 commentaires

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ANALYSE : Soit un jeune homme, pris dès la sortie de l’enfance dans la vie politique, n’ayant pas d’autre monde que celui de ses relations, toujours nourri, logé, voituré, sans avoir rien à faire pour obtenir ce que les autres obtiennent par leur travail : quel peut bien être son rapport au réel ?, demande le philosophe Jean-Michel Muglioni.1v0-621
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Bourgeois et prolétaires selon Alain

Marx distingue le bourgeois qui est propriétaire des moyens de production, et le prolétaire qui lui vend sa force de travail. Alain subvertit cette distinction, pour opposer deux types de rapport au monde radicalement différents (1). Le bourgeois agit par signes, comme l’enfant qui pleure ou crie pour obtenir ce qu’il désire : la baguette magique des contes, qui transforme une citrouille en carrosse, dit la vérité de l’enfance. Un bourgeois absolu ne rencontrant jamais l’obstacle des choses vivrait dans un monde magique où il suffit de demander pour avoir. Au contraire le prolétaire – dont le manœuvre est le type – n’attend pas que les choses lui obéissent : il agit sur elles par son travail. Il faut que nous soyons en quelque façon prolétaires, c’est-à-dire confrontés à la nécessité extérieure, pour sortir de l’enfance et apprendre à distinguer le rêve et la réalité, c’est-à-dire comprendre qu’aucune menace ou aucune séduction ne peut fléchir le réel. Et pour aller jusqu’au bout de son paradoxe, Alain fait du mendiant le type même du bourgeois, proposition que nous pouvons inverser pour retrouver Marx : le bourgeois comme le mendiant obtient ce qu’il désire du travail des autres. Chacun de nous, prenant cette distinction comme instrument d’analyse, peut se demander en quoi il est bourgeois ou prolétaire, c’est-à-dire comment il se rapporte au réel : s’il rêve ou s’il est bien éveillé.

Qu’est-ce qui fait de nous des bourgeois ?

Ayant été enfants avant que d’être hommes, comme le rappelle Descartes, nous gardons en effet tous en nous une part de bourgeoisie. Or beaucoup de métiers manuels ont disparu. Nous nous rapportons au monde par la médiation de la société : ainsi l’argent est un signe qui nous permet de nous procurer du pain que nous n’avons pas fait nous-mêmes. Nous nous heurtons à la nécessité extérieure par le biais des institutions sociales, et non plus directement. Il est rare qu’on mange des racines comme autrefois, mais on fait la queue pour obtenir sa carte de chômeur. La civilisation nous embourgeoise, et il faut que nous nous en réjouissions : elle nous libère parce qu’elle nous évite de subir la nécessité extérieure. Mais il est inévitable que nous risquions ainsi de nous couper du réel et que nous prenions nos rêves pour la réalité, d’autant plus que les progrès techniques les plus extraordinaires nourrissent les croyances magiques, puisqu’ils nous permettent de produire des effets sans que nous sachions comment : il suffit d’appuyer sur une touche. Je ne dis rien des ravages de l’informatique et du virtuel. L’homme n’est plus alors qu’un enfant gâté.

L’esclavage des passions

Descartes demande, à la manière des Anciens, que nous nous exercions à ne pas croire que nous avons le pouvoir de nous offrir tout ce que nous désirons. Et il ajoute

[…] « qu’il est besoin à cet effet d’un long exercice, et d’une méditation souvent réitérée ; dont la raison est que nos appétits et nos passions nous dictent continuellement le contraire ; et que nous avons tant de fois éprouvé dès notre enfance, qu’en pleurant, ou commandant, etc., nous nous sommes faits obéir par nos nourrices, et avons obtenu les choses que nous désirions, que nous nous sommes insensiblement persuadés que le monde n’était fait que pour nous, et que toutes choses nous étaient dues. En quoi ceux qui sont nés grands et heureux, ont le plus d’occasion de se tromper ; et l’on voit aussi que ce sont ordinairement eux qui supportent le plus impatiemment les disgrâces de la fortune. Mais il n’y a point, ce me semble, de plus digne occupation pour un philosophe, que de s’accoutumer à croire ce que lui dicte la vraie raison, et à se garder des fausses opinions que ses appétits naturels lui persuadent » (2).

Les enfants gâtés de la politique

Il est difficile d’être philosophe, c’est-à-dire de ne pas oublier le principe de réalité. Imaginons un jeune homme pris dès la sortie de l’enfance dans la vie politique, n’ayant pas d’autre monde que celui de ses relations, toujours nourri, logé, voituré, et obéi, n’ayant rien à faire pour obtenir ce que d’autres obtiennent par leur travail, ignorant même le prix du pain. Il a beau vieillir, il est toujours comme l’enfant dont parlent Descartes et Alain. Comme lui il se donne beaucoup de peine pour agir par signes sur les autres hommes, mais il n’a aucun rapport aux choses ; il ne se sait pas coupé du monde. Ne supposons donc pas qu’il est malhonnête s’il va de soi pour lui que nourriture, logement, voiture, avions, lui soient dus. Il peut fort bien vivre lui-même et sa famille grâce à l’argent public sans savoir qu’il vole. Et son adversaire politique, qui a la même vie infantile que lui, peut imaginer un monde où il ne serait plus nécessaire de travailler pour vivre.

(1) Voir par ex. et entre autres les textes d’Alain : Les Dieux, chap. 6 ; Les Idées et les âges, L. 7. Voir le site de l’Université conventionnelle, atelier « Lire Alain ».
(2) Descartes, lettre à Reneri pour Pollot, avril mai 1638, lead4pass brain dumpsau numéro 2, où Descartes donne une explication détaillée de la troisième maxime de la célèbre morale par provision de la 3e partie du Discours de la méthode.
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Jean-Michel Muglioni

Né en 1946, vice-président de la Société Française de Philosophie, Jean-Michel Muglioni a enseigné la philosophie pendant plus de trente ans en classes préparatoires, et jusqu'en 2007 en khâgne au lycée Louis-le-Grand. Agrégé de philosophie, il a également soutenu en 1991 une thèse de doctorat d'Etat sur la philosophie de l'histoire de Kant. Il contribue règulièrement à la revue de Mezetulle. Il a signé comme auteur La philosophie de l'histoire de Kant (Hermann, 2e édition revue 2011, 1ère éd. PUF, 1993) et Repères philosophiques (Ellipses, 2010).

 

 

Commentaires

C’est une affaire entendue – surtout en ces temps où la démagogie bat son plein – les hommes politiques ont tous les défauts du monde . Mais vous préférez la démocratie d’opinion à la démocratie représentative ? Hitler, Staline, Mao et tous les pros de la propagande vous donneraient sûrement raison ! Alors, acceptons la réalité : ceux qui sollicitent nos suffrages sont des hommes comme les autres . Pas forcément des Premiers prix de vertu, mais pas non plus des bandits de grand chemin , comme une cabale essaie actuellement de nous en persuader. Ne confondons pas tout : fin avril et début mai , nous ne sommes pas conviés à un congrès de chaisières , rassemblées autour d’une tasse de thé, pour célébrer le meilleur paroissien . Mais à une échéance politique capitale : sommes-nous , oui ou non , prêts aux réformes radicales dont le pays a besoin pour retrouver le chemin de la croissance, comme nos plus proches voisins, Allemagne et Grande-Bretagne ? C’est bien à nous, les électeurs…de ne pas nous laisser aller à l’infantilisme !

par Philippe Le Corroller - le 26 février, 2017


Correction : Mais vous préférez un régime d’opinion à la démocratie représentative.

par Philippe Le Corroller - le 26 février, 2017


Bien pire,  » un jeune homme pris de la sortie de son enfance dans la vie politique « , tout de suite renonçant à  » ses propres  » convictions pour être conforme à son parti politique, à moins d’en être exclu, contraint de défendre des idées parfois contraire aux  » siennes « , répéter en boucle des éléments de langage, jouer la comédie et faire semblant, après plusieurs décennies, apte à représenter son parti aux élections présidentielles, ne restant plus rien de lui, ni conviction, après s’être vendu, après avoir passé son temps à faire semblant, il ne manque pas de se remplir les poches sans même s’en apercevoir, heureusement, ce genre de candidat, plutôt de nature obéissante est idéal pour une démocratie représentative ? Comme dirait je ne sais qui  » le peuple a les hommes politique qu’il mérite « , reste à voter pour le moins pire.

par Masque - le 26 avril, 2017


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